L’intégration au pas de course

Entraînement de FLAG 21 au Parc des Eaux-Vives de Genève © Isolda Agazzi

Le 19 juin, pour célébrer la Journée internationale du réfugié, Together Run a organisé une course à pied à Genève. Celle-ci était parrainée par Tadesse Abraham, meilleur marathonien de Suisse et lui-même issu de l’immigration. L’un des partenaires était FLAG 21, une association qui vise à faciliter l’intégration des migrants par le sport

En ce dimanche ensoleillé, quelques deux-cents personnes s’étaient réunies au Parc des Evaux, à Genève, pour la deuxième édition de Together Run. Parrainée par Tadesse Abraham, meilleur marathonien suisse, lui-même d’origine érythréenne, cette course populaire visait à célébrer (un peu à l’avance) la Journée internationale du réfugié qui se tenait le lendemain. Née à l’initiative de quatre jeunes collégiens de l’Ecole internationale de Genève, elle bénéficiait du soutien de sponsors institutionnels comme le Cercle des agriculteurs de Genève et de partenaires comme l’association FLAG 21.

Forte de 200 membres, dont une quarantaine de participants réguliers, celle-ci vise à mettre en contact la population locale et les migrants en proposant de la course à pied, de la marche sportive et du yoga. « FLAG 21 essaye de favoriser l’inclusion des migrants par le sport, nous explique Elise Delley, 31 ans, la toute nouvelle directrice. Nous sommes actifs dans plusieurs courses populaires à Genève et c’est tout naturellement que nous sommes associés à Together Run. C’est un bon moment de partage, apprécié par les participants. »

Entraînement tous les samedis au Parc des Eaux-Vives

Des participants qui se sont entraînés pendant des mois. En cette journée d’avril, même la bise froide qui balaie le Léman n’a pas eu raison de la motivation de la trentaine de membres qui se retrouvent au Parc des Eaux-Vives, comme tous les samedis à 10h, arborant fièrement le T-shirt vert fluo de FLAG 21. Alex et Nathalie, parents de Fanny, attendent leur petite tête blonde qui s’entraîne avec le groupe enfants : « Nous sommes très contents des entraînements proposés par FLAG 21, ils sont très sympathiques et professionnel en même temps. Nous ne sommes pas des réfugiés, mais soutenons activement cette association ». D’après les estimations de sa directrice, celle-ci se compose à 70% de migrants et à 30% de Suisses.

Masum, un Kurde de Syrie, est responsable des coachs des différents niveaux – débutants, intermédiaires et intermédiaires avancés pour les adultes : « Mon métier n’a rien à voir avec le sport, mais je voulais intégrer l’association pour parler français, nous confie-t-il., même si les entraînements se font aussi en anglais, en arabe en kurde et en tigrinya [langue du Tigré et de l’Erythrée]. C’est ça la richesse. Notre activité principale, c’est le sport, mais on a aussi un réseau pour guider les gens. Moi-même j’en ai bénéficié car j’ai été aiguillé vers un CFC d’employé de commerce. »

Les Ukrainiens commencent à venir

Les personnes qui s’investissent comme bénévoles avec FLAG 21, ou dans des courses avec lesquelles celle-ci est partenaire, reçoivent un certificat de bénévolat et une attestation. Grâce à des soutiens publics et privés, l’association organise des ateliers pour leur apprendre à formaliser ces expériences et à les transformer en expériences professionnelles.

Tesfea, l’entraîneur des enfants et membre du comité de FLAG 21, est un Erythréen installé en Suisse depuis six ans. Il vient presque tous les samedis et constate que les pays d’origine changent : « Il commence à y avoir quelques Ukrainiens que nous accueillons volontiers car cela me rappelle que quand je suis arrivé en Suisse, c’était compliqué pour moi, glisse-t-il. J’étais tout seul, j’habitais dans un foyer, je ne parlais pas la langue, c’était difficile de s’intégrer. Il y a trois ans j’ai obtenu un permis B, maintenant je travaille à 100%, ma famille m’a rejoint et on habite dans un appartement. FLAG 21 m’a beaucoup aidé, c’est une association magnifique : Suisses, migrants, tout le monde est ensemble ! »


Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine

Le reflet trouble de l’Italie dans le miroir de l’histoire

Avec Tous, sauf moi, Francesca Melandri signe un roman sublime, qui laisse entendre que naître d’un côté ou l’autre de la Méditerranée ne tient qu’à un fil… Elle parcourt un siècle d’histoire italienne, de la colonisation méconnue de l’Ethiopie à la crise des réfugiés, en passant par une coopération prétendument au « développement »

La colonisation italienne de l’Ethiopie a beau n’avoir duré que cinq ans, elle a été d’une rare cruauté et barbarie, d’autant plus qu’elle reposait sur l’idéologie fasciste. Les Italiens connaissent mal ce pan peu glorieux de leur histoire récente, embellie par la propagande mussolinienne des années 1930 qui rêvait de faire renaître l’empire romain pour amener la civilisation en Afrique ; et par les gouvernements républicains qui lui ont succédé, soucieux d’étendre un voile pudique sur un passé trouble dont les ramifications se font sentir encore aujourd’hui.

C’est notamment le cas d’Ilaria Profeti, le personnage principal de Tous, sauf moi, l’époustouflant roman de Francesca Melandri paru en français il y a trois ans.

Rome, 2010 : Ilaria, enseignante engagée qui habite dans le quartier multiculturel de l’Esquilin, trouve sur le pas de la porte Shimeta, un jeune Ethiopien qui affirme être le petit-fils de son père, autrement dit son neveu. Ilaria tombe des nues : son père, un notable respecté qui décédera deux ans plus tard, à l’âge canonique de 97 ans, a beau avoir eu une deuxième femme et un quatrième enfant – italiens – dont l’existence a été révélée sur le tard, personne ne savait qu’il cachait une troisième femme et un cinquième enfant en Ethiopie !  Son père étant dans un état de sénilité avancée, impossible de lui poser directement la question, si bien qu’Ilaria décide de fouiller elle-même dans le passé familial, parcourant ainsi près d’un siècle d’histoire.

Armes chimiques

En 1936, les troupes italiennes s’emparent d’Addis Abeba, après une guerre éclair contre celles de l’empereur Hailé Selassié où tous les moyens furent utilisés, y compris le gaz moutarde, une arme chimique déjà interdite par les Conventions de Genève. Elles entrent en Ethiopie depuis l’Erythrée, où la colonisation était beaucoup plus ancienne – elle dura de 1890 à 1941. La répression italienne envers les Ethiopiens fut terrible et le régime fasciste instaura un système d’apartheid basé sur les lois raciales promulguées par le Duce. Les soldats venus se battre pour la patrie – séduits par de subtils fantasmes exotiques qui se nourrissaient de leur frustration sexuelle – et les colons qui ne trouvaient au bout de leurs rêves que solitude et misère, n’eurent plus le droit d’épouser les femmes locales et encore moins de reconnaître les nombreux enfants métisses. C’est dans ce contexte qu’Abeba, la sublime femme du jeune Attilio Profeti – « chemise noire » (militant fasciste) à la belle gueule et au bol inouï – tomba enceinte. Le père ne connut ni ne reconnut jamais l’enfant, malgré les nombreuses lettres envoyées par la mère.

Italie complice des déplacements forcés de population

Sauf la fois où il vint en Ethiopie pour le sortir de prison, incognito. Après la débâcle des Italiens, chassés par les Anglais en 1941, Hailé Selassié remonta sur le trône, mais il en fut déchu à son tour en 1974 par le colonel Mengistu. A la tête du Derg, un régime marxiste-léniniste soutenu par l’URSS et l’Allemagne de l’Est, celui-ci lança un vaste programme de nationalisation et redistribution des terres et, très vite, il commença à réprimer brutalement ses opposants et à affamer les régions où l’opposition était la plus forte. Il décida alors, sous couvert d’action humanitaire et développement, de déplacer de force les populations vers de nouveaux villages, ce qui aurait causé quelques 100’000 morts selon certaines estimations.

La Coopération italienne, avec son bataillon d’ingénieurs, de techniciens et d’entrepreneurs, dirigea la construction de ces nouveaux villages en empochant au passage de juteux pots-de-vin car tout le matériel et les équipements étaient achetés en Italie. A l’occasion d’une mission de « coopération » Attilio Profeti put convaincre l’un des ministres éthiopiens les plus influents et craints de libérer son fils qui croupissait dans une prison du Derg.

Mengistu, la “terreur rouge”

Ce n’est qu’en 1996 qu’une obscure commission du Sénat italien se pencha sur ces années troubles de la coopération, sur ces fraudes, « prédations, gaspillages et bénéfices pour les entreprises italiennes, protégées et garanties par l’Etat au dépends du contribuable » et mises en œuvre par la Loi sur la coopération internationale voulue par Bettino Craxi.

Cette « coopération » apporta une caution et un financement aveugle au régime de Mengistu, accusé de génocide et crimes contre l’humanité pour la « terreur rouge » instaurée en 1977 – 1978, qui a fait 500’000 morts selon Amnesty International. A cela s’ajoute la guerre contre l’Erythrée, commencée en 1961 et qui s’acheva en 1991 par la séparation des deux pays – la même année où Mengistu, après la chute du bloc soviétique, perdit ses soutiens extérieurs et s’enfuit au Zimbabwe, où il vit toujours dans un exil doré. L’Erythrée, quant à elle, se sépara de l’Ethiopie en 1993, suite à un referendum.

Excuses à la Libye pour la période coloniale

Mais même après la fin de la dictature, l’Ethiopie ne fut jamais complètement en paix. En 2005 le régime du premier ministre Meles Zenawi réprima des manifestations dont faisait partie Shimeta, le jeune Ethiopien qu’Ilaria avait finalement laissé entrer dans sa maison et dans sa vie et qui affirmait avoir fui le pays après cet événement. Il lui raconte le voyage dantesque à travers le Sahara, les geôles infernales en Libye, la traversée de la Méditerranée sur un rafiot de fortune pour rejoindre l’Italie, où il espère pouvoir rester en vertu de ce fameux sang italien – le titre original du roman est Sangue giusto, le juste sang.

Son arrivée à Rome, en août 2010, coïncide avec un autre chapitre de l’histoire coloniale italienne : ce jour-là, Mouammar Kadhafi y était reçu par Silvio Berlusconi, qui s’était excusé pour la colonisation de la Libye (1911 – 1943) et voulait célébrer l’accord conclu entre les deux pays pour renvoyer les migrants vers Tripoli.

« Tous, sauf moi », se répétait Attilio Profeti dans les moments les plus périlleux de sa vie. Et cela a marché, sa bonne étoile légendaire lui a toujours porté chance : il n’a jamais été tué, a fait ce qu’on appelle une belle carrière, a été respecté de tous sans que personne ne se doute jamais de son passé de militant fasciste. Mais ses enfants mesureront à quel point le destin ne tient qu’à un fil : avoir le même père, mais une mère éthiopienne plutôt qu’italienne et la vie peut basculer dans l’horreur.


Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo magazine 

« La définition du réfugié est dépassée »

Photo: Migrants en Grèce, 2016 © Lefteris Partsalis

La Suisse a accueilli 18’000 requérants d’asile en 2017, une goutte d’eau par rapport aux pays voisins de la Syrie. Les inégalités criantes du monde expliquent les mouvements migratoires autant que les guerres, mais le réfugié reste officiellement celui qui fuit une persécution. Caritas Suisse s’insurge contre l’instrumentalisation de la coopération au développement.

« Dans la « jungle » de Calais, j’ai vu des gens patauger dans la boue en claquettes de plage. C’est l’allégorie parfaite de la vie de migrant : au bout de nos jambes nous avons des pieds et non des racines. Ils servent à nous déplacer. Nous sommes des voyageurs, non des arbres. Le mot « racine » a une connotation suspecte » assenait  Alessandro Monsutti, professeur à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement (IUHEID), lors d’une soirée organisée par Caritas Suisse dans le même institut. « En 2015, l’Europe a accueilli 1,3 millions de réfugiés, ce qui représente 0,25% de la population.  Comment se fait-il que la mobilité de si peu de personnes plonge le vieux continent dans le doute identitaire, qu’elle suscite autant d’émotions et de polarisations? Je traverse l’Europe depuis plusieurs années et je vois partout des expressions de xénophobie, mais aussi de grande solidarité. »

Les inégalités, source de migration autant que les conflits

Pour ce spécialiste des questions migratoires, qui a suivi le chemin d’exil des Afghans, nul doute : la définition du réfugié, basée sur la dichotomie entre « vrai » réfugié (migrant politique) et migrant économique, ne nous permet pas de comprendre ce qui se passe, ni d’agir. Car, comme le relevait Oxfam dans un récent rapport, 1% population mondiale possède autant que le reste. Plus explicite encore : huit personnes possèdent autant que 50% de la population mondiale. 200 milliards USD échappent à la fiscalité internationale. « Malgré tout ce qu’on dit, on vit dans le monde le plus inégalitaire de l’histoire humaine. Jamais les inégalités n’ont été aussi criantes et cela ne va pas s’améliorer. Il faut s’en souvenir pour comprendre pourquoi il y a autant de réfugiés. Au-delà des conflits, les mouvements de population sont des témoignages de l’immoralité du monde d’aujourd’hui ». L’exemple par l’Afghanistan : dans ce pays encore en guerre, près de la moitié de la population a moins de 15 ans. Il faudrait créer  800’000 emplois par an… Les jeunes Afghans sont donc destinés à migrer, la seule variable du conflit ne permet pas de l’expliquer.

La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés a été écrite par des hommes (il n’y avait aucune femme) pour accueillir les transfuges du système communiste. Pour obtenir le statu de réfugié il faut réunir trois conditions : la peur  d’être persécuté ; le fait d’avoir traversé une frontière internationale et la perte de la protection de son pays d’origine. Le problème, reconnaît Alessandro Monsutti, est que les conditions politiques et historiques ont changé depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Si on voulait changer la définition aujourd’hui, on arriverait à quelque chose de beaucoup plus faible car le climat est plutôt hostile à l’asile. Cela semble donc être, pour l’instant, la définition la moins mauvaise possible.

La plupart des Syriens sont restés chez eux

Hugo Fasel, directeur de Caritas Suisse, vient de rentrer de Syrie, du Liban et de Jordanie. Il assène quelques chiffres coup de poing : en Syrie, qui compte aujourd’hui, après sept ans de guerre, 23 millions habitants, 19 sont restés dans le pays ; 2,7 millions sont allés en Turquie, 1 million au Liban et 1 million en Jordanie. « Les grandes villes sont en ruine. Au nord la guerre continue autour de Damas. Il y a beaucoup de tristesse, mais je suis toujours surpris de constater avec quel engagement les gens essaient de retrouver une perspective. Ils veulent survivre, ils sont toujours contents de voir que vous ne les avez pas oubliés.»

Au Liban, une personne sur trois est réfugiée (en comptant les Palestiniens). La Jordanie, qui compte 7 millions d’habitants, doit faire face à l’afflux d’un million de réfugiés. « La ministre des affaires sociales m’a dit qu’elle doit bien faire quelque chose… donc l’Etat s’endette. Ils ne savent pas comment ils vont s’en sortir, mais ils sont toujours prêts à accepter les Syriens qui arrivent. Les écoles travaillent par deux – trois tournus. Beaucoup de jeunes sont au chômage, la violence augmente. »

Face à ces chiffres qui donnent le vertige, la Suisse a accueilli 18’000 requérants d’asile en 2017. En 2015, 2/3 venaient de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak et d’Erythrée. Or, malgré ce nombre limité, certains parlementaires cherchent à instrumentaliser la coopération au développement. « La Suisse alloue trois milliards CHF par an à la coopération. Quand je suis face à la ministre des affaires sociales à Amman, comment voulez-vous que je lui dise que la Suisse veut négocier avec la Jordanie pour qu’elle reprenne les requérants déboutés, alors que nous en avons moins de 20’000 et eux un million ? S’insurge-t-il. Le monde est devenu fou ! Est-ce qu’on va dire à Assad qu’on va aider Homs s’il est prêt à reprendre les Syriens renvoyés de Suisse ? On ne soutient jamais un gouvernement, mais les gens sur place par des projets de terrain. »

Caritas Suisse est présente en Syrie depuis le début de la guerre. Les besoins sont énormes : en sept ans, l’économie locale s’est effondrée ; 10,5 millions de personnes sont menacées par la faim ; 4,2 millions n’ont pas d’endroit où habiter ; 11,3 millions n’ont pas accès à des soins de santé convenables.

« Ces mouvements migratoires sont inéluctables, conclut Alessandro Monsutti. Il faut l’accepter, les Etats n’ont pas les moyens de les stopper. Mais gare à démoniser les  « xénophobes. » Ce sont des anxieux. La situation de la classe moyenne dans nos pays s’est terriblement détériorée, ne jugeons pas avant de comprendre. Ce qui n’est pas légitime, c’est leur cible. Ils ont raison d’être anxieux, mais ce n’est pas juste de se tourner vers les migrants. »