OMC: un succès en trompe l’œil

Photo © Réseau OWINFS (Our World is Not for Sale)

La 12ème conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce, qui s’est terminée ce matin à l’aube après avoir joué les prolongations, a adopté une décision sur le covid qui ne résout pas le problème et n’a pas trouvé de solution permanente aux stocks obligatoires de denrées alimentaires

Tout ça pour ça. L’Organisation mondiale du commerce (OMC), dont la 12ème conférence ministérielle était censée se terminer le 15 juin, aura eu besoin de deux nuits et un jour supplémentaire pour produire des documents finaux qui ne contribuent à résoudre ni la crise sanitaire, ni la crise alimentaire qui frappent le monde. Comme souvent dans ce genre de négociations, c’est parce que ces textes reflétaient un consensus qui ne satisfaisait véritablement personne qu’ils ont fini par être adoptés.

Sur la réponse au covid d’abord, les 164 membres se sont entendus au forceps sur une Décision sur l’accord sur les ADPIC qui est loin, très loin de la proposition présentée par l’Inde et l’Afrique du Sud en octobre 2020. Celle-ci demandait une dérogation temporaire de tous les droits de propriété intellectuelle – brevets, secrets des affaires et exclusivité des données – sur les vaccins, médicaments et tests anti-covid, afin d’en faciliter la production et commercialisation dans les pays en développement. Soutenue par une centaine de pays et par les ONG du monde entier, elle était farouchement combattue par la Suisse, l’Union européenne, les Etats-Unis et la Grande Bretagne.

Licence obligatoire très difficile à mettre en œuvre

La décision adoptée ne fait que répéter des dispositions déjà existantes à l’OMC, notamment la possibilité pour un pays en développement éligible – la Chine s’est engagée à ne pas en bénéficier – d’émettre des licences obligatoires sur les vaccins pendant cinq ans au moins, c’est-à-dire de commercialiser des génériques sans tenir compte des brevets. Les membres devront se retrouver d’ici à six mois au maximum pour décider s’ils étendent la décision aux médicaments et tests anti-covid. Cette disposition n’aide en rien à renforcer les capacités de production sur place : il est inutile de lever les brevets sans dévoiler les secrets de fabrication et transférer la technologie et le savoir- faire. Pourtant des pays comme l’Afrique du Sud, le Rwanda et le Sénégal sont prêts à fabriquer des vaccins à l’ARN – Messager et les accords éventuels passés avec des entreprises pharmaceutiques, soumis au bon vouloir et aux conditions de ces dernières. ne résolvent pas fondamentalement le problème.

De plus, le mécanisme des licences obligatoires est très difficile et long à mettre en œuvre et, bien qu’existant depuis 2001, il a été utilisé très rarement. La Suisse en sait quelque chose, qui a fait pression sur la Colombie en 2015 pour qu’elle renonce à émettre une licence obligatoire du Glivec, un anti-cancéreux fabriqué par Novartis, ce qui aurait permis de faire baisser de 77% le prix d’un traitement estimé à 15’000 USD au bas mot par patient et par an.

Au vu de cette situation, les ONG dont Alliance Sud auraient préféré qu’il n’y ait pas d’accord du tout plutôt qu’un mauvais accord : les membres auraient été obligés de remettre l’ouvrage sur le métier et d’essayer de trouver une solution satisfaisante dans le cadre multilatéral.

Pas de solution permanente aux stocks obligatoires de denrées alimentaires

La réponse à la crise alimentaire qui menace les pays du Sud, à cause notamment de la guerre en Ukraine et de la crise climatique, n’est pas tellement meilleure. La principale mesure qui aurait permis aux pays en développement d’augmenter leur capacité de production n’a pas été adoptée.

Neuf ans. Cela fait presque une décennie que l’Inde et de nombreux pays en développement attendent une solution permanente à la question brûlante des stocks obligatoires. Ces programmes d’aide alimentaire leur permettent de soutenir les paysans et consommateurs pauvres sans risquer de faire l’objet d’une plainte devant l’Organe de règlement des différends de l’OMC. Une « clause de paix » avait été décidée en ce sens à la ministérielle de Bali, en 2013, censée durer jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée. Elle prévoyait que l’OMC revoie ses règles sur l’agriculture pour permettre aux pays en développement de soutenir leurs paysans et consommateurs pauvres, comme les pays développés le font depuis longtemps – les Etats-Unis, pour ne mentionner qu’eux, à hauteur de 75 milliards USD par an, à l’époque. Les Etats-Unis et quelques autres pays ne voulaient pas en entendre parler, de peur que l’Inde exporte ses céréales subventionnées, mais une solution temporaire avait pu être trouvée, censée durer jusqu’à l’avènement d’une solution permanente.

Celle-ci a été repoussée sans cesse et même cette ministérielle n’aura pas permis de parvenir à un accord. Un projet de Décision finale sur la sécurité alimentaire visant une solution permanente d’ici à la prochaine ministérielle n’a finalement pas été adopté. Certains craignent qu’elle ne voie jamais le jour.

L’Inde devenue auto-suffisante sur le plan alimentaire

Pourtant la décision de Bali a permis à l’Inde de mettre en œuvre un programme d’aide alimentaire estimé à 20 milliards USD par an. Prenant la parole le 14 juin, le ministre indien du Commerce, Shri Piyush Goyal, a rappelé que l’Egypte et le Sri Lanka, particulièrement affectés par la crise alimentaire, avaient aussi demandé une solution permanente aux stocks obligatoires – comme beaucoup d’autres pays en développement. Car ces stocks fonctionnent : « L’Inde a fait l’expérience de passer d’une nation déficiente sur le plan alimentaire à une nation largement autosuffisante. Le soutien de l’État, sous la forme de subventions et d’autres interventions gouvernementales, a joué un rôle très important pour parvenir à cette autosuffisance. C’est pourquoi nous nous battons au nom de tous les pays en développement, y compris les Pays les moins avancés (PMA), en nous fondant collectivement sur notre propre parcours et notre expérience », a-t-il déclaré.

