Réalité virtuelle

Pour un chercheur travaillant sur les matériaux de construction et notamment la préservation du patrimoine bâti, Rome représente un laboratoire d’observation et une source de réflexion unique. Être entouré de tant d’histoire et en particulier de structures presque bimillénaires ne provoque pas seulement un émerveillement, mais aussi un questionnement sur comment l’humanité pourra gérer la construction des habitats et des infrastructures qui seront nécessaires pour les 2.1 billions des personnes supplémentaires que notre planète attend d’ici environ 2050. D’ici là, il faudra avoir construit plus d’habitats qu’il n’en fut construit jusqu’au jour d’aujourd’hui.

Face à un tel challenge, nous devons être économes, ne pas gaspiller les ressources, planifier des structures durables en utilisant les matériaux là où ils sont nécessaires et seulement dans les quantités indispensables. Il faut aussi utiliser des matériaux disponibles en quantités suffisantes et à des prix abordables, tant du point de vue économique qu’écologique.

Vu sous cet angle, la résilience du panthéon laisse songeur. Construit par Agrippa entre 27 et 25 av. J.-C., puis profondément modifié par Hadrien entre 118 et 125 de notre ère, c’est le seul bâtiment a encore être utilisé dans la fonction pour laquelle il a été construit, il y a presque deux mille ans. Pensez un peu à ce que cela veut dire au niveau de l’utilisation des ressources naturelles ! Si ce temple avait été construit pour des longévités typiquement prescrites aujourd’hui, il aurait probablement dû être reconstruit entre 20 à 40 fois !

Cet exemple de longévité peut-il inspirer une utilisation plus rationnelle des ressources naturelles ? Comment valoriser le long-terme « éco » ? Cela est-il nécessaire dans le secteur de la construction ? Quel est la part de ressources naturelles qu’il consomme (40%) ? Et quel quelle est la fraction des déchets mis en terre qui lui sont attribuables (50%) ?

Avec ce type de questions et une discussion sur les réponses, leur sens et leurs implications, j’essayais tant bien que mal de susciter la curiosité de mes enfants, de provoquer une réflexion sur les enjeux du futur et les leçons du passé. Cela marchait plus ou moins, mais ce n’était pas non plus transcendantal pour des gamins de 10 et 14 ans, confrontés à l’immédiateté des médias électroniques et aux messages trop fréquemment échangés avec leurs amis restés en Suisse. La contemplation de tant de monuments historiques n’était donc pas donnée, même avec des pots-de-vin réguliers en forme de tournée des gelateria

Par contre, un jour tout a changé. Nous visitions la Domus Aurea, ancien palais de Néron, connu peut-être à tort pour être le tyran des tyrans, empereur condamné à disparaître de la surface de la terre par ses successeurs, qui abandonnèrent dans un premier temps ce palais avant de le remplir de remblais et de l’utiliser comme fondations de nouveaux thermes, ceux de Trajan, symbole du retour de ce domaine au peuple. Le paradoxe de l’histoire a voulu que ces mesures destinées à effacer Néron de l’histoire aient paradoxalement protégé une grande partie de son palais des affres du temps. Aujourd’hui, on peut le visiter et en admirer les constructions, maintenant souterraines, avec ici-et là des décorations murales qui, chose rare, ont survécu.

L’espace est remarquable mais il est néanmoins difficile de se représenter ce que cela a pu être. C’est là, dans une salle, qu’intervient la magie de la réalité virtuelle. On est alors invité à s’asseoir et à revêtir un casque de réalité virtuelle pour s’embarquer dans un voyage dans le temps qui reconstruit le passé, en partant de la salle dans laquelle on se trouve et dans son état d’aujourd’hui. En plus d’être « franchement bluffant », c’est vraiment très didactique et fait percevoir comment les archéologues se représentent ce que fut un jour ce monumental palais, nous transportant du dedans au dehors, terminant avec une splendide vue sur la Rome antique, sans nous forcer à jouer les « assassins électroniques ».

Après cela, mes enfants étaient tellement excités que, suivant notre guide et déambulant à travers d’autres couloirs, ils ont spontanément commencé à danser. Cela ressemblait à une samba que des joueurs de foot sud-américains font sous le soleil pour célébrer des buts majeurs en coupe du monde ! Incroyable succès pour les collègues italiens en charge de ce site, pour leur réussite à communiquer l’archéologie aux jeunes, pour avoir pu stimuler l’intérêt, la curiosité et l’émerveillement, sans même offrir une seule glace !

Cet impact de la réalité virtuelle me renvoie à mes propres réflexions sur la manière dont ce type de technologie, notamment la réalité augmentée, vont influencer notre monde dans les années à venir. De la médecine à la manufacture, en passant par la construction, je pense que nous ne commençons qu’à peine à en percevoir le potentiel. Personnellement, même si j’en planifiait l’application dans mes thématiques de recherche et d’enseignement, je n’en avais pas encore pris la mesure pour l’éducation ! Belle surprise ! Bravo aux collègues italiens et bonne chance aux autres éducateurs qui chercheront à en tirer parti ! Mais maintenant, mes enfants m’appellent, il semble qu’ils n’ont pas perdu leur appétit pour les glaces italiennes bien réelles.


Robert J. Flatt est Professeur de chimie physique des matériaux de construction à l’ETH Zurich depuis 2010. Formé à l’EPFL (diplôme en génie chimique et thèse en matériaux), il a effectué un post-doctorat à l’Université de Princeton, puis a travaillé 8.5 ans en industrie avant de rejoindre l’ETH Zurich. Son groupe étudie les mécanismes d’action des adjuvants du béton ainsi que l’hydratation du ciment, avec pour objectif la réduction des émanations de CO2 produites par le secteur de la construction. Robert Flatt est également actif dans le domaine de la fabrication digitale et notamment directeur adjoint du pôle national de recherche pour la fabrication digitale en architecture. Un autre de ces sujets de recherche est la préservation du patrimoine culturel bâti, avec notamment des projets liés à la cathédrale de Lausanne et à l’église Notre Dame de Vevey. C’est en relation avec cette thématique qu’il a séjourné à l’Institut Suisse de Rome, profitant de pouvoir rencontrer de nombreux spécialistes de ce domaine et de prospecter de possibles collaborations futures.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.