Des combattants, pas des assassins

Photo: Sur l’île de Mindanao, aux Philippines, avec des combattants du Front de libération islamique Moro

Dans Une femme sur les terres des rebelles, Elisabeth Decrey Warner raconte l’histoire d’un projet inédit : amener les groupes armés à respecter le droit humanitaire, à commencer par l’interdiction des mines antipersonnel. Concrétisé dans l’Appel de Genève, une fondation qu’elle a créée et présidée pendant 20 ans 

« Vous venez de Genève ? Vous devez connaître Elisabeth Decrey alors, passez-lui le bonjour ! » nous lançait un ancien chef de guerre rencontré lors d’un récent voyage au Soudan. Si nous avions déjà constaté à plusieurs reprises que « Genève » est synonyme de paix et droits humains partout dans le monde, nous découvrions qu’Elisabeth Decrey est l’une de ses ambassadrices les plus aimées.

« Ambassadrice » au sens figuré, bien entendu, car cette militante de la première heure, qui est allée jusqu’à cacher des réfugiés chez elle, est d’abord une femme de terrain, à l’aise aussi bien au fond de la brousse que sur le perchoir du Grand Conseil genevois qu’elle a présidé. Pourtant rien ne prédestinait cette physiothérapeute de formation et mère de six enfants, dont quatre adoptés, à lancer un projet unique au monde, qui allait révolutionner le droit humanitaire : convaincre les groupes armés non étatiques à s’engager contre les mines antipersonnel. Une aventure de vingt ans qu’elle raconte avec cœur dans un livre passionnant qui vient de paraître, truffé d’anecdotes rocambolesques : Une femme sur les terres des rebelles.

Se fixer des objectifs sortis des rêves les plus fous

Celle qui déplore que les étudiant.es « peinent à oser se lancer sur des chemins inconnus, à inventer de nouvelles approches, à se fixer des objectifs sortis des rêves les plus fous », revenait en décembre 1997 de la Conférence de signature de la Convention d’Ottawa interdisant les mines antipersonnel. Elle y avait été invitée en tant que coordinatrice de la Campagne suisse contre lesdites mines, qui était membre d’une large campagne internationale réunissant près de 1’500 ONG du monde entier. Celle-ci avait fait pression sur les Etats pour qu’ils interdisent ces engins explosifs particulièrement pernicieux, qui tuent et mutilent les civils lorsqu’ils ne les empêchent pas de cultiver leurs champs, d’aller à l’école et de mener une vie normale. La Campagne internationale venait de recevoir le Prix Nobel de la Paix pour son impulsion à l’adoption de la Convention.

En survolant l’océan pour retourner chez elle, la Genevoise fut pourtant frappée par une évidence : la plupart des conflits modernes sont à caractère non international, à savoir que des armées régulières s’affrontent avec des rebelles. Donc, cela ne sert pas à grand-chose que les Etats s’engagent à interdire les mines si les groupes armés ne le font pas aussi. Mais comme un traité international n’engage que les Etats, il fallait créer un instrument spécifique pour les mouvements rebelles.

102 Actes d’engagement signés par des groupes armés

Si l’idée paraissait simple, sa réalisation s’avéra beaucoup plus compliquée. Elisabeth Decrey et deux compères décidèrent de créer une association sur un bout de table, dans un bistrot genevois. En vertu du droit suisse, il suffit pour cela de désigner un président, un secrétaire et un trésorier et de rédiger des statuts. Quant au nom, il était tout trouvé : Appel de Genève. Le siège fut installé dans une pièce vide du cabinet de physiothérapie de la présidente, ce qui donna lieu à quelques situations cocasses racontées dans le livre, comme lorsqu’une petite dame voutée, croisant un chef de guerre soudanais, lui demanda s’il était venu lui aussi se faire soigner le dos.

Après avoir frappé sans relâche à des portes closes et au bout d’interminables péripéties dont on se délecte, mais sans jamais abandonner « l’utopie, le rêve et le pragmatisme », Elisabeth Decrey et ses premiers collègues réussirent à convaincre des groupes armés aux quatre coins de la planète – dont le parti kurde du PKK et le Front Polisario du Sahara occidental – de signer des Actes d’engagement. Ils décidaient ainsi de détruire les stocks de mines, cesser de les utiliser, déminer les territoires qu’ils contrôlaient, aider les victimes et organiser des ateliers de sensibilisation aux dangers.