La difficulté est qu’une solution permanente nécessite une révision de l’Accord sur l’agriculture et là, c’est du donnant – donnant. Les pays développés, comme la Suisse, veulent lier la question des stocks obligatoires à d’autres sujets sensibles, comme les soutiens internes en agriculture. Ils veulent un programme de travail complet sur tous les piliers agricoles – soutiens internes, accès au marché, subventions aux exportations – et n’étaient pas favorables à un règlement définitif de la question des stocks obligatoires dans le cadre de cette conférence. Ils avaient des questions sur ces stocks, la façon dont ils fonctionnent et la revente éventuelle sur le marché international.

La canicule qui frappe Genève aurait pourtant dû rappeler aux délégués que le dérèglement climatique menace la planète entière, à commencer par la sécurité alimentaire des pays les plus pauvres. En agriculture comme en matière de propriété intellectuelle, les règles de l’OMC fixées il y a des décennies ont besoin d’une sérieuse mise à jour dans l’intérêt de tous.

Dérogation sur les vaccins : après le oui américain, la Suisse doit se réveiller

Photo © Isolda Agazzi

Dans une volte-face historique, les Etats-Unis de Joe Biden ont décidé hier soir de soutenir la proposition de dérogation aux droits de propriété intellectuelle pour accélérer la production de vaccins contre le Covid-19. L’Union européenne a dit qu’elle allait y réfléchir. La Suisse semble vouloir camper sur son opposition

 « Sleepy Joe » a frappé encore. Prenant tout le monde de court, l’administration Biden – Harris a annoncé hier le soutien à la levée des droits de propriété intellectuelle pour les vaccins contre le Covid- 19. Des négociations dans ce sens sont en cours à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais jusqu’à présent les Etats-Unis s’y étaient opposés, tout comme l’Union européenne, la Suisse et les principaux pays industrialisés. La proposition a été lancée par l’Inde et l’Afrique du Sud l’année passée et elle a reçu le soutient d’une centaine de pays. Elle vise à faciliter et accélérer la production des vaccins et à les rendre plus accessible aux pays pauvres.

Dans une déclaration envoyée aux médias ce matin, Katherine Tai, la représentante américaine au commerce, justifie ce revirement à 180 degrés : “Il s’agit d’une crise sanitaire mondiale, et les circonstances extraordinaires de la pandémie de Covid-19 exigent des mesures extraordinaires. L’administration croit fermement aux droits de propriété intellectuelle, mais, dans le but de mettre fin à cette pandémie, elle soutient la renonciation à ces droits pour les vaccins Covid-19. Nous participerons activement aux négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) nécessaires pour y parvenir. Ces négociations prendront du temps étant donné la nature consensuelle de cette institution et la complexité des questions en jeu ».

Elle ajoute que l’objectif de l’administration est de fournir le plus grand nombre de vaccins sûrs et efficaces au plus grand nombre de personnes, le plus rapidement possible.  Alors que l’approvisionnement en vaccins pour le peuple américain est assuré, l’administration affirme qu’elle continuera à intensifier ses efforts – en collaboration avec le secteur privé et tous les partenaires possibles – pour développer la fabrication et la distribution des vaccins. Et qu’elle s’efforcera également d’accroître les matières premières nécessaires à la production de ces vaccins.

La Suisse risque d’être de plus en plus isolée

Réagissant à la décision américaine, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est dit prête à en discuter. Le Directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a salué une décision historique.

La question est maintenant de savoir ce que va faire la Suisse. Sourde aux appels d’ONG comme Alliance Sud et d’une pétition signée par près de 1’300’000 personnes dans le monde, dont des Prix Nobel et des scientifiques, elle reste inamovible : « La Suisse ne semble pas vouloir changer de politique, pour l’instant du moins, regrette Fabian Molina, membre de la Commission de politique extérieure du Conseil national. Après l’annonce de la décision américaine, j’ai demandé au Seco ce qu’il a l’intention de faire, mais il ne me répond pas. La Suisse risque de s’isoler de plus en plus sur le plan international et de freiner l’accès à la production de vaccins pour les pays pauvres, c’est un scandale ! »

Pour Alliance Sud, la Suisse ne peut pas continuer à défendre les intérêts de l’industrie pharmaceutique qui, de surcroît, a bénéficié largement des fonds publics pour développer les vaccins. Beaucoup de pays en développement n’ont vacciné qu’1% de leur population, pourtant l’accès aux vaccins relève du droit à la santé. Déroger aux droits de propriété intellectuelle ne va pas permettre l’accès aux vaccins pour tous d’un coup de baguette magique, mais cela va grandement y contribuer. C’est une question de santé publique qui, de surcroît, est dans l’intérêt du monde entier puisque le virus ne s’arrête pas aux frontières.

La Suisse, qui va accueillir l’Assemblé mondiale de la santé le 24 mai et la Conférence ministérielle de l’OMC le 30 novembre à Genève, ne peut pas se permettre d’être le mouton noir de la communauté internationale. Elle doit se réveiller.


Voir aussi Covid – 19: la Suisse doit accepter la dérogation aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins 

Covid : et si on s’inspirait de l’Afrique?

Photo © Isolda Agazzi

Vue d’Afrique, l’Europe souffre d’une impréparation flagrante à la pandémie. Les mesures adoptées chez nous suscitent beaucoup d’étonnement en raison de leur dureté et parce qu’elles ont été décidