En train

Depuis quelques mois, je suis installé à Milan. Ce petit déménagement m’a transformé en pendulaire, toujours en train entre Rome et Milan et entre Milan et Genève.
J’ai le plaisir de percevoir la distance entre nous sur un mode plus physique, presque plus naturel. Prenant le train, je dois suivre les vallées, passer les montagnes, longer les lacs et franchir les fleuves. Je suis dans un mode de locomotion et non dans une capsule close comme me le propose l’avion.
C’est très étrange à dire, mais le train permet aussi de parler de nous, de nos régions, de nos habitudes. Le déplacement n’est pas forcément le plus perceptible par les fenêtres. Il est assez clair à chaque voyageur quand un wagon franchit une frontière linguistique. Nous comprenons rapidement quel est le sens de la logique économique ou politique du voyage. Une fois touriste à un certain horaire, dans un certain sens, une autre fois politicien dans un autre, à un horaire différent, le code vestimentaire et les allures changeant du tout au tout. Il y a des saisons, des jours, des heures et des destinations qui sont liés. Le train est une ligne claire, un dessin précis et déterminé.

Rêvant par la fenêtre du train à grande vitesse de Milan à Rome, je cherche dans mes souvenirs quelles émotions me permettraient de m’approprier cette grande voie droite qui à plus de 260 kilomètres heures traverse la Toscane. Je me souviens tout à coup de ma lecture adolescente de La Modification de Michel Butor (1957). Ce voyage qui est le cœur du livre. Le narrateur, amoureux tiraillé, est dans un train de nuit qui doit l’amener au matin à Rome.
Plus de trente ans que je n’ai pas lu ce livre. Mais il me reste un passage, souvenir très net qui m’avait permis d’apprendre la signification du terme « élytre¹ ». De son compartiment le narrateur voit passer de très longs trains de marchandises transportant des pièces de carrosserie automobile semblables à de belles ailes rigides de scarabées.
Si le trajet n’a que peu changé, si les pensées, les projections, les troubles qui me portent d’un lieu à l’autre pourraient m’être familiers, mon rapport au monde industriel n’aura lui jamais plus la même texture. Je ne sais s’il faut regretter les ailes brillantes des carrosseries italiennes. Je sais seulement que l’esthétique de l’industrie n’est absolument plus la même. Le silence me semble avoir rempli les usines, la mécanique avoir perdu face à l’informatique. Mon train bruisse du cliquetis des ordinateurs portables. Par la fenêtre de mon wagon les paysages ont repoussé les usines, hors-champ…


¹ Aile antérieure très dure qui recouvre et protège l’aile postérieure. Élytre fascié, mordoré, les élytres des hannetons. La coccinelle qui, sur son épaule, soulevait depuis un moment ses élytres (France, Orme,1897).Quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’un élytre de cigale (Claudel, Poés. viv.,1952).


Samuel Gross est responsable du programme artistique de l’Institut suisse. Il a obtenu un master en Histoire de l’art à l’Université de Genève en 2001. Depuis, il travaille comme commissaire d’exposition indépendant et critique d’art pour des magazines d’art et collabore à des livres d’artistes (éditeur et auteur de la monographie de Sylvie Fleury, 2015, publiée par jrp | Ringier). Parmi ses expériences de travail précédentes on retriendra notamment sa collaboration avec la Fondation Speerstra, Suisse, en tant que directeur jusqu’en 2014; la Galerie Evergreene, Genève, en tant que directeur artistique (2007-2012) et le MAMCO (Musée d’art moderne et contemporain), Genève, en tant qu’assistant du directeur. Parmi les expositions qu’il a récemment organisées, on peut citer ici: Roman Signer, Institut suisse, Rome; Balthasar Burkhard, Institut suisse, Milan; John M. Armleder, Institut suisse, Rome; Elizabeth Murray « Récit d’un temps court 2 », MAMCO, Genève. Samuel Gross a été aussi membre de différentes commissions artistiques, entre autres: Prix Manor, Artissima – section Present Future, et F.P. Journe.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.

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