Les ouvrières du textile suspendues à un fil

Photo: ouvrières du textile au Cambodge © Solidar Suisse

Au Bangladesh et au Cambodge, où les usines textiles ont fermé les unes après les autres faute de commandes, des centaines de milliers d’ouvrières se retrouvent au chômage, sans aucune protection sociale. Sanjiv Pandita, le coordinateur de Solidar Suisse sur place, appelle les marques à continuer à verser les salaires

Le confinement de la moitié de l’humanité a fait chuter la consommation d’habits et de chaussures. Le géant suédois H&M a fermé les ¾ de ses boutiques dans le monde. Adidas – qui a enregistré un bénéfice net de près de 2 milliards euros l’an dernier – a dû mettre 1’200 salariés sur 60.000 au chômage partiel. Si dans les pays industrialisés les travailleurs mis à pied bénéficient souvent d’une assurance chômage, de l’autre côté de la planète, tout au bout de la chaîne de production, la situation est dramatique. Au Cambodge, 60% des usines pourraient devoir fermer, impactant 300’000 personnes. Au Bangladesh, plus d’un million de travailleurs ont perdu leur emploi.

Quel est le sort de ces ouvrières – la plupart du temps il s’agit de femmes ? Nous l’avons demandé à Sanjiv Pandita, le représentant régional de Solidar Suisse. Depuis Hong Kong, l’ONG suisse mène un programme régional de soutien aux travailleurs du textile qui couvre 14 pays, en partenariat avec des organisations et syndicats sur place.

Quelle est la situation des travailleuses du textile dans les pays de production?

Sanjiv Pandita: Dès le début de la crise, même si le Bangladesh et le Cambodge ne comptaient pas beaucoup de cas de COVID – 19, ils avaient été obligés de diminuer la production en raison de la baisse de l’offre et de la demande – beaucoup de matières premières viennent de Chine et les produits finis sont exportés surtout en Europe et aux États-Unis. Il y a donc déjà eu beaucoup de licenciements. Désormais au Bangladesh un million de personnes ont perdu leur emploi. Au Cambodge, ce sont des milliers de personnes, alors que d’autres ont conservé leur emploi, mais ne seront pas payées tant qu’il n’y a pas de nouvelles commandes.

Quels sont les principaux problèmes ?

La situation est difficile surtout pour les ouvriers qui ne sont pas dans le premier cercle de production, mais qui travaillent pour des sous-traitants dans des usines plus petites, et sans aucune protection sociale.

Le premier problème, c’est la menace immédiate du coronavirus, car le Bangladesh et le Cambodge ont des systèmes de santé publique très fragiles. Le nombre de cas paraît très faible [selon les données de l’Université John Hopkins, le Cambodge compte 122 cas testés et 0 morts et le Bangladesh 3382 cas et 110 morts], mais comme l’accès aux tests est difficile, le nombre est probablement nettement plus élevé. Un des dirigeants syndicaux du Bangladesh m’a dit que beaucoup de gens meurent de symptômes similaires au COVID – 19, mais ils ne sont pas comptabilisés.

Ensuite il y a le confinement, qui crée un problème supplémentaire : la plupart des travailleuses viennent des zones rurales, elles vivent dans des espaces exigus, où six femmes se partagent parfois une chambre. Si elles perdent leur emploi, elles n’ont plus rien à manger, cela devient un problème de sécurité alimentaire. La menace d’une famine imminente est encore pire que celle du virus.

Comment réagissent les gouvernements?

Au Cambodge, où la plupart des travailleurs n’ont pas de protection sociale, le gouvernement a demandé à la GMAC [Garment Manufacturing Association in Cambodia, l’association patronale) de verser 40% des salaires, mais c’est toujours en négociation. Le gouvernement a annoncé qu’il verserait 70 USD par mois, ce qui est largement insuffisant. En pratique, c’est très compliqué et cela peut prendre beaucoup de temps. Or quand les usines ferment, les gens ont besoin d’argent tout de suite.

Au Bangladesh, le gouvernement propose des salaires, mais ils ne sont pas suffisants. Les gens n’ont pas de compte en banque, comment vont se faire les paiements ? Le confinement a été décrété du jour au lendemain, ils n’ont même pas eu le temps de s’organiser. Et comme ils vivent tout près les uns des autres, c’est difficile de se protéger. Il n’y a pas assez d’eau pour se laver les mains, pas de désinfectant, pas assez de masques. Les syndicats explorent la possibilité que des usines se mettent à fabriquer des masques pour les travailleurs.

Et les marques, comment réagissent-elles ?

Beaucoup de marques n’honorent pas les contrats existants – au Bangladesh, ce sont des contrats de plusieurs millions de dollars –, d’autres ont dit qu’elles allaient le faire. Ces entreprises ont les poches pleines, elles ont gagné des millions de dollars sur le dos de ces travailleurs appauvris, donc aujourd’hui elles doivent assumer leurs responsabilités et payer les salaires pour les prochains mois. Ce n’est pas grand-chose: au Bangladesh, les salaires se situent entre 150 et 160 USD, au Cambodge, entre 180 – 200 USD. Ce sont des salaires de misère, qui n’ont pratiquement pas augmenté depuis vingt ans, alors que pour vivre dignement il faudrait au moins 500 USD par mois.

Quelle est votre action en tant que Solidar Suisse ?

Nous sommes favorables au confinement pour empêcher la propagation de la maladie, sinon les personnes vulnérables seront les plus affectées. Il n’y a même pas assez de ventilateurs en Europe, imaginez-vous à Phnom Penh ou à Dhaka… Mais le confinement doit être accompagné pour assurer des salaires corrects.

Nous avons réorientés nos programmes de formation, qui ne peuvent pas être mis en œuvre dans les conditions actuelles, vers l’aide humanitaire. Nous fournissons des aliments préemballés comme du riz et du dal [lentilles], des protections sanitaires, des équipements, du savon, du désinfectant et des informations sur la façon de se protéger. On va vers une grosse crise humanitaire. Je travaille dans ce secteur depuis plus de 20 ans et je n’ai jamais vu rien de pareil !

Les conditions de travail dans l’industrie textile ont été largement dénoncées. Pourtant, lorsque notre consommation d’habits s’effondre, les ouvrières se retrouvent au chômage et c’est encore pire. Comment sortir de ce dilemme ?

Qui gagne de l’argent dans les chaînes d’approvisionnement mondialisées ? Les marques et les élites locales. Les ouvrières travaillent pour des salaires de misère, elles vivent dans des bidonvilles, l’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser.  Les riches peuvent se mettre en quarantaine, les pauvres pas car ils n’ont pas assez à manger. La croissance tirée par les exportations ne profite qu’aux élites, elle ne redistribue pas la richesse à la population. Elle crée des sociétés inégales et, pour maintenir cette inégalité, les pays asiatiques deviennent de moins en moins démocratiques, car il faut un Etat-parti fort pour que les choses ne bougent pas. Le coronavirus a exposé cette situation au grand jour.

Après le coronavirus, il faudra œuvrer à des sociétés plus démocratiques,  il faudra repenser le type de croissance que nous voulons et peut-être se tourner davantage vers un développement endogène, qui donne la priorité à l’économie nationale au détriment des exportations.


Une version de cette interview a été publiée dans Le Courrier du 9 avril

En Argentine, de plus en plus de gens à la rue

Photos © Isolda Agazzi

A Buenos Aires, les personnes pauvres ou en situation de vulnérabilité représentent désormais 30% de la population. Alors que tous les indicateurs macro-économiques sont au rouge, les Argentins accusent tour à tour la corruption de leurs dirigeants et les mesures d’austérité. Le nouveau gouvernement vient de créer une unité spéciale pour renégocier la dette avec le FMI.

Impossible de s’asseoir à la terrasse d’un restaurant de l’une des rues les plus centrales de Buenos Aires sans se faire interpeller sans cesse par des vendeurs de mouchoirs et des mendiants qui demandent de l’argent ou, tout simplement, un bout de pain. « La pauvreté a augmenté de façon spectaculaire ! » lâche le serveur, corroborant une opinion largement répandue et qui saute cruellement aux yeux: à Buenos Aires, des familles entières, souvent avec des enfants en bas âge, sont à la rue. Elles campent sur des matelas de fortune et tendent la main aux passants qui, souvent, leur glissent un billet ou déposent un café et un croissant. Il y a moins d’un an il n’y en avait pas autant, et de loin. « Tous les jours nous donnons à manger à une famille entière qui vit en-dessous de chez nous », glisse un Helvète venu passer un mois à Buenos Aires, visiblement ému.

Des scènes hélas familières dans les pays pauvres, mais l’Argentine n’en était pas un. Jusqu’en 2019, elle était même classée comme « pays à haut revenu» (PIB/habitant de plus de 12’056 USD par an) par la Banque mondiale, qui l’a déclassée l’année passée à «pays à revenu moyen supérieur» (PIB/habitant compris entre 3’896 – 12’055 USD). Aussi limités que soient ces classements, qui ne tiennent compte que d’indicateurs macro-économiques, ils donnent une idée de la crise profonde que traverse le pays depuis plusieurs années.

Inflation à 53,8%, la plus élevée en 28 ans

Dans leur vie quotidienne, les Argentins le ressentent douloureusement. En 2019, l’inflation a atteint 53,8% – le taux le plus élevé en 28 ans – et la valeur du dollar par rapport au peso a augmenté de près de 63%. Dans l’une des rues principales de la capitale – au marché noir, mais au vu et au de tout le monde – il s’échangeait à 46 pesos en avril, à 74 aujourd’hui. Officiellement, les Argentins ne peuvent plus acheter que 200 dollars par mois. Selon les cas, les salaires et les retraites sont plus ou moins ajustés à l’inflation, mais les dépenses de santé, communication, ménage et alimentation ont augmenté plus que le prix du dollar. Les données officielles sont implacables : 30% des portenos sont pauvres ou en situation de vulnérabilité.

A qui la faute? S’ils sont de droite, les Argentins pointent du doigt la corruption de leurs anciens dirigeants. Christina Kircher, présidente de 2007 à 2015, est mise en examen dans huit affaires de corruption pour l’attribution de marchés publics en Patagonie, mais elle est protégée par son immunité parlementaire et, depuis le 10 décembre, par son statut de vice-présidente. L’enquête pour corruption et blanchiment d’argent touche nombre de ses ex-ministres et des entrepreneurs dont le plus connu est Lazaro Baez. Le jugement est prévu pour avril. La justice argentine a demandé à plusieurs reprises à la Suisse l’extradition de son supposé homme de paille, mais la procédure est en cours et on n’en saura pas plus.

Manifestation pour demander la libération de Milagro Sala, leader de Tupac Amaru

S’ils sont de gauche, ils accusent la politique libérale de l’ancien président. «Mauricio Macri nous a laissé beaucoup de pauvreté. Dans mon comedor (cantine, une sorte de soupe populaire) j’accueille 114 enfants par jour, alors qu’auparavant ils venaient surtout pour jouer et faire du sport », se désole Norma Diaz, de l’association indigène Tupac Amaru. Le 16 janvier, elle est venue manifester sous l’Obélisque, au centre de Buenos Aires, pour demander la libération de la leader Milagro Sala, condamnée à 13 ans de prison pour association illicite, fraude et extorsion dans l’affaire des « Pibes Villeros ». Elle est accusée d’avoir participé au détournement de 60 millions de pesos de fonds publics, destinés à la construction de logements sociaux qui n’ont jamais vu le jour.

En 2016 et 2017 (avant sa condamnation) le Groupe de travail de l’ONU sur les détentions arbitraires et le Comité de l’ONU contre la discrimination raciale avaient demandé sa libération. Ses partisans voient en elle une « prisonnière politique », condamnée sous l’ancien gouvernement pour sa lutte en faveur des droits des peuples autochtones. Interpellé sur son cas, le nouveau président de gauche, Alberto Fernandez, bien embarrassé, a affirmé dans une pirouette oratoire qu’il n’y a pas de prisonniers politiques en Argentine et que Milagro Sala est une «détenue arbitraire ».

Il faut dire que l’ancien président Mauricio Macri avait appliqué à la lettre les mesures d’austérité imposées par le Fonds monétaire international en échange d’un prêt record de 57 milliards USD, dont 44 ont déjà été versés. Le 27 janvier, le nouveau gouvernement a annoncé la création d’une unité spéciale pour renégocier cette dette qui met le pays à genoux.


Une version courte de cette chronique a d’abord été publiée par l’Echo Magazine