La Tanzanie est rattrapée par le covid, mais la vie continue

Photo © Isolda Agazzi

A Zanzibar et sur le continent, la situation a complètement changé sur le front du covid. Alors qu’en avril dernier il avait été officiellement chassé par les prières et les plantes médicinales, l’arrivée massive des touristes l’a fait rebondir. Le président John Magufuli lui-même a disparu depuis deux jours. Les masques commencent à faire leur apparition, mais à part cela rien n’a changé

Une musique entraînante s’échappe du dernier étage d’une auguste bâtisse de Stonetown, la capitale de Zanzibar. Au détour des dédales de la vieille ville, cette envolée lyrique est une nouvelle réjouissante après une semaine de silence absolu : le deuil national décrété suite à la mort du vice-président de l’île, le 17 février, est terminé. Si les médias locaux ont tu la cause de ce décès, les journaux étrangers, notamment africains, se sont empressés de rappeler que Seif Hamad avait été le premier haut responsable de Tanzanie à afficher sa positivité au covid. « Il avait 77 ans, il était vieux… » avait commenté avec fatalisme un habitant de la ville de pierre, résumant un peu le sentiment général d’un pays où l’espérance de vie est de 64 ans.

Intriguée par des notes qui m’avaient tant manqué – à Zanzibar la musique est partout – je pousse la porte, monte des escaliers toujours aussi raides dans ces anciennes maisons swahilies et découvre avec délice des femmes qui esquissent des pas de danse en poussant des youyous [cris de joie]. Mais ce qui me frappe le plus, c’est que la moitié portent des masques. En tel nombre et chez des locaux, je n’en avais jamais vu depuis mon arrivée en Tanzanie, le 4 janvier.

En bas, dans le brouhaha de la médina, les gens se pressent dans la promiscuité habituelle et les masques sont pratiquement inexistants. «Vous portez un masque ? Donc il y a bien le covid en Tanzanie» demandé-je provoquante à un marchand d’un certain âge. « J’ai des problèmes cardiaques, c’est pour me protéger de la poussière, lâche-t-il après quelques hésitations. Le covid ? Dieu seul sait s’il y en a …» Mais le vice-président, de quoi est-il mort alors ? enchaîné-je « C’est son neveu qui l’a contaminé, il rentrait de Londres ».

Masai doctor © Isolda Agazzi

Covid vaincu par la prière et le jeûne

En Tanzanie, le covid est un sujet tabou et très politique. Après que 509 cas étaient apparus en avril 2020, le président, John Magufuli a décrété trois jours de prière et de jeûne et exhorté ses concitoyens à se tourner vers la médecine traditionnelle. Suite à cela, il a déclaré que le covid avait disparu. Une affirmation impossible à vérifier puisque le décompte a été arrêté, mais qui a été confirmé par tous mes interlocuteurs, locaux et étrangers. « Nous nous connaissons tous, s’il y avait des morts nous le saurions », avait lâché un marchand.

« Voici notre médicament anti-covid : nous le prenons matin, midi et soir pour renforcer nos défenses immunitaires ! » avait lancé un quadragénaire rencontré sur le continent, exhibant une bouteille avec un mélange de gingembre, jus de citron, ognon et deux plantes locales.

Les Tanzaniens s’en remettent largement à la pharmacopée traditionnelle, accessible à toutes les bourses. « Je vous présente un masaï doctor », s’était exclamé le guide du marché d’Arusha, surnommée pompeusement la Genève de l’Afrique en raison du siège de la Cour africaine des droits de l’homme – que personne ne semble connaître, au demeurant. Toute visite d’un village, que ce soit à Zanzibar ou dans les lointaines montagnes d’Usambara, à la frontière avec le Kenya, passe par l’explication détaillée des vertus des innombrables plantes médicinales.

Fête sur la plage, © Isolda Agazzi

Depuis fin janvier, le vent a tourné  

Mais si ces dernières et les prières avaient peut-être réussi à protéger les Tanzaniens de la première vague, elles n’ont pas été aussi efficaces contre les touristes. Depuis décembre, ceux-ci se ruent vers le seul pays au monde où il n’y a pas de test d’entrée, pas de masque, pas de quarantaine, pas de confinement. La Tanzanie n’a presque jamais fermé ses frontières, mais auparavant il n’y avait pas de vols. Si KLM exige un test PCR (et depuis peu aussi un test rapide) en raison de l’escale à Amsterdam, les autres compagnies ne demandent rien de tel. Les touristes proviennent surtout des pays d’Europe de l’Est, avec lesquels le gouvernement a conclu des packages très avantageux, mais il y a aussi quelques Suisses.

