La Ghriba, miracle du vivre-ensemble

Photos de la Ghriba © Isolda Agazzi

Le pèlerinage juif de la Ghriba s’est tenu de nouveau à Djerba, en Tunisie, après deux ans d’absence. Selon la tradition, il a rassemblé surtout des Juifs venus de Tunisie et de France, mais aussi des fidèles de toute confession

Naila a voulu mettre toutes les chances de son côté : c’est carrément un plateau d’œufs durs qu’elle s’apprête à déposer dans la grotte souterraine, sur lesquels elle a écrit scrupuleusement les noms de ses cinq enfants. « Je prie pour qu’ils aient la santé, l’argent, le succès et pour qu’ils se marient, inshallah ! », lance-t-elle. « Vous êtes musulmane ? », lui demandons-nous, étonnés par cette dernière invocation. « Oui, mais je ne rate jamais le pèlerinage de la Ghriba. Juifs, chrétiens, musulmans, tout le monde vient ici pour demander à la sainte d’exaucer ses vœux », nous répond-elle, jouant des coudes pour garder sa place dans la file d’attente. Des femmes parées de leurs plus beaux habits attendent de déposer le précieux sésame dans la cavité étroite, dans l’espoir de se marier ou d’avoir un enfant, selon une croyance populaire. Un Belge s’excuse, un peu gêné : « Je viens pour mon épouse, mais il n’y a que des femmes ici, pouvez-vous déposer les œufs à ma place ? » demande-t-il à Naila, qui s’en charge volontiers et distribue des œufs durs à la ronde.

Plus ancienne synagogue au monde en-dehors de Jérusalem

Une ambiance survoltée règne dans la petite synagogue de la Ghriba, qui se dresse modestement en rase campagne à Djerba, au sud de la Tunisie. Située à un kilomètre de Hara Sghira, l’un des deux villages juifs de l’île, elle est considérée comme la plus ancienne au monde en dehors de Jérusalem. Ses fondations auraient été jetées par des prêtres qui avaient ramené quelques pierres du temple de Salomon, détruit par Nabuchodonosor au 6ème siècle av. J.-C. Le pèlerinage, qui se tient chaque année, célèbre Lag Ba’Omer, la fin du deuil de 40 jours pendant lequel les Juifs ne peuvent ni danser, ni chanter, ni se marier.

Sous les voûtes blanches et bleues du petit édifice, des femmes en foulard ou couvre-chef allument religieusement des cierges ; quelques hommes à la longue barbe, une kippa vissée sur la tête, sont plongés dans la lecture de la thora. Dans le oukala qui fait face – le caravansérail construit dans les années 1950 pour héberger les Juifs libyens – on se croirait dans une grande kermesse : un orchestre arabo-juif joue dans la cour, à côté de la « Menora », un char sur lequel les fidèles viennent nouer des foulards. Les gens chantent et dansent parmi les effluves de b’hur (bois de santal), au point que l’animateur se voit obligé de rappeler que les femmes n’ont pas le droit de danser devant la « Menora ». Ils reprennent en chœur Au café des délices, la chanson de Patrick Bruel qui narre le départ des Juifs de Tunisie. Des stands de nourriture casher, de boutargue (une spécialité tunisienne à base d’œufs de poisson) garantie casher, de souvenirs en tout genre et de… Tunisie Télécom, participent au côté festif, pour ne pas dire commercial de l’évènement.

Pour la petite communauté des Juifs de Tunisie, pour la plupart exilés en France, c’est l’occasion de se retrouver une fois par an et de resserrer les liens. « C’est la sixième fois que je viens à la Ghriba, d’ailleurs on ne se voit qu’ici, alors qu’on habite la même ville ! », lance une Parisienne à ses copines, attablées autour de brochettes d’agneau fumantes.

L’aspect religieux persiste, malgré le côté touristique

Mais y a-t-il encore quelque chose de religieux dans cet évènement à l’apparence folklorique, utilisé d’ailleurs sciemment par les autorités tunisiennes pour lancer la saison touristique ? « Le judaïsme tunisien est un judaïsme de joie, festif. Certes, il y a un aspect touristique, mais le côté religieux et la ferveur persistent », nous assure le rabbin Moshé Lewin, vice-président des rabbins européens et conseiller spécial du Grand rabbin de France, qui a fait le déplacement.

Robert, un Juif tunisien parti en France en 1965, à l’âge de 11 ans, observe d’un œil amusé la vente aux enchères qui se déroule dans la cour, entrecoupée de cris et de musique. Il est plus sceptique : « Il y a un côté très païen ici, il n’y a même pas eu de cérémonie religieuse… lâche-t-il. Mais j’avais besoin de faire ce pèlerinage au moins une fois dans ma vie. » Pour renflouer les caisses de la communauté, une sorte de commissaire-priseur met en vente des bouquets de fleurs accompagnés de rimonims (ornements rituels), dont les prix augmentent aussi rapidement que la ferveur ambiante et se vendent pour plusieurs milliers d’euros, dans une sorte d’archaïsme mâtiné de modernité qui sert aussi, en passant, à montrer sa réussite. L’un d’entre eux sera acheté par une femme qui assure, fondant en larmes, qu’elle avait attrapé une maladie très grave juste avant un pèlerinage à la Ghriba, mais en a été guérie après avoir fait une donation conséquente.

« On est dans un temps de survivants d’un monde qui n’existe plus, continue Robert, pensif. Mais que c’est bon la nostalgie, et là elle est d’une souffrance joyeuse ! J’ai l’impression de me trouver dans un décor où il y a encore des personnages, mais pour combien de temps ? Il n’y a plus de Juifs dans les pays arabes. A Djerba ils vivent en vase clos, c’est peut-être ce qui leur a permis de continuer à exister »

Imam français star de l’événement

Le point fort de l’événement, c’est peut-être son côté rassembleur. Sous un soleil de plomb, Hassen Chalgoumi arrive à se frayer un chemin jusqu’à l’estrade. Cet imam de la banlieue parisienne de Drancy, lui-même d’origine tunisienne, très connu pour sa lutte contre le communautarisme et l’islam politique, devient, presque malgré lui, la star de la fête : « Assalam Aleikum, Shalom ! lance-t-il à une foule conquise. Nous vivons une période difficile, avec la guerre en Ukraine et les autres guerres dans le monde. Les tensions au Proche Orient doivent baisser par le dialogue, non par la guerre. La Ghriba est un miracle, une flamme d’espoir, l’humanité a besoin de cela. C’est la preuve que nous pouvons vivre ensemble. »

La nuit tombe. La « Menora », couverte de foulards et de fleurs, est amenée en procession jusqu’au village voisin, escortée par un impressionnant dispositif de sécurité. Auparavant elle effectuait un parcours bien plus long, mais l’attentat de 2002 est passé par là. Peu après, elle est ramenée à la synagogue. Les fidèles continuent d’affluer à la Ghriba, parés de leurs plus belles tenues, et se préparent à festoyer jusque tard dans la nuit. Tout s’est déroulé dans le calme. Cette année, le pèlerinage tant attendu aura tenu ses promesses.


Le dernier pèlerinage juif du monde arabe qui rassemble les communautés

Cette année, le pèlerinage de la Ghriba a eu lieu le 18 et 19 mai, après deux ans d’absence en raison de la pandémie. Il a accueilli 3000 pèlerins et visiteurs de 14 nationalités et une cinquantaine de journalistes étrangers, invités par l’Office National du Tourisme Tunisien. La plupart étaient des Juifs tunisiens qui habitent en France.

« C’est un événement très particulier car c’est peut-être le dernier pèlerinage juif du monde arabe qui rassemble les différentes communautés, nous explique Dionigi Albera, directeur de recherche au CNRS d’Aix-en-Provence. Les Juifs de Djerba sont une communauté qui vit en vase clos, mais en même temps ils sont très ouverts car ils ont une diaspora dans toute la Méditerranée, c’est assez paradoxal. Dans le temps ils possédaient beaucoup de typographies, aujourd’hui ils en ont encore une qui continue à imprimer un hebdomadaire en juif arabe, à savoir un arabe qui s’écrit avec des caractères juifs »

La population juive de Tunisie, estimée à environ 100’000 personnes au moment de l’indépendance, en 1956, est partie par vagues successives jusqu’aux années 1980 car elle se sentait discriminée. Aujourd’hui il reste 1’200 Juifs dans le pays, dont 1’000 à Djerba. Selon un représentant de la communauté qui habite Tunis, ils n’ont pas de problèmes.

La communauté de Djerba, fortement repliée sur elle-même, a su se préserver. Elle a refusé notamment l’enseignement de l’Alliance israélite universelle, qui visait à donner une éducation moderne aux Juifs d’Afrique du Nord. Aujourd’hui les Yeshivas de l’île (écoles talmudiques) accueillent 300 garçons et 350 filles. Selon un arrangement conclu avec l’Etat tunisien, ceux-ci fréquentent aussi l’école publique, où ils bénéficient d’horaires aménagés. A Djerba, il reste 19 synagogues, dont la Ghriba.


Ce reportage a été publié par l’Echo Magazine