De la Voie Royale à la Via dei Fori Imperiali

Découvertes d’un « Senior Fellow » à l’Institut suisse de Rome

Rome, fin juin 2022 – Je viens de passer une bonne partie d’un semestre sabbatique à Rome, histoire d’y poser les premières pierres d’une recherche sur les « œuvres orphelines » , ces biens culturels sans provenance avérée qui puisse attester la validité de leur acquisition par un musée, un collectionneur, un marchand. Il peut s’agir, par exemple, de pièces archéologiques transmises par succession et dont on ne peut plus retracer l’origine, d’objets acquis de bonne foi, mais dont le pédigrée est inexistant ou, pire, se révèle après coup avoir été falsifié, ou encore d’objets acquis en des temps où il était possible de se procurer des biens culturels sans du tout devoir s’intéresser à leur provenance.

Une institution académique – l’Université de Genève –, une organisation internationale gouvernementale basée à Rome – Unidroit – et une collection privée – la Fondation Gandur pour l’Art – unissent leurs forces ici à Rome dans un magnifique projet visant à comprendre ce que sont ces œuvres orphelines, s’il faut leur donner un statut juridique particulier et, pourquoi pas, en rassembler certaines, provisoirement, dans un « orphelinat » réel ou virtuel, avant de décider de leur devenir et surtout d’éviter qu’elles n’alimentent le trafic illicite des biens culturels, fléau de notre société contemporaine.

Mais Rome s’est aussi avérée être bien autre chose pour moi, grâce à l’Institut suisse de Rome. En tant que « Senior Fellow » de cet Institut, j’y ai été hébergé physiquement une partie de mon séjour et intellectuellement pendant l’intégralité de cette « pause romaine » de ma vie académique. D’autres décriront mieux que moi l’incroyable lieu qu’est la Villa Maraini sur la colline du Pincio et ses somptueux jardins, cet ilot de calme et de verdure en plein centre de la Rome historique. Pour ma part, je vanterai le riche mélange de personnes – artistes, historiens, archéologues, intellectuels – toutes et tous jeunes résidents boursiers de l’Institut, sauf quelques chercheurs/ses ou artistes plus confirmé(e)s participant au programme « senior fellowship » , réunis à la Villa grâce au dynamisme communicatif de l’institut et de toute son équipe.

« Vous allez pouvoir relire la Voie Royale ! » me dit Mathilde Jaccard, doctorante en histoire de l’art de l’Université de Genève et résidente boursière de l’Institut, lorsqu’elle apprend mon intérêt pour la lutte contre le trafic illicite des biens culturels. Je lui avoue que je ne l’ai jamais lu – un peu d’humilité est toujours bienvenue – même si je connais les faits autobiographiques derrière ce roman du jeune André Malraux : en 1923 il a organisé dans un but purement financier l’arrachage et le vol de sculptures khmères de temples de la Voie Royale près d’Angkor au Cambodge. Il sera arrêté à Phnom-Penh et condamné. Une de mes premières lectures romaines sera donc ce livre retraçant de manière romanesque un épisode bien peu glorieux de la vie du futur Ministre de la culture du général de Gaulle.

Les résidents, emmenés par les archéologues, ont demandé à mieux comprendre les fors impériaux de Rome et une visite guidée est organisée à laquelle je suis convié. Je découvre, hébété par leur richesse, mais aussi par la chaleur, l’enchevêtrement des forums de César, Auguste, Nerva et Trajan pour me rendre compte qu’ils sont là, devant nos yeux en grande partie grâce à la construction de la Via dei Fori Imperiali, cette large avenue rectiligne reliant la Piazza Venezia au Colisée, traversant les forums impériaux et ardemment voulue et imposée  par Mussolini. Ce que je vois là – et admire – est donc en partie le résultat de l’autoritarisme fasciste de Mussolini !

Est-on complice parce qu’on admire le récit d’un voleur d’antiquités ou les restes romains mis au jour par l’idéologie fasciste ? Comment réconcilier les crimes du passé et leur perpétuation dans le présent ? Les œuvres orphelines, au passé parfois trouble, s’insèrent parfaitement dans cette réflexion suggérée par les résidents de l’Institut que j’ai rencontrés. Une belle surprise.

Deux résidents de l’Institut suisse proposent d’ailleurs une réponse originale à ce dilemme: l’artiste Lou Masduraud et l’historien Ilyas Azouzi ont créé un petit « plug » en forme de bouche qu’ils ont offert aux hôtes de la fête de clôture de l’année de résidence. Ils proposent de l’utiliser pour boucher momentanément, par un acte d’opposition personnelle, les nombreuses fontaines romaines construites à l’époque fasciste.


Marc-André Renold a étudié à Genève, Bâle et Yale (USA), et est professeur ordinaire à l’Université de Genève, responsable de l’enseignement du droit de l’art et des biens culturels. Il a également été professeur associé de 2006 à 2019, chargé de cours à l’Université de Genève de 2003 à 2006, professeur invité à l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève (2004) et à l’Institut Duke-Genève de droit transnational (2005) ; il a été professeur invité à l’Université de Paris 11 (2006-2007). Il dirige également l’Art Law Center, une institution dédiée à la recherche et à l’enseignement sur les questions juridiques liées aux œuvres d’art et aux biens culturels. En outre, depuis 2012, il est titulaire de la Chaire UNESCO de droit international pour la protection des biens culturels. Marc-André Renold est également membre du Barreau de Genève où il pratique dans les domaines du droit de l’art, du droit international civil et commercial et du droit de la propriété intellectuelle. Il est l’auteur ou le co-auteur de nombreuses publications dans le domaine du droit de l’art et des biens culturels aux niveaux suisse et international ; il est également co-éditeur de la série Etudes en droit de l’art publiée par l’Art Law Center.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.