Trames cosmopolites romaines

Qu’est-ce qu’une bibliothèque suisse à Rome peut bien avoir d’original et que peut-elle offrir aux chercheurs et aux chercheuses qui viennent chaque année de Suisse la fréquenter ? C’est une question légitime à laquelle je dois trouver une réponse évitant toute banalité. J’ai donc imaginé de sortir virtuellement de mon bureau de bibliothécaire et de reconstruire mentalement les environs de la Villa Maraini pour y puiser l’inspiration. Mon espace mental s’est rempli de références historiques immédiates :  à huit-cents mètres d’ici, les Jardins de Salluste qui furent construits au Ier siècle av. J.-C., les épigraphes en marbre et les bustes disséminés ici et là dans le jardin de Villa Maraini que je vois tous les jours avant d’entrer dans mon bureau. En tant que bibliothécaire, mes références se sont concrétisées dans la proximité de la Bibliothèque Hertzienne, connue de tous pour ses collections sur l’histoire de l’art. Je pense tout de suite que ma collègue de l’Institut hollandais, avec qui j’échange des livres pour nos boursiers, est à quelques kilomètres de moi et qu’il suffit de traverser la place Barberini  pour arriver à la « Casa delle Traduzioni » avec qui nous collaborons souvent. Et de l’autre côté de la villa, s’élève majestueusement la Villa Médicis. Voilà, la réponse que j’essaierai de donner naît ici, dans le fait d’identifier le réseau dense d’échanges dans lequel la bibliothèque de l’Istituto svizzero plonge ses racines, sa proximité avec les bibliothèques d’autres institutions, internationales ou pas, extrêmement riches de documents qui ne se trouvent qu’ici. La cohabitation de tous ces instituts et académies italiennes et étrangères rendent cette ville unique, de sorte que l’échange entre les chercheurs provenant des pays les plus variés est pour la recherche un terrain très fertile qui ne peut que fructifier. Il y a un va et vient continu de chercheurs qui s’alternent chaque année, ou tous les trois mois selon les modalités des concours qui les ont conduits jusqu’ici. Ils se rencontrent dans les bibliothèques et dans les archives où, comme on le sait, passe le cœur de la recherche. Le cosmopolitisme est donc la clé de lecture qui fait la différence à Rome.

L’importance des bibliothèques de ces instituts réside dans le fait qu’elles reflètent et restituent ces liens. Leur caractère précieux et unique est lié au fait qu’elles sont les dépositaires et le véhicule de transmission de la mémoire de qui les a fréquentées, de qui y a vécu et travaillé.

L’unicité de la bibliothèque de l’Istituto svizzero est qu’elle conserve le témoignage de travaux uniques au monde comme ceux de Paul Collart, qui a confié à la collection de l’institut -la Bibliotheca Helvetica Romana- la publication de ses importantes études sur Palmyre. Dans le cadre d’une abondante monographie intitulée Le sanctuaire de Baalshamin à Palmyre, Collart, avec d’autres auteurs, R. Feldmann, C. Dunant, R A Stucky, publie l’un des ouvrages les plus importants au monde pour l’étude de l’archéologie. Son volume Topographie et architecture sort en 1969, précisément durant son mandat de directeur à l’Istituto svizzero (1961-1970). C’est à la fin de l’été 2015 que nous parvient la nouvelle de la destruction du temple de Baalshamin à Palmyre par une organisation appelée État islamique. Pour comprendre la signification d’un évènement aussi traumatisant pour l’histoire de l’archéologie et non seulement pour celle-ci, l’Istituto svizzero organisait un an après à Rome une journée d’étude et une exposition documentant le rôle de l’archéologue suisse Paul Collart dans la découverte, les fouilles et la restauration du sanctuaire de Palmyre. Le titre de la conférence « Le temple détruit : une question cosmopolitique » entendait souligner la portée culturelle de ce site, le rôle de la diplomatie dans le contexte des trafics des biens culturels découlant immanquablement de cette destruction.

Je reprends ainsi la piste du cosmopolitisme romain, clé de lecture nécessaire pour contextualiser le travail de Collart à la lumière de l’histoire dramatique qui a frappé le site. Soixante ans se sont écoulés depuis la date de publication de son travail. Aujourd’hui à Rome un projet de numérisation de ces volumes a démarré et donnera un nouveau souffle à ses pages en les replaçant encore une fois dans une perspective cosmopolite. L’Istituto travaille sur ce projet avec l’Université La Sapienza de Rome-DigiLab pour promouvoir la valeur historique et culturelle de ce travail.

À la lumière de ce qui s’est passé en 2015, après les attaques subies par le site archéologique que les auteurs de la publication ont décrit avec une abondance de détails, dessins et photographies, la mise en ligne de cette étude représente un fait important pour la recherche, mais pas seulement pour celle-ci. L’idée qui sous-tend le projet est précisément celle de restituer au plus grand nombre, pas uniquement aux archéologues ou aux passionnés d’archéologie et d’histoire antique, les résultats de cette longue étude dans une dimension qui n’a pas de limites, celle de la Toile justement, la plus cosmopolite de toutes. Donner accès à ces sources signifiera donner à toutes les personnes intéressées la possibilité de les partager et de les assimiler.

Ainsi, pour la bibliothèque que j’ai le plaisir de gérer depuis 9 ans, j’ai l’impression de concrétiser un concept essentiel, cher à qui vit, travaille et fréquente les bibliothèques, à savoir, qu’elles sont des « places du savoir et de la connaissance ». C’est de la bibliothèque de cet institut, qui a sa place dans le cœur de Rome, avec son projet de mettre en ligne le travail méticuleux de cet archéologue, que l’on peut atteindre l’autre partie du monde, en y portant et en ramenant la connaissance, dans un échange qui ne peut se faire qu’à travers Internet.

La richesse de la bibliothèque de l’Istituto est donc dans ses collections historiques, certaines uniques au monde telle celle de Paul Collart… ou de François Lasserre qui, à la fin des années quarante en tant que résident de l’Istituto svizzero, transcrivait dans les salles silencieuses d’une célèbre bibliothèque romaine un codex grec d’où aujourd’hui….Mais cela pourrait être l’objet d’une autre histoire savante.


Romina Pallotto est bibliothécaire de l’Istituto Svizzero depuis 2010.
Riche de plus de 45 mille ouvrages et publications, la bibliothèque de l’Istituto Svizzero met à la disposition des chercheurs une importante collection d’ouvrages, spécialisés en archéologie, philologie classique, histoire, histoire de l’art et littérature. Fondée en 1948, la bibliothèque comprend alors les legs de l’artiste Adolf Holzer et de la propriétaire de la villa Maraini, Carolina Maraini-Sommaruga, puis s’enrichit de livres provenant des principales maisons d’édition suisses et des donations des professeurs et académiciens François Lasserre et Hanno Helbling notamment.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.