Ces actes – 102 à son départ de l’organisation – étaient déposés auprès de la Chancellerie du canton et l’association, devenue entretemps une fondation, organisa régulièrement des rencontres à Genève avec les signataires, ce qui générait au passage une émulation positive. « Il faut saluer le courage politique de la Confédération suisse et des autorités genevoises. Genève est probablement la seule ville au monde à pouvoir accueillir une réunion rassemblant ce type de participants », se félicite l’auteure. Malgré les difficultés, des mécanismes de contrôle furent mis sur pied, afin de s’assurer que les engagements étaient respectés : « Lorsque la confiance s’est installée, tout ou presque devient possible. »

Celle-ci surgissait parfois d’une façon inattendue : un jour, un chef militaire de l’armée philippine et un chef rebelle, ennemis jurés qui avaient toujours rêvé de s’entre tuer, s’adressèrent la parole pour la première fois derrière la porte close d’une cabane au milieu de nulle part, où ils attendaient l’issue d’une mission d’enquête.

Les femmes se battent pour davantage de droits

Malgré le scepticisme initial de quelques gouvernements, la fondation a toujours insisté sur « l’inclusivité et le dialogue avec tous », ce qui a parfois ouvert la porte à de futurs pourparlers de paix, comme l’a montré un forum en Colombie auquel participa même Francisco Galan, un chef rebelle de l’ELN que les autorités avaient laissé sortir de prison pour l’occasion.

Bien que très peu représentées dans les négociations, les femmes ne manquaient pas parmi les combattantes. « Les femmes nous disaient se battre pour davantage de droits et non pas pour un pouvoir élargi comme le faisaient les hommes », souligne Elisabeth Decrey, relevant que leur décision de prendre les armes est souvent motivée par une agression à caractère sexuel perpétrée par un agent de l’Etat. Et que les causes premières des conflits, selon elle, sont très souvent la violation des droits fondamentaux et les inégalités économiques et sociales.

La fondation décida assez rapidement de se lancer dans de nouveaux thèmes :  la prohibition des violences sexuelles et l’interdiction des enfants soldats. Ce qui s’avéra moins évident que prévu, comme les collaborateurs purent le constater en Syrie avec des mineurs qui n’avaient aucune envie d’être démobilisés : ils voulaient venger leur famille ou, pour les filles, échapper à la violence domestique et au mariage forcé.

Se mettre dans les souliers de l’autre

« Où est l’intérêt supérieur de l’enfant ? se demande alors perplexe Elisabeth Decrey. Si des enfants avaient choisi d’être soldats, quelles étaient leurs motivations ?» Était-elle victime de la « bien pensance » occidentale, d’un esprit naïf peace and love ? Elle mesure alors « le fossé immense qui sépare les bureaux feutrés de Genève et New York des réalités du terrain », mais continue à se faire guider par le pragmatisme et le terrain, sans se laisser influencer par des acquis théoriques parfois encombrants.

« Il faut réfléchir out of the box. Notre société fonctionne selon le prêt à porter, le prêt à manger, nous devons lutter pour qu’elle ne tombe pas dans le prêt à agir ». La solution : se mettre dans les souliers de l’autre pour le comprendre sans le cautionner ou souscrire à ses actions et « dénicher son petit fragment d’humain. »

La fondation commence ensuite à aborder de nouveaux sujets : déplacements forcés de population ; respect du patrimoine culturel dans les conflits ; protection des écoles et de la mission médicale. Elle sensibilise aux droits humains et au droit humanitaire des hommes et des femmes vivant dans les zones en guerre, notamment dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban. Elle lance des tutos en ligne sous le titre « Vous avez le droit d’être un combattant, mais vous ne devez jamais être un assassin » qui, assure l’auteure, ont un immense succès.

Elisabeth Decrey avoue que, ces dernières années, l’intensification de la lutte contre le terrorisme a compliqué la donne.  « Peut-être serait-il temps de réfléchir à d’autres moyens de prévenir les actes de terreur menés par des groupes armés que de les labelliser terroristes ».

Prochain défi : développer, un jour, la randonnée dans les territoires kurdes

Partie à la retraite en 2017, cette femme exceptionnelle a une certitude : il ne faut jamais laisser la peur freiner nos élans et nos convictions. Et une devise aussi : l’horizon n’est que la limite de notre vision. Son rêve : développer la randonnée dans les sublimes montagnes du Kurdistan irakien, afin de créer une source de revenu pour la population et des emplois de guides pour les combattants démobilisés. « Je décris ce projet au futur, pas au conditionnel, car je suis fermement décidée à la réaliser. Pour cela, il faut cependant que les armes se taisent car un tel programme ne pourra être mis en œuvre que sur des terres déminées et en paix. C’est hélas, encore loin d’être le cas », écrit-elle.

Nul doute que cette passionnée de montagne, habituée à aller toujours au bout de ses rêves, réalisera même celui-ci un jour, si la paix revient.


Le livre peut être commandé : (CHF 30.- + frais de port)

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Cet article a été publié dans Le Courrier