Rire est bon pour la société

Pour célébrer la Journée internationale des migrants, l’ONU invite la population à une soirée théâtrale avec des comédiens de renom, afin de favoriser le rire ensemble et démystifier un sujet trop politisé.

Peut-on rire de tout ? Le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (OHCHR) est convaincu que oui. Après le psychodrame et la tourmente médiatique qui a entouré la signature du Pacte mondial sur les migrations, la semaine passée à Marrakech, il invite à aborder la migration avec humour et humanité, en organisant Stand up for Migrants, une soirée comique en anglais et en français, qui aura lieu le 20 décembre au Victoria Hall de Genève. Avec des comédiens de renom : Hari Kondabolu, « l’un des plus importants comédiens politiques » selon le New York Times, et sa mère Uma ; les Suisses Thomas Wiesel et Charles Nouveau, qui ont participé au Montreux Comedy Festival ;  Deborah Frances-White, hôte du podcast The Guilty Feminist ; Evelyne Mok, nommée comédienne de l’année en Suède ; Noman Hosni, hôte du Montreux Comedy Club, et Bruno Peki, finaliste du festival Morges-sous-rire.

« Nous nous adressons à des gens qui ne sont pas sensibles aux droits humains des migrants, mais qui suivent ces comédiens, et à ceux qui y sont sensibles, mais ne connaissent pas forcément ces humoristes. Au-delà des controverses politiques, nous voulons parler d’êtres humains car les histoires individuelles, tout le monde peut les comprendre », nous explique Pia Oberoi.

164 pays ont signé le Pacte mondial sur les migrations

La cheffe de l’équipe Migration et droits humains à l’OHCHR rentre de Marrakech, justement. Et sa lecture du Pacte mondial pour les migrations tranche avec la vision catastrophiste véhiculée par certains. «Il y avait 164 pays présents, tout de même! Certains ont dit explicitement qu’ils n’allaient pas signer, comme les Etats-Unis, la Pologne et la Hongrie. D’autres, comme la Suisse, ont besoin de plus de temps pour analyser le texte et n’ont pas encore pris de décision. Mais la très grande majorité des membres de l’ONU ont signé ce Pacte parce qu’ils ont compris qu’une migration sûre, ordonnée et régulière est dans leur intérêt.»

Elle insiste : le Pacte ne crée aucun nouveau droit, il ne fait que réaffirmer des droits existants. Il ne crée pas de droit à la migration. Il n’implique pas l’ouverture des frontières. Il n’entraîne pas la régularisation des sans-papiers. Il dit que si les droits humains sont là, qu’ils ont été reconnus par la plupart des Etats, il faut les appliquer et il essaie de montrer comment. Mais rien n’oblige un gouvernement à prendre des mesures qui violent sa souveraineté. Le Pacte vise à créer des voies sûres, pour que les gens puissent se déplacer de façon régulière. Mais aussi à éliminer les facteurs négatifs de la migration, ceux qui obligent les gens à partir. Certains gouvernements ont dit comment ils allaient mettre en œuvre le Pacte, voire modifier la législation pour rendre leur politique plus cohérente. Le Mexique, par exemple, co-facilitateur des négociations avec la Suisse, a déclaré qu’il allait examiner toute sa politique migratoire à la lumière du Pacte.

La migration, machine à gagner des voix

« Actuellement, il est trop facile d’instrumentaliser la migration, continue Pia Oberoi. Des extrémistes surfent sur l’émotivité du sujet pour gagner des voix et même des partis politiques plus modérés leur emboîtent le pas. Cela doit changer ! Car tout indique que la migration est bonne pour la société et pour l’économie. Les migrants ne commettent pas plus de crimes que le reste de la population, au contraire, ils ont tendance à respecter davantage la loi et à avoir une vie plus saine. Dans cinquante ans encore plus de gens se déplaceront car dans certaines parties du monde la pression démographique va augmenter. C’est un fait : nous avons toujours migré et nous continuerons à le faire. »

Reste que c’est celui qui crie le plus fort qui se fait le plus entendre… Pour essayer de changer le narratif sur la migration, en passant de l’exclusion à des valeurs partagées, le Haut-commissariat aux droits de l’homme a lancé une campagne sur les réseaux sociaux, Stand Up for Migrants. « Nous avons parlé aux migrants et avons constaté que la plupart veulent faire profil bas, travailler, ne pas exposer leurs enfants. Or, comme ils sont inaudibles dans le débat public, c’est le stéréotype du migrant qui domine. La peur de la migration touche surtout ceux qui ont perdu leur emploi à cause de l’automatisation, de la délocalisation, qui voient le système de protection sociale s’effriter sous la pression du changement démographique. Nous avons si peur de la migration que nous permettons aux gouvernements de mettre en place une vaste surveillance parce qu’un jour, éventuellement, il pourrait y avoir un attentat… A un moment donné, le discours doit changer », soupire Pia Oberoi.

Elle l’admet : la communication sur le Pacte mondial aurait dû être plus affirmative, disant clairement ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. « Pourtant, jamais auparavant les États membres de l’ONU n’avaient négocié un tel document. Les facilitateurs ne se sont pas pliés à l’air du temps, ce document est solide. Nous croyons que les gouvernements qui ne l’ont pas signé le feront parce qu’il est fondé sur les droits humains et que certains d’entre eux sont des champions de ces droits. »

Stand up for Migrants, le 20 décembre au Victoria Hall de Genève à 20h

Hécatombe en Méditerranée

Photo: © SOS Méditerranée

Dans Eldorado, Markus Imhoof montre l’horreur des migrations et … l’absurdité du système commercial international. Depuis le tournage du film, les conditions d’arrivée des migrants se sont encore nettement détériorées. L’ONG SOS MEDITERRANEE, qui a ouvert récemment un bureau à Genève, affrète l’Aquarius, l’un des seuls bateaux qui continuent à leur venir en aide.

Eldorado est probablement l’un des meilleurs films sur le drame des migrants. Le plus humain en tout cas. On y voit un Sénégalais débouté de l’asile, qui accepte de rentrer chez lui en échange d’un chèque de 3’000.- maximum, offert par la Suisse pour démarrer une activité économique sur place. Peu de temps après, très fier, il envoie au cinéaste suisse une photo des deux vaches qu’il a pu s’acheter. Sauf qu’au même moment, nous raconte le film, à savoir en 2014, la Cedeao (Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest) signe l’Accord de partenariat économique (APE) avec l’Union européenne (UE). Le lait en poudre européen, subventionné, va inonder les marchés d’Afrique de l’Ouest, dont le Sénégal, grâce à la baisse drastique des droits de douane – et alors même que ces pays n’ont pas les moyens de subventionner leur agriculture. Le lait en poudre importé va être moins cher que le lait produit localement et notre paysan risque de mettre la clé sous le paillasson.

Pareil pour les tomates. Le film montre comment la filière de la tomate marche sur la tête. Les migrants africains qui débarquent en Italie (et sont presque systématiquement déboutés de l’asile) se retrouvent à ramasser les tomates dans les campagnes des Pouilles pour 30 euros par jour (dont la moitié va au mafieux qui les a engagés dans des conditions proches de l’esclavage). C’est ces prix imbattables qui permettent à l’industrie italienne de la tomate de survivre. Elle va fabriquer du concentré subventionné, qui sera exporté vers l’Afrique à des prix défiant toute concurrence et, de nouveau, probablement inférieurs aux coûts locaux de production.

« C’est nous qui produisons les réfugiés économiques ! » Assène Markus Imhoof lors d’un débat organisé par le Festival Vision du réel à Nyon. « Quoi faire alors ? » lui demande une spectatrice. « Votez avec votre cœur et soutenez l’Initiative Multinationales responsables ! ». Cette initiative, lancée par 85 ONG, dont Alliance Sud, vise à obliger les entreprises suisses à respecter les droits humains et l’environnement partout dans le monde.

Fin de Mare Nostrum en 2014

Eldorado montre l’humanité de la Marine et des ONG italiennes, qui sauvent les migrants en mer, les accueillent, les nourrissent et les soignent avec une dévotion qui frôle le sacerdoce. Le film a été tourné pendant l’opération Mare Nostrum, qui a pris fin en 2014 car l’UE estimait que l’Italie était en train de créer un appel d’air.

« Mais les arrivées ont continué bien après, ce qui montre qu’il n’y avait pas de corrélation », rétorque Caroline Abu Sa’da, directrice de SOS MEDITERRANEE Suisse, une nouvelle ONG membre du réseau européen SOS MEDITERRANEE. Ce réseau affrète l’Aquarius, un bateau qui a sauvé près de 28’000 personnes depuis février 2016. Une petite équipe d’une trentaine de personnes, en comptant les employés de Médecin Sans Frontières, patrouille les eaux internationales au large de la Libye pour recueillir les rafiots à la dérive. Les autorités italiennes lui disent ensuite où déposer les migrants – en ce moment surtout en Sicile.

« A l’heure actuelle, seul l’Aquarius et le bateau de l’ONG allemande Sea-Eye patrouillent encore en Méditerranée, nous explique Caroline Abu Sa’da. Les naufragés viennent surtout d’Erythrée, de Somalie, du Soudan, mais aussi d’Irak, de Syrie et de Palestine. Ils racontent des histoires assez terribles…. Les raisons de leur départ sont dramatiques, leurs parcours migratoires encore plus, surtout l’arrivée en Libye, avec l’esclavage, la torture, les viols, que nous documentons depuis des années. Leurs conditions médicales et psychologiques se sont nettement aggravées par rapport à l’année passée car les gens restent plus longtemps dans les geôles libyennes. »

 

Photo: © SOS Méditerranée

12’000 francs par jour pour affréter un bateau

Pour rappel, 2015 a vu le plus grand nombre d’arrivées par mer. Avec la fin de Mare Nostrum, de nombreuses ONG se mobilisent pour sauver les migrants. Mais en 2017 le gouvernement italien se crispe et décide de gérer la crise tout seul. Il passe un accord avec la Libye, avec la bénédiction de l’UE qui vient de signer un accord semblable avec la Turquie pour la payer à contenir les migrants.

L’UE lance alors un programme de formation des garde-côtes libyens par le biais de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières. En mai – juin 2017, le ministère de l’Intérieur italien demande aux ONG de signer un code de conduite. « Certaines signent, d’autres refusent, d’autres, comme nous, décident de négocier des clauses qui ne nous convenaient pas : la présence de policiers armés à bord et l’interdiction de transbordement des petits aux gros bateaux, qui obligeait les ONG à faire des aller – retours entre les côtes libyennes et l’Italie, réduisant leur capacité », précise la directrice de SOS MEDITERRANEE Suisse.

Dès lors, à partir de septembre il y a eu beaucoup moins d’ONG en mer et, avec la politique de « containment » qui se met en place en Libye, beaucoup moins de départs. Selon l’Organisation internationale des migrations, 27’000 personnes sont arrivées cette année, avec un taux de mortalité de 2%, ce qui correspond à 560 morts documentés – on ne connaît pas les autres. Mais les ONG qui continuent à se battre contre vents et marées marchent sur un fil rouge. « Nous risquons de nous faire arrêter par les autorités italiennes tous les jours, ou d’avoir un clash avec les garde côtes libyens. Comme nous ne pouvons compter que sur les dons des particuliers, nous avons très peu de financements. Or affréter un bateau coûte 12’000 CHF par jour», continue Caroline Abu Sa’da.

Mi-avril, la cour de justice de Ragusa a dé-séquestré le bateau de l’ONG espagnole Pro Activa Open Arms, mais elle a gardé les poursuites envers les trois personnes qui étaient à bord. « Ce jugement reconnaît enfin que la Libye n’est pas un pays sûr pour renvoyer les gens, soupire Caroline Abu Sa’da. Les ONG présentes en Méditerranée sauvent des vies et témoignent, ce qui est essentiel car Frontex joue un rôle ambigu. Si on part il n’y aura plus de témoins en mer. Mais il faut bien reconnaître que la situation de l’Italie n’est pas tenable. Avec la Grèce, c’est le principal pays d’accueil et elle ne reçoit presque aucun soutien de l’UE. La clé de répartition entre les pays membres (et la Suisse) ne marche pas. »

Reste à savoir si notre paysan sénégalais va retenter de prendre la route de l’exil. Cette fois-ci, son voyage risque d’être encore plus périlleux et inhumain que le précédent.