La Tanzanie a besoin du tourisme et le gouvernement mise ouvertement sur l’économie pour en faire un pays à revenu intermédiaire d’ici 2025 (actuellement le revenu par habitant est de 1’122 USD par an). « Nous sommes pauvres, nous ne pouvons pas nous permettre un confinement », résume sobrement un sexagénaire.

Les étrangers se pressent surtout à Zanzibar, où flotte une douceur de vivre et une énergie oubliée sous nos latitudes depuis un an. Les hôtels sont pleins, les locaux et les touristes dansent ensemble sur les plages, les gens sont pris d’une frénésie impressionnante, comme s’ils voulaient rattraper le temps perdu.

Coucher de soleil © Isolda Agazzi

Tanzanie blâmée pour avoir choisi une voie différente ?

« Pourquoi portez-vous un masque ? Qu’allez-vous raconter sur Zanzibar ? Je sais que vous allez faire un reportage à charge comme tous les médias étrangers ! » s’exclame un touriste allemand en prenant vivement à partie une équipe de la télévision ZDF en train de filmer les bars bondés de Paje, un village très apprécié des kitesurfeurs du monde entier. Dans ce paysage surréaliste battu par les vents, où les voiles des kitesurfs ondulent au-dessus des troupeaux poussés sur la rive par les bergers masaïs, les journalistes allemands, seuls à porter un masque à des kilomètres à la ronde, paraissent des ovnis. S’ensuit une discussion animée sur le biais anti-tanzanien des médias occidentaux « qui ne mettent pas les pieds ici ou n’y restent que quelques jours, mais clouent la Tanzanie au pilori car elle a choisi une voie différente… mais vous comprenez, il faut bien vendre les vaccins ! »

Les étrangers rencontrés abondent dans ces théories, ou ne sont simplement pas à risque et veulent « fuir l’hystérie qui règne en Europe ». Auto-désignés « réfugiés covid », beaucoup viennent en Tanzanie pour quelques semaines et finissent par y rester des mois, pour faire du télétravail ou parce qu’ils ont perdu leur emploi. Conséquence : à la fin février les hôtels étaient encore pleins.

Stonetown, front de mer © Isolda Agazzi

Société civile mobilisée contre le covid

« Avant il n’y avait aucun cas, mais depuis fin janvier il y en a plusieurs même dans notre école », me confie une Anglaise rencontrée au centre covid, où nous attendons patiemment de nous soumettre aux tests pour rentrer en Europe. Une constatation partagée par tous mes interlocuteurs, même s’il n’y a pas de données officielles.

Pourtant après les mises en garde répétées de l’OMS, la société civile a commencé à s’élever contre le refus du gouvernement de reconnaître l’existence de la pandémie, comme rapporté par les médias locaux. A commencer par l’Eglise catholique, pour laquelle les prières ne suffisent visiblement pas. Relayée par une association locale de juristes qui, déplorant le décès de 25 de ses membres à cause du covid, a accusé le gouvernement de violer le droit à la vie inscrit dans la constitution. Pressé de toute part, le 21 février le ministère de la Santé a reconnu officiellement que le covid existait en Tanzanie – une première. De son côté, le président John Magufuli s’est empressé de rappeler que « le port du masque n’est pas interdit, mais il faut privilégier les masques fabriqués sur place » et il a exhorté ses concitoyens à continuer à renforcer leurs défenses immunitaires en mangeant sainement et en faisant du sport. Il a exclu un confinement et le recours aux vaccins « jusqu’à ce que leur efficacité et innocuité soit prouvée.»

Mais depuis deux jours, John Magufuli a disparu et des bruits insistants sur sa possible infection courent dans la presse africaine et sur les réseaux sociaux, au point que le chef de l’opposition, Tundu Lissu, a demandé des explications sur l’état de santé du président.

Café de village © Isolda Agazzi

La vie continue comme avant

L’exhortation à faire du sport semble avoir été entendue. De bon matin, sur la plage de Stonetown, pendant que les touristes dorment encore, des femmes habillées en noir et coiffées de foulards multicolores font des allées – retours en suivant les instructions d’un professeur d’aérobic, pendant que d’autres tentent des postures de yoga face à la mer. Les hommes font quelques brasses dans l’océan ou s’entraînent avec des engins improvisés. Toute la journée, les gens se pressent dans les rues, dans les marchés animés, dans les transports publics bondés, sur la plage pour admirer le coucher de soleil et au Forodhani market, le soir, pour déguster des produits grillés à la minute.

On commence à voir des personnes masquées, mais à part cela la vie continue comme avant. Pour l’instant du moins.


