Argentine : le tango pour envoyer valser la crise

Photos de milongas à Buenos Aires © Isolda Agazzi

La troisième économie d’Amérique latine s’enfonce dans le marasme, mais à Buenos Aires la classe moyenne court les milongas plus que jamais. Dans les périodes difficiles, le tango est une douce thérapie et il semble renouer avec ses origines humbles, issues de l’immigration.

 « Il y a trop de monde dans cette milonga, on ne peut pas bouger ! » s’énerve Alberto, me faisant virevolter avec précaution pour ne pas marcher sur les pieds des autres danseurs. En effet, la milonga (le bal) de cette salle prisée du centre de Buenos Aires est pleine à craquer. Des hommes et des femmes dansent à la lumière tamisée des lustres peinturlurés, suspendus au plafond en bois, dans une ambiance surannée au charme typiquement porteño. Ils enchaînent tango, valse et milonga (les principaux styles de danse) au son mélancolique du bandoneon, qui semble s’accorder langoureusement aux feuilles jaunissantes de l’automne austral. Pourtant, pour aller danser, aujourd’hui j’ai dû traverser une manifestation d’employés de justice qui réclamaient des hausses salariales et, les autres jours, des mobilisations syndicales de différents corps de métier, à n’importe quelle heure et par tous les temps. C’est que l’automne est chaud à Buenos Aires : le délégué du Fonds monétaire international (FMI) était en ville début mai pour négocier un nouveau prêt de plus de 5 milliards USD, qui viennent s’ajouter aux 56 milliards déjà prêtés à l’Argentine, un record ! En échange, le FMI impose des conditions particulièrement dures, qui vont du gel des salaires dans la fonction publique à la réduction des subventions à certains produits de base.

 

« Jusqu’au 15 du mois on a de l’argent, après on pleure »

Je ne m’attendais donc pas à trouver autant de monde dans les salles de bal de la capitale. L’Argentine n’est-elle pas en crise? « N’oublie pas que nous sommes au début du mois, m’explique Ugo, un quinquagénaire qui va régulièrement aux milongas à la sortie du travail. Jusqu’au 15 nous avons de l’argent pour aller danser, le 20 on pleure », plaisante-t-il. Comme les Argentins aiment faire la conversation entre deux morceaux de musique – c’est même impoli de montrer trop d’empressement à continuer la danse, comme en Europe – j’en profite pour mener une petite enquête. Auprès d’hommes essentiellement, il est vrai, très nombreux dans les milongas porteñas (« sauf quand Messi joue, mais ils vont arriver ! »), en raison de la structure même du bal, qui rend la discussion beaucoup plus aisée avec son partenaire de danse qu’avec sa voisine de table. Dans la plupart des milongas de Buenos Aires, les plus traditionnelles en tout cas, les hommes et les femmes sont assis séparément, les uns en face des autres. Les femmes, impeccablement habillées, attendent une invitation à danser en dégustant un thé avec un morceau de gâteau, ou un verre de vin et une empanada, selon l’heure. Elles montrent leur intérêt par une mirada, un regard ciblé, mais jamais elles ne lancent une invitation.

« Le tango est une thérapie, il crée du lien social »

De l’autre côté de la salle, un vieux monsieur me fait un signe discret de la tête – le fameux cabeceo, très pratiqué à Buenos Aires, un peu moins sous nos latitudes, si bien que les étrangers ont toujours un peu de mal à s’y faire. « Mais non, tu le fais très bien ! » m’assure un jeune Australien qui n’avait pas compris, précisément, que j’avais acquiescé au cabeceo de son voisin… Pour éviter des moments de grande solitude, le code de la milonga porteña veut que le cavalier vienne chercher la dame à sa table et qu’il la raccompagne galamment à la fin de la tanda, une série de trois ou quatre morceaux. Lors de la tanda suivante, nous étant enfin compris, le vieux monsieur se lève avec distinction, boutonne soigneusement son costume, traverse la salle, passe son bras autour de ma taille et m’entraîne sur la piste. « Le tango est une thérapie, il crée du lien social, souligne-t-il. Même si les gens n’ont pas d’argent pour payer la facture du gaz, ils préfèrent ne pas manger que renoncer à aller danser et retrouver leurs amis.»

« Tu es d’où ? » me demande un autre danseur – la question qui démarre toutes les conversations. Lui, il est d’origine italienne, comme la majorité des milongueros semble-t-il, et une bonne moitié des Argentins. «Dans les périodes de crise le tango renaît car l’abrazo, la danse, la musique, ça remonte le moral. Il renoue alors avec ses racines humbles, issues de l’immigration. Lorsque les gens ont de l’argent, ils font autre chose ». A 160 pesos en moyenne (3,5 CHF au taux de change actuel), la milonga reste relativement abordable pour la classe moyenne (supérieure) du centre-ville. Une entrée aux très nombreux théâtres coûte environ 700 pesos. « La crise ne se fait pas tellement sentir au centre de Buenos Aires, où il y a une classe moyenne, mais surtout dans les périphéries pauvres et dans certaines régions du pays, continue-t-il. Mais il est vrai que nous sommes une communauté relativement petite, d’ailleurs on se connaît tous. » Il y a aussi des aficionados étrangers, qui tombent sous le charme du tango et de la ville et y reviennent régulièrement, voire s’y installent carrément.

Rue de Buenos Aires, paralysée par la manifestation des employés du judiciaire le 8 mai © Isolda Agazzi

Le tango, né avec l’immigration

Ce sont les immigrés italiens, espagnols et français de la fin du 19ème siècle qui ont donné naissance au tango, dans les ports du Rio de la Plata, le grand fleuve qui sépare l’Argentine de l’Uruguay. Les hommes esseulés pratiquaient d’abord la danse entre eux, puis s’aventuraient dans les bordels et plus tard dans les bals, à la recherche de l’âme sœur – si possible une femme de la même région, qui parle le même dialecte. Ils dansaient le cachenge, un tango saccadé, où l’on avance de biais, le dos courbé et le bras sur l’épaule de son partenaire, à petits pas rythmés, adaptés aux pavés de l’époque. C’est après avoir débarqué à Paris, à la Belle Epoque, que le tango devint plus stylisé, perdit sa mauvaise réputation, gagna ses lettres de noblesse et accéda aux salles de bal. Les grands compositeurs du début du siècle et de l’âge d’or du tango, dans les années 1940, y ajoutèrent des textes truffés de lunfardo (un mélange d’espagnol et d’italien) qui racontent, avec une nostalgie addictive, les rues de Buenos Aires, les quartiers de l’enfance, la mère, les femmes et bien entendu l’amour perdu. Dans le tango l’homme souffre toujours pour une femme et pleure sur sa vie, devenue un « chemin de croix. » L’inverse est aussi vrai évidemment, mais bien que des chanteuses de tango existent, on ne les entend quasiment jamais dans les milongas. Dans les années 1960 et 1970 le tango perdit de son éclat à Buenos Aires et les salles de bal fermèrent les unes après les autres. Une fois de plus, c’est à l’étranger que se ralluma la flamme, au début des années 1980, pour regagner ensuite Buenos Aires.

Café de Los Angelitos © Isolda Agazzi

200 lieux de danse et une trentaine de milongas par jour

« Pour les retraités, le tango est une thérapie, m’explique Pedro Bonilla, un enseignant de cette discipline. Les médecins leur recommandent de faire du sport, alors ils préfèrent aller danser quelques heures que marcher dix cuadras (une cuadra, qui équivaut à 100 m et mesure la distance entre deux rues, est l’unité de mesure de la distance en Argentine). Mais aussi pour les gens actifs, qui enfilent leurs chaussures de danse à la sortie du travail, ou entre deux boulots.» Il y a 200 lieux de danse dans la capitale argentine et une trentaine de milongas par jour, de 14h à 6h du matin, avec un public essentiellement local, qui va en rajeunissant au fur et à mesure que la nuit avance. Ou en se mélangeant : « Nous sommes là depuis le début de l’après-midi, maintenant nous allons à une milonga près de l’Obélisque, où un orchestre formidable va jouer jusqu’à 2h du matin. Tu viens ? » Me lance Edoardo, un pimpant octogénaire qui arbore une flamboyante cravate rouge. Le tango, sûrement pas à la portée de toutes les bourses, mais un facteur important d’intégration sociale et intergénérationnelle à Buenos Aires. Et un antidote à la crise, quelle qu’elle soit.


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