Argentine : la dollarisation fait exploser le prix du gaz

Photo: Buenos Aires © Isolda Agazzi

La dévaluation du peso argentin a fait exploser le prix du gaz, payé en USD aux multinationales pétrolières. Face à la pression populaire, le gouvernement a renoncé à augmenter les tarifs et accepté de payer lui-même la différence résultant de la variation du taux de change –  une mesure qui soulage la population dans l’immédiat, mais qui va encore accroître la dette du pays. 

Le 11 octobre, suite à la pression populaire et craignant que le parlement refuse d’adopter le budget 2019, le gouvernement a fait marche arrière. Au lieu d’augmenter les tarifs du gaz, il a décidé de payer lui-même – à partir de l’année prochaine et en 30 tranches – la dette des sociétés de distribution de gaz vis-à-vis des pétroliers étrangers. Dans une récente note informative, la centrale syndicale CTA Autonoma explique que celle-ci résulte de la « dollarisation », à savoir la décision du gouvernement Macri, l’année passée, de payer les pétroliers en USD. A celle-ci s’ajoute la brutale dévaluation du peso qui, entre avril et septembre, a fait perdre à la monnaie nationale 50% de sa valeur, atteignant les 40 pesos pour un USD. Malgré la dévaluation, les sociétés nationales de distribution de gaz ont continué à payer celui-ci aux pétroliers – Total, Panamerican, Tecpetrol et YPF – à un taux de change de 20 pesos pour un USD, comme inscrit dans les contrats de vente. Sauf que la variation du taux de change leur a fait cumuler une « dette » de 250 millions USD vis-à-vis des multinationales pétrolières, que le président Mauricio Macri va finalement faire payer par l’Etat et non par les consommateurs, comme initialement prévu.

Si ces deniers sont soulagés dans l’immédiat, ils ne sont pas dupes : ils savent parfaitement que ce sont eux et leurs enfants qui vont devoir payer cette dette, tôt ou tard. Une dette du gaz qui  s’ajoute à une dette extérieure déjà explosive : « En 2019, 20% du budget de l’Etat va servir à payer le service de la dette. A ce rythme, celle-ci va atteindre les 90% du PIB d’ici la fin de cette année, nous explique Gonzalo Manzullo, directeur des relations internationales à la CTA. » Pour remédier à cet endettement record, l’Argentine a fait appel au Fonds monétaire international, qui lui a octroyé un prêt de 57 milliards USD – la première tranche a été versée en juin. En contrepartie, il a imposé des coupes budgétaires qui ont entraîné notamment la réduction du nombre des ministères de vingt-deux à onze, dont la suppression d’un ministère historiquement aussi important que celui du Travail. Depuis son élection à la tête de l’Etat, il y a deux ans, le président Mauricio Macri avait déjà arrêté la plupart des subventions aux services publics tels que la distribution de gaz et d’eau, dont certains ont augmenté jusqu’à 300%.

L’inflation fait diminuer la classe moyenne

Face à cela, la CTA dénonce les USD 2’865 millions de subventions que les entreprises nationales de distribution de gaz vont recevoir entre 2018 et 2019. La centrale syndicale appelle a mettre fin à la dollarisation du gaz et à convoquer un grand débat sur les services publics et la politique énergétique pour garantir la réalisation du  droit humain à l’énergie pour tous.

Hier, la presse locale annonçait que la classe moyenne inférieure était la plus durement touchée par la hausse des prix – les billets de bus et de train augmentaient le jour même – et des tarifs. La Ville de Buenos Aires compte un peu plus de trois millions d’habitants, dont deux millions appartiennent à la classe moyenne, 565’000 sont pauvres et 386’000 riches. Par rapport à la même période de l’année passée, la classe moyenne a perdu 104’000 personnes et il y a 69’000 pauvres en plus. Si dans les quartiers chics et touristiques on le remarque à peine – la chute du peso a fait baisser les voyages des Argentins à l’étranger, mais augmenter le tourisme –, les centres commerciaux et les cinémas de quartier affichent une baisse de fréquentation frappante. Les salaires n’ont de loin pas augmenté autant que l’inflation et les travailleurs peu reliés aux marchés globaux ne craignent plus seulement l’inflation, mais aussi de perdre leur emploi et de tomber dans la pauvreté.

La situation économique actuelle rappelle de douloureux souvenirs aux Argentins, qui n’ont pas oublié la crise économique de 2001 et les remèdes de cheval imposés par le FMI. S’ils gardent le sens de l’humour – l’augmentation des tarifs du gaz et de l’électricité, la corruption, le FMI et les péripéties de la politique nationale font l’objet d’innombrables sketchs humoristiques à la télévision, dans les théâtres et jusque dans les fêtes de mariage –, les syndicats ont déjà annoncé une grève générale de 36 heures pour le mois de novembre. Le sommet du G20, qui se tiendra à Buenos Aires le 30 novembre et 1er décembre, pourrait aussi entraîner une forte mobilisation sociale. Le président Macri a promis aux chefs d’Etat et de gouvernement invités de leur apprendre à danser le tango. Sauf que, comme dit l’adage, pour danser le tango il faut être deux et il n’est pas sûr que la rue suive.

 

Les Tunisiens pressés comme des citrons

Photo: Marché de Halfaouine, Tunis
© Isolda Agazzi

Un expert de l’ONU vient de tirer la sonnette d’alarme au Conseil des droits de l’homme : le programme d’austérité imposé à la Tunisie n’est pas compatible avec le respect des droits économiques, sociaux et culturels. A terme, il pourrait même déstabiliser le pays.

Début janvier, c’est par d’importantes manifestations de rue que les Tunisiens ont marqué le septième anniversaire de la révolution qui, le 14 janvier 2011, avait chassé le dictateur Zine El Abidine Ben Ali. Ils protestaient contre une inflation à 6,9% et l’adoption de la Loi de finances. Pour réduire le déficit budgétaire, celle-ci prévoit d’augmenter la TVA de 1% et le prix du pétrole, du diesel et du gaz, largement utilisés pour la cuisine et le chauffage dans cet hiver glacial, de 4% – pour la deuxième fois en six mois.

Aujourd’hui, les Tunisiens viennent de recevoir un appui de taille : l’expert indépendant de l’ONU sur les effets de la dette extérieure, Juan Pablo Bohoslavsky, a présenté au Conseil des droits de l’homme de Genève un rapport qui remet les pendules à l’heure. Il rappelle que les mesures d’austérité qui limitent la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels ne doivent être imposées que si elles sont inévitables, proportionnelles et nécessaires et rester en place aussi peu de temps que possible. Ce qui n’est visiblement pas le cas des conditionnalités imposées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale à la Tunisie.

Le tableau est sombre. Si les libertés ont fait des progrès spectaculaires depuis la révolution, il n’en va pas de même des indicateurs macro-économiques, tous dans le rouge à cause d’un contexte économique défavorable et de la chute brutale du tourisme depuis les attentats de 2015. La croissance stagne à 2% – elle était de 4,5% durant les cinq années précédant la révolution, mais sa répartition très inégale a contribué à mettre le feu aux poudres. Le taux de chômage est de 15,5%, avec des taux beaucoup plus élevés chez les diplômés chômeurs, en raison d’un système qui favorise les études universitaires au détriment des emplois manuels et de l’apprentissage, peu valorisé. Le déficit budgétaire est de 6% et la dette extérieure est devenue complètement incontrôlable, avoisinant les 80% du PIB – ce que la dévaluation du dinar tunisien (DT) préconisée par le FMI n’a fait qu’empirer. Le service de la dette, à savoir le simple paiement des intérêts, est devenu insoutenable. L’expert indépendant appelle les créanciers internationaux à la soulager.

Programme de réformes économiques draconien

Pour essayer de remonter la pente, le gouvernement a emprunté 4,6 milliards USD au FMI. En contrepartie, il a dû se serrer la ceinture : gel des salaires des fonctionnaires et réduction de leur nombre, ce qui va faire augmenter le chômage, alors même qu’il n’est pas prouvé que ce genre de mesures relance la croissance économique. Les personnes à bas et moyen revenu vont être taxées davantage, tandis que les hauts revenus (plus de 50’000 DT[1] par an) vont continuer à payer 35% d’impôts. Mais 30% de l’économie a lieu dans le secteur informel et n’est pas taxée du tout et la moitié des entrepreneurs et des professions libérales échappent aussi à l’impôt. L’imposition des entreprises a tellement baissé qu’elle ne contribue plus qu’à 11% du revenu fiscal. Avec la libéralisation du commerce, les droits de douane ne représentent plus que 8% des taxes indirectes, alors que la TVA a explosé. Problème : elle est très inégalitaire car elle s’applique à tout le monde, indépendamment du revenu.

Le programme de réformes économiques imposé par le FMI prévoit aussi une réduction des subventions à l’énergie, au transport et à l’alimentation. Or l’expert fait remarquer que l’augmentation du prix de l’électricité et la suppression d’autres subventions aux carburants feraient augmenter la pauvreté de 2,5%. Il s’inquiète aussi de l’augmentation des prix des biens de première nécessité : 8,3% pour la nourriture; 4,3% pour l’eau, l’électricité et le gaz ; 6% pour le transport et l’habillement

Associer davantage le parlement et les citoyens

Le premier remède préconisé par Juan Pablo Bohoslavsky est de s’attaquer à la corruption, qui aurait même augmenté depuis la chute de Ben Ali, malgré les efforts du gouvernement. Quant à son corollaire, l’évasion fiscale et les flux financiers illicites vers les pays étrangers, ils coûteraient 2 milliards USD par an à la Tunisie. En ce qui concerne les 42 milliards USD détournés par Ben Ali et son clan, seule une infime partie a été récupérée : 28 millions du Liban et un peu plus de 4 millions de Suisse, où quelques 56 millions restent encore gelés.

L’expert indépendant soutient les propositions du parlement tunisien de procéder à un audit de la dette publique pour déterminer les responsabilités des bailleurs étrangers qui ont soutenu le régime de Ben Ali. Il demande d’inclure davantage le parlement et la société civile dans la mise sur pied de programmes de réformes économiques d’envergure, avant de contracter des prêts. Il exhorte le gouvernement et les institutions financières internationales à revoir le programme d’ajustement structurel pour s’assurer que, s’il est absolument nécessaire, il soit réparti équitablement et non enduré seulement par les plus faibles. Il réclame une analyse d’impact sur les droits humains avant toute réforme économique majeure. Car les dernières mesures d’ajustement pourraient non seulement mettre à mal la croissance économique, mais aussi menacer la paix et la stabilité de la Tunisie.

 

[1] 1 CHF = 2,5 DT