Une version de ce reportage a été publiée dans Le Courrier du 2 mars 2021

Covid – 19 : la Suisse doit accepter la dérogation aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins

Photo © Isolda Agazzi

A l’OMC, la Suisse s’oppose à une proposition de l’Inde et l’Afrique du Sud, soutenue par une centaine de pays, de déroger temporairement à l’accord sur les ADPIC pour produire plus rapidement et en plus grande quantité des tests et des vaccins. Une décision pourrait être prise le 4 février

Alors que dans les pays industrialisés certains refusent de se faire vacciner, dans les pays pauvres beaucoup aimeraient le faire, mais n’en ont pas la possibilité car il n’y a pas de vaccins.

Le 18 janvier, Dr Tedros, le directeur général de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’a affirmé sans ambages : “Plus de 39 millions de doses de vaccin ont été administrées à ce jour dans au moins 49 pays à revenu élevé. Seulement 25 doses ont été administrées dans un pays à faible revenu. Pas 25 millions; pas 25’000; seulement 25″. Je dois être franc : le monde est au bord d’un échec moral catastrophique – et le prix de cet échec sera payé en vies et en moyens de subsistance dans les pays les plus pauvres du monde”.

Les mécanismes mis en place au niveau international, à commencer par le Covax (une initiative conjointe de l’OMS et l’Alliance Gavi) sont insuffisants. La production ne suit pas car les pays riches ne veulent pas partager la technologie et le savoir-faire, privilégiant les monopoles sur la propriété intellectuelle et le nationalisme vaccinal.

La propriété intellectuelle, obstacle à une production plus rapide

Pour essayer d’inverser la tendance, l’Inde et l’Afrique du Sud ont présenté à l’OMC, le 2 octobre dernier, une communication demandant que les membres puissent déroger temporairement à certaines dispositions de l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) pour produire plus rapidement des tests, vaccins et équipements dans le cadre de la pandémie de covid 19. Plus spécifiquement, il s’agit des droits d’auteur, des dessins et modèles industriels, des brevets et de la protection des informations non divulguées. En clair, une entreprise pharmaceutique locale pourrait produire ces biens rapidement, sans devoir tenir compte des questions de propriété intellectuelle.

Depuis lors, la proposition a reçu le soutien d’une centaine de membres, dont la Chine, mais elle se heurte à l’opposition des pays industrialisés, à commencer par la Suisse, les Etats-Unis et l’Union européenne, et de quelques pays émergents. La nouvelle administration Biden n’a pour l’instant pas donné de signes de vouloir changer de politique par rapport à celle de son prédécesseur. Les opposants affirment que la propriété intellectuelle n’est pas un obstacle à la fabrication des vaccins, ce qui est contesté par une récente étude de Médecins sans frontières.

Ils ajoutent que l’accord sur les ADPIC contient déjà les flexibilités nécessaires à affronter la pandémie. Celui-ci prévoit deux mécanismes : les licences obligatoires, par lesquels un pays peut décider de suspendre les brevets sur un médicaments afin de produire et commercialiser des génériques. Mais celles-ci sont difficiles à mettre en œuvre et se heurtent à de fortes oppositions politiques de la part des pays producteurs, comme la Suisse. Et les licences facultatives, qui sont cependant laissées au bon vouloir des entreprises pharmaceutiques et dont les termes sont opaques.

Pression des ONG, dont Alliance Sud, et de l’Inde sur la Suisse

De nombreuses ONG, dont Alliance Sud, et organisations internationales, dont l’OMS, soutienne cette demande de dérogation. L’argument selon lequel celle-ci pourrait freiner la recherche sur le covid-19 ne tient pas puisque les pharmas ont largement profité des fonds publics pour produire les vaccins en un temps record.

Début décembre, le ministre indien du commerce a explicitement demandé au Conseiller fédéral Guy Parmelin de soutenir la proposition de dérogation, alors que la Suisse et l’Inde sont engagées depuis plus de dix ans dans la négociation d’un accord de libre-échange qui bute précisément sur la requête suisse de renforcer les dispositions sur la propriété intellectuelle ; et dans la renégociation d’un accord de protection des investissements après que l’Inde a dénoncé l’ancien et en veut un plus équilibré.

Le 4 février prochain, le Conseil des ADPIC doit statuer sur la question et le Conseil général de l’OMC pourrait adopter une décision en mars.

La Suisse doit arrêter de s’opposer à la proposition de dérogation. Il en va du droit à la santé dans les pays en développement et de son intérêt propre puisque le covid – 19 ne s’arrête pas à la frontière.