Le rapport phare de la Banque mondiale dans l’œil du cyclone

Les données de Doing Business auraient été manipulées au profit de la Chine, entre autres. Déjà critiqué pour son approche libérale, le rapport de la Banque mondiale perd encore un peu plus de crédibilité. Le mieux serait de le suspendre une fois pour toutes

La Chine, les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite et l’Azerbaïdjan auraient manipulé les données des éditions 2018 et 2020 de Doing Business, le rapport publié chaque année par la Banque mondiale pour évaluer l’attractivité des pays en termes de facilitation des investissements. On ne sait pas exactement ce qui a été manipulé, mais ces pays ont nettement amélioré leur placement. La Chine est passée de la 78eme à la 31ème place, l’Azerbaïdjan de la 57ème à la 34ème, l’Arabie Saoudite de la 92 à la 62 et les Emirats Arabes Unis de la 21 à la 16. Ils sont accusés d’avoir fourni des données falsifiées, ce que la Banque mondiale, dans un communiqué laconique, affirme vouloir vérifier.

Le rapport évalue dix critères comme la rapidité de la création d’entreprises, l’accès au crédit et le taux d’imposition – mais de fait, il met surtout l’accent sur la dérégulation. Pour espérer améliorer leur classement et attirer les investisseurs étrangers, les pays en développement se lancent dans une course vers le bas à la dérégulation, en réduisant notamment la protection sociale des travailleurs et la taxation des multinationales. Moins un pays accorde de sécurité sociale à ses travailleurs, mieux il est classé. Ces critères ont été critiqués depuis longtemps car ils excluent la corruption et ne sont pas aussi neutres qu’ils le prétendent. Selon Paul Romer, ancien chef économiste de la Banque mondiale, le Chili avait été rétrogradé pour avoir élu une présidente socialiste, Michelle Bachelet. Pourtant les pays en développement leur accordent la plus haute importance pour attirer les investissements étrangers.

Suisse à la 36ème place

Quelle est la réaction de la Suisse, classée à la 9ème place par le World Investment Report de la CNUCED (2018), mais dans ce rapport à la peu flatteuse 36ème, derrière l’Azerbaïdjan, la Turquie, la Chine et tant d’autres ? «Les irrégularités dans les données des rapports Doing Business récemment annoncées par la Banque mondiale doivent être prises au sérieux, nous répond Lorenz Jakob du Seco. L’intégrité des données et l’impartialité de l’analyse sont de la plus haute importance pour la crédibilité du rapport. La Suisse demande à la Banque mondiale de mener une enquête approfondie sur la situation et se félicite de la suspension temporaire de la publication du nouveau rapport [2021, qui devait être publié en octobre 2020].»

Selon le coordinateur des relations extérieures du Seco, le Doing Business est important en termes de politique de développement car il permet aux pays en développement et émergents d’identifier les domaines qui nécessitent des réformes et d’examiner des progrès spécifiques, « mais ses faiblesses méthodologiques ont déjà soulevé des questions critiques dans le passé. Avec d’autres pays de la Banque mondiale, la Suisse s’engage pour l’amélioration continue des méthodes. »

Pour Alliance Sud, il est clair que ces révélations vont alimenter encore un peu plus la méfiance à l’égard de la Chine et de son influence dans les organisations multilatérales. Suite à ce scandale, il faut envisager la suspension pure et simple de Doing Business, qui a toujours été critiqué. Car au-delà de la tromperie d’États autoritaires, les indicateurs de ce classement sont en contradiction avec les Objectifs de développement durable des Nations Unies, que la communauté internationale s’est engagée à atteindre d’ici 2030. L’abandon de cette liste, dont l’impact est très discutable, serait un pas dans la bonne direction.


Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

 

 

Argentine : les retraités trinquent, les investisseurs jubilent

Photo: manifestation à Buenos Aires, décembre 2017 © Isolda Agazzi

La réforme des retraites adoptée en décembre passé est censée amener 6 milliards USD d’économies. Alors que l’Argentine doit 8 milliards 650 millions USD (au moins) aux investisseurs étrangers et a déjà payé 11 milliards USD aux fonds vautour…

Le 19 décembre dernier, le rideau venait à peine de tomber sur la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce, à laquelle j’avais participé comme représentante d’Alliance Sud, que les rues de Buenos Aires se transformaient en champ de bataille. Malgré des manifestations incessantes et des grèves générales depuis un mois, le président Mauricio Macri avait fait passer au forceps la très controversée réforme qui prévoit l’augmentation de l’âge de la retraite et une limitation de l’indexation des pensions sur l’inflation. Pourtant, avec une inflation record de 20% par an, beaucoup de retraités peinent à joindre les deux bouts et les travailleurs voient leur pouvoir d’achat dégringoler. Le taux de pauvreté officiel se situe à 28,6%. Le bras de fer entre le président libéral et la gauche péroniste et les syndicats a entraîné l’embrasement des rues de Buenos Aires et une répression brutale, comme cela ne s’était jamais vu depuis la crise financière de 2001.

Le but affiché du gouvernement, élu en 2015, est de réduire un déficit budgétaire de 31 milliards d’USD en faisant 6 milliards USD d’économies. Mais prendre l’argent des retraités est-ce la meilleure façon d’y parvenir, me suis-je demandé ? Pour répondre à cette question, il suffit de comparer ce montant aux sommes astronomiques que l’Argentine doit aux investisseurs étrangers.

Crise financière, état d’urgence et avalanche de plaintes

Pour comprendre les origines de la crise de 2001, qui avait mis le pays à genoux, il faut remonter au début des années 1990. L’Argentine croulait sous les dettes. Pour y faire face, le gouvernement avait privatisé nombre d’entreprises publiques, les cédant notamment à des investisseurs étrangers, et avait conclu, pour les attirer, une cinquantaine d’accords de protection des investissements (API). Malgré ces ouvertures, le pays n’est pas arrivé à rembourser sa dette publique. En 2001 il a fait faillite.

Prenant des mesures exceptionnelles, le nouveau gouvernement Duhalde a alors déclaré l’état d’urgence. Il a dû abandonner la parité du peso et d’USD, entraînant une brusque dévaluation de la monnaie nationale et une perte du pouvoir d’achat de la population sur les produits importés. Il a gelé les prix et obligé les investisseurs étrangers à percevoir les recettes en pesos. Ceux-ci tenaient pourtant à continuer à être payés en USD, ou alors en pesos, mais à la même valeur que lors de la réalisation des investissements, ce qui aurait signifié une augmentation de 200, 300 ou 400% – insupportable pour des clients déjà étranglés par l’inflation et le chômage.

Pour protester contre ces mesures exceptionnelles, mais nécessaires, les investisseurs étrangers ont déposé une avalanche de plaintes : 60, un record mondial ! Il n’y a aucune plainte d’entreprise suisse. Leur particularité est que beaucoup portent sur des services publics, certains de base, comme la fourniture d’eau, d’électricité et de gaz

Issue des plaintes

L’issue de ces plaintes est la suivante :

Décidées en faveur d’aucune des deux parties: 1

Données non disponibles :     3

Décidées en faveur de l’Etat          : 5 (seulement)

Abandonnées:            9

En cours : 9. La plus récente est celle déposée en 2017 par un investisseur américain, MetLife, suite à la nationalisation du système privé des retraites en 2008. D’autres font suite aux mesures susmentionnées d’après-crise, comme celle de l’investisseur Luxembourgeois Camuzzi, un distributeur de gaz naturel actif dans sept provinces.

Réglées : 14. Il s’agit de plaintes où les deux parties ont pu trouver un accord sur le montant du dédommagement, mais seulement deux de ces arrangements sont publics : 5 milliards USD accordés à la compagnie pétrolière espagnole Repsol pour expropriation (un record absolu !) et 1 milliard 350 millions USD pour régler le cas Abaclat vs. Argentina, une plainte déposée par 60’000 épargnants ayant perdu leurs obligations souveraines suite à la restructuration de la dette publique en 2001.

Les autres arrangements ne sont pas publics, mais l’Argentine a aussi dû délier les cordons de la bourse.

Décidés en faveur de l’investisseur :        19

Il s’agit du nombre le plus élevé. D’après nos calculs, basés sur les données de la CNUCED, l’Argentine doit payer 2 milliards 295 millions USD de dommages et intérêts.

D’après nos propres calculs toujours, si on additionne ce montant à celui mentionné précédemment, l’Argentine doit payer au moins 8 milliards 650 million. Comme déjà dit, en réalité c’est beaucoup plus puisque tous les montants ne sont pas connus et il faut ajouter à cela les frais de justice. Une plainte coûte en moyenne 8 millions USD, partagés différemment entre le plaignant et l’Etat hôte selon l’issue de celle-ci.

Attirer les investissements étrangers d’accord, mais à quel prix ?

Depuis son élection en décembre 2015, le président Mauricio Macri a adopté des mesures pour faire revenir les investisseurs étrangers : élimination du contrôle des capitaux, dévaluation du peso, baisse des impôts sur les entreprises, réduction des obstacles bureaucratiques. Il s’apprête à libéraliser aussi le droit du travail, ce qui augure de nouvelles manifestations dans les rues de Buenos Aires… Pour l’instant en tout cas il n’a pas touché aux mesures contestées par les investisseurs étrangers, mais les temps ont changé et il n’est plus question de revenir à la parité du peso et du USD, par exemple (aujourd’hui 1 USD s’échange contre 20 pesos).

Les plaintes auxquelles l’Argentine a dû et doit faire face – 9 sont encore en cours et de nouvelles ne sont pas exclues – posent énormément de questions: en principe, la souveraineté de l’Etat ne peut pas être engagée lorsque surviennent des évènements économiques tels qu’une crise financière, l’effondrement d’une devise ou du cours mondial d’un produit. Dès lors, puisque les mesures prises par l’Argentine étaient directement liées à la situation économique du pays et de la région, elles devraient être considérées comme faisant partie des risques économiques que les investisseurs étrangers doivent assumer et dégager le pays de sa responsabilité juridique internationale.

Pourtant, le fait que l’Argentine ait été condamnée 19 fois et n’ait obtenu gain de cause que cinq fois montre que ce principe n’a presque jamais été respecté. Visiblement, l’obligation d’un gouvernement de fournir les services publics de base et de respecter les droits humains de la population passe après ses obligations envers les investisseurs étrangers.

 A ne pas confondre avec les 11 milliards USD payés aux fonds vautour !

A ces chiffres astronomiques il faut ajouter les 11 milliards USD que l’Argentine a accepté de payer aux fonds vautours américains en février et mars 2016. Cette bataille juridique est aussi interminable que scandaleuse: en 2005 et 2010, les gouvernements Kirchner avaient réussi à négocier une restructuration de la dette avec 93% de leurs créanciers, qui avaient accepté une décote de 70%. Mais les fonds spéculatifs américains, qui détenaient 7% de la dette, n’ont pas accepté cet arrangement. Ils ont saisi les tribunaux new-yorkais pour obtenir un remboursement total des obligations argentines, qu’ils avaient pourtant achetées à prix cassé.  Ils ont fini par toucher le jackpot : 2 milliards USD pour des obligations achetées 80 millions dans les années 2000 ! L’Argentine a pu retourner sur les marchés financiers internationaux, mais à quel prix ?

 

Cet article est d’abord paru dans Global + 67, Printemps 2018, le magazine d’Alliance Sud