Sieste cosmique à deux pas du ciel

Vue du col Schwarzhornfurgga © Isolda Agazzi

Le trek du Kesch, entre Davos et l’Engadine, permet d’explorer en quatre jours la magie des montagnes qui ont inspiré Thomas Mann et tant d’autres écrivains. Chronique d’une ascension entre névés maculés de rouge, marmottes et pierriers noirs, dans une plénitude absolue

Quelque part dans les alpes grisonnes, au-dessus de Davos, la randonneuse s’endort, terrassée par la fatigue. Dans cet état de semi-conscience propice à la rêverie, entre veille et sommeil, elle s’abandonne à une sieste cosmique à deux pas du ciel. A 3’000 mètres d’altitude, le silence est absolu. Il envahit les éléments et remplit les esprits. La femme devient silence à son tour. Le vent souffle doucement et son bruissement la fait planer au sommet des cimes, encore enneigées en cette mi-juillet.

Intriguée, elle observe de mystérieuses traînées rouges qui maculent la blancheur de la neige. Le « sang des glaciers », une algue microscopique qui teinte de pourpre le manteau neigeux au début de l’été et qui est peut-être due au changement climatique, reste une énigme pour les scientifiques, mais pour l’œil enivré, c’est une merveille de la nature : il se déploie comme un ruban festif autour des lacs bleus issus de la fonte des neiges; il longe les ruisseaux qui vrombissent du haut des glaciers. La paix est totale.

Mais il faut sortir de cette contemplation pour continuer la marche. Les nombreux névés qui alternent à des pierriers noirs rendent la traversée ardue. Seule trace de vie, des marmottes dodues gambadent entre les rochers, se réchauffent au soleil et se faufilent dans les terriers. Nullement effrayées par la présence humaine, elles sifflent pour signaler l’arrivée d’un prédateur. Finalement, après une longue journée, la cabane au fond de la vallée offre un abri bienvenu. L’univers est minéral, le néant règne en maître. On se sent léger et apaisé. Plénitude.

Réveil matinal à la cabane Grialetsch © Isolda Agazzi

Stairway to heaven

Le lendemain pourtant, il faudra redescendre dans la vallée, retrouver la végétation et la présence humaine. Dans la cour d’une ferme on ne peut plus bucolique, des cochons roses se roulent dans la boue avec délectation, oreilles baissées et queue en tire-bouchon, comme dans les contes pour enfants. On quitte les prairies vertes, où les chevaux paissent en liberté, pour traverser des vallons sauvages,  gravir la montagne à nouveau et retrouver le noir austère de l’univers minéral, le blanc des glaciers, l’absolu – on y a pris goût. Au milieu d’un immense pierrier, d’étonnantes marches d’escalier abandonnées semblent prouver que quelqu’un a bel et bien cherché le stairway to heaven chanté par Led Zeppelin dans les années 1970.

A la cabane Es-Cha où, dit-on, est passé le personnage d’un roman de Max Frisch, le vent siffle dans le drapeau suisse. A l’horizon, le ciel se couvre sur le massif de la Bernina, l’orage gronde. «La montagne, c’est pas le Club Med ! », comme disait l’autre. En effet le lendemain matin, c’est dans un temps à rendre fou de mélancolie un romantique allemand que nous descendons vers le bas de l’Engadine. D’Hermann Hesse à Friedrich Nietzsche, que d’écrivains et de philosophes ont succombé au charme de cette vallée mystérieuse. Les nuages montent, la brume enveloppe les cimes, la pluie gicle les visages, pourtant les vaches, elles, continuent à brouter imperturbablement. Le vent décompose le ciel et fait valser les nuages, la lumière  devient électrique. Comme aux voyageurs des temps anciens, l’hospice du col de l’Albula offre une halte bienvenue  aux randonneurs transis de froid, autour d’un poêle en fonte bleue, d’une soupe à l’orge bouillante et d’une tarte aux noix.

Sieste cosmique, journées lumineuses, matinées brumeuses… Thomas Mann n’a-t-il pas écrit la Montagne magique, l’un des chefs-d’œuvre de la littérature allemande, après un séjour à Davos ?


Une version de cette chronique a été publiée par l’Echo Magazine