Fontaines publiques

La fontaine est une fleur ou un champignon émergeant d’un grand système sous-terrain prosaïque et mystérieux composé d’histoires, d’argent, de plomb, de salive et de pressions
Fontaine via Paolina © Lou Masduraud, Rome, 2021

J’aime bien les fontaines. Je les aime pour leurs formes, leurs histoires et les flux généreux qui rafraîchissent nos bouches asséchées par la ville.
Je m’intéresse aux fontaines en tant qu’objet politique – symbole de la profusion du bien commun, de sa spectacularisation et donc de son contrôle.
Une fontaine c’est aussi la fleur d’un système, l’histoire de son acheminement depuis la source captée jusqu’à la bouche du mascaron me fascine. Son chemin par les terres, les pierres, les citernes, les valves, les pompes, les tuyaux d’argile cuite, de plomb, d’acier et de béton jusqu’à notre langue.

A qui appartient la terre sur laquelle se trouve la source ? Qui paie l’ouvrier qui nettoie ces conduits?
Est-ce qu’il y a des femmes dans le service d’eau et de maintenance des infrastructures souterraines de Rome ? Est-ce qu’on abreuve les fontaines de jardin de ces villas avant de desservir la place publique ?
Combien de particules de terre, de plomb, d’acier et de béton se trouvent suspendues dans les eaux de fontaine en fonction du chemin parcouru ?
Combien de pièces ont-elles eu le temps de rouiller dans le fond de ce bassin avant d’être récupérées par les services de la ville ?
Combien de vœux ont-ils été exaucés ?

 

Nasone © Lou Masduraud, Rome 2021

Là où on a trouvé la première source, la toute première fois, c’était aux flanc d’une colline, sous les orangers et les bergamotiers. Le verger diffusait des senteurs d’agrumes dans la vallée, et, de façon plus discrète mais tout aussi vraisemblable, infusait abondamment la nappe souterraine de son arôme. Le réseau racinaire des arbres fruitiers instillent les eaux par les sèves et les sucs acides des agrumes dans un échange chimique des plus secret. Et puis il y a la pluie qui ruisselle sur les fruits puis le long des troncs, entraînant avec elle quelques huiles. Chaque goutte d’eau se fraie un chemin pour rejoindre ses sœurs sous la terre. Bain collectif, nappe phréatique et tout le monde dans le même tuyaux. Vas-y qu’on se serre, qu’on se glisse enrichi de parfums, qu’on se bouscule, dévale la pente et serpente sous la ville pour l’abreuver de ces acides fruitées. Extase citoyenne. Miracle.

Fontaine du Pantheon, © Lou Masduraud, Rome 2021

La fontaine est une fleur ou un champignon. C’est la partie visible d’un grand système souterrain, relativement comparable au mycélium courant dans les sous-bois. Le bitume recouvre un large réseau prosaïque et mystérieux, rhizome de circulations fluides, de forces contraires, de pressions, de tourbillons, de frottement liquides, d’air enfermé dans des bulles le long de kilomètre de tuyaux qui fleurissent, jaïssent en fontaine de surface et s’épanouissent à l’air libre. Là, ce sont des bouches ouvertes en forme de O qui déversent le liquide en continu, chuchotant les secrets mouillés de chaque place publique. L’eau passe directement du petit tuyau de bronze à la commissure des lèvres dures et pulpeuses, caressant aux passage ces dents de marbre et transformant cette bouche en terrain légèrement moussu vert noir, carriant ainsi le sourire de la nayade.
Une eau claire et vive sans gaz ni plomb se jette enfin dans le vide. Un vide de quelques centimètre – pas le grand saut, pas de grande chute – mais simplement ce petit vide à traverser librement, relaxée de toute contrainte, libre de forme, se délaissant même de quelques gouttes le temps de savourer l’air ambiant, d’entrevoir le soleil ou la lune et sentir l’air contre son corps d’eau avant de rejoindre le bassin avec permanence.

Une bouche s’approche, différemment cariée, différemment mouillée, un terrain plus acide encore que les agrumes vient interrompre le flux de la fontaine. Bouche de chair contre bouche de pierre. L’eau s’engouffre dans un second système.

Citoyen à la fontaine, © Lou Masduraud, Rome 2021

Lou Masduraud (1990) – Arts visuels

Lou Masduraud (1990) vit et travaille à Genève, où elle développe un travail artistique, critique et féministe. Elle a obtenu un MA en arts plastiques à la HEAD Genève et a participé au programme de recherche postgrade de l’ENSBA Lyon de 2017 à 2019. Sa pratique artistique analyse les mécanismes du pouvoir, du désir et de l’émancipation. À Rome, elle réalisera un projet sur les fontaines publiques en tant que symbole de la vie politique.

Photo by Rebecca Bowring

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.

Une réponse à “Fontaines publiques

  1. Excellent article sur ce sujet. “Citoyen à la fontaine” illustre vos propos. Sachez que dans le Lavaux cela n’est pas possible car l’eau n’y est plus potable dans presque toutes les fontaines ! En effet, j’ai fait durant cet été une démarche afin de comprendre pourquoi toutes les fontaines (quelques dizaines) dans les villages du Lavaux sont presque toutes notées “Eaux non potable”.
    J’ai questionné des communes et je me suis aperçu au mois de septembre que certains écriteaux avait disparu depuis mais nous pouvons donc nous questionner.
    Est ce que l’eau est réellement potable ou est-elle polluée par les sulfatages sur la région du Lavaux? Est-ce compatible avec les critères fixés par l’UNESCO concernant la préservation d’un site ?
    J’ai pu voir que le préposé à la mise en eaux des conduites des vignes de Bourg en Lavaux, était d’ouvrir les vannes de toutes les conduites au printemps, de les fermer avant les gelées, et c’est tout, pas de contrôle de qualité ! Travail qui prends un mois-homme au printemps et idem avant l’hiver. Heureusement que ce sont les finances publiques, nos impôts qui payent son salaire car sinon comment les vignerons pourraient supporter encore cette charge financière depuis des dizaines d’année.
    Le “citoyen à la fontaine ” n’est donc plus possible en Lavaux ???

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