Un économiste parmi les artistes

Je viens d’une discipline, l’économie, à laquelle on diagnostiquerait — s’il existait un champ tel que la psychopathologie des disciplines scientifiques — un trouble de la personnalité borderline, que je ne pourrais pas définir exactement (vu qu’il manque un DSM, Diagnostic and Stastical Manual, sur le sujet), mais dont le symptôme le plus visible est sans doute « l’inaffectivité », ou l’incapacité à ressentir. Au XIXe siècle, quelqu’un avait déjà remis en question mon diagnostic hâtif, affirmant que l’affectivité fait complètement partie de l’économie, dommage toutefois qu’elle soit liée à la tristesse (on connaît bien la définition que l’historien victorien Thomas Carlyle a fait de l’économie : une « dismal science »). Je laisse le lecteur aventureux décider si l’économie est « inaffective » ou bien triste — ou, à la limite, l’un et l’autre, vu que l’inaffectivité provoque sans aucun doute la tristesse — puisque là n’est pas la question. Quoi qu’il en soit, mon background, qu’il soit inaffectif ou triste, ne pouvait en aucun cas me disposer à porter un regard ouvert, curieux, joyeux et optimiste à l’encontre des artistes. Il ne pouvait pas me préparer à ce que j’appellerai, d’une manière sans aucun doute un peu naïve, « la surprise ».

Cependant avant d’en arriver à « la surprise », une autre prémisse est nécessaire. J’aurais pu être préparé à me confronter aux artistes non pas en tant qu’économiste, mais comme simple individu. Beaucoup, bien heureusement, ne veulent pas être réduits à leur métier ; au contraire, ils cherchent sans relâche des stimuli afin de se soustraire aux schémas cognitifs auxquels ils ont été habitués. Ce n’est pas mon cas : les schémas que j’utilise, je les ai choisis et, en un certain sens, ils me définissent. C’est pourquoi non seulement je n’étais pas préparé à « la surprise », mais je ne la cherchais pas. Si j’avais dû m’étonner de quoi que ce soit, cela aurait été au travers de mes catégories cognitives, voire « professionnelles ». Et seulement ainsi.

Nous voilà enfin arrivés à « la surprise ». Quelques semaines seulement se sont écoulées, mais je considère la rencontre avec les artistes de l’Istituto svizzero de Rome comme l’une des surprises les plus intéressantes jamais advenue. Mes préjugés (car il s’agit bien de ça) se sont évanouis, et ont laissé place à un sentiment d’étonnement. En utilisant une explication propre à la science triste et/ou inaffective — une explication qu’on pourrait qualifier de « fonctionnaliste » — je me suis rendu compte que les artistes assument la lourde charge d’élaborer des états émotionnels collectifs. Cette formulation fonctionnaliste de mon étonnement ne réchauffera pas tous les cœurs, mais elle réchauffe le mien. Ceux avec qui je partage la cuisine, la bibliothèque et la vie quotidienne en général ont choisi le chemin le plus difficile entre tous : être immergé des pieds à la tête dans l’élaboration des émotions, les leurs et celles d’autrui, au profit de tous. C’est difficile à expliquer et c’est un honneur à vivre. Bien légitimement, le reste du monde ne veut pas définir sa propre affectivité comme collective. Pourtant, épousant parfaitement la division smithienne du travail, les artistes ont choisi de passer chaque minute, chaque heure et chaque jour, chaque mois et chaque année à s’occuper des émotions, partant des leurs pour remonter à celles d’autrui. Prêt à courir, il ne faut pas l’oublier, tous les risques que ça engendre. N’hésitant pas à forcer la métaphore — qui fera probablement grimacer mes amis artistes — je dirais que ces derniers construisent l’organe de l’affectivité collective : un « cœur social ». En remplissant cette fonction, ils prennent en charge les émotions, aussi un peu pour moi. Voilà pourquoi j’espère que mes nouveaux amis ne sont pas trop attristés de cette explication « fonctionnaliste » : c’est la manière d’un économiste de leur dire merci.

Je remercie mon amie, et artiste, Lora Mure-Ravaud, pour avoir traduit ce texte de l’italien.


Enrico Petracca (1983, Lausanne) — spécialiste en sciences économiques, Rome
A étudié l’économie à l’Université Bocconi de Milan et à l’Université de Bologne. Dans cette dernière, il a obtenu également un doctorat d’histoire et philosophie de la science en 2014. En 2017-2018, il suit un post-doctorat à l’Institut de Recherches Économiques (IRENE) de l’Université de Neuchâtel. Ses intérêts de recherche concernent l’histoire et la méthodologie des théories économiques. La recherche qu’il entend mener à Rome porte sur l’histoire de la pensée économique « idiosyncratique », définie ainsi parce qu’elle ne peut pas être abordée suivant les catégories analytiques et historiographiques traditionnelles. Dans ce sens, sa recherche vise à introduire de nouvelles catégories, relatives à l’étude de certains personnages et théories particulières dans l’histoire de la pensée économique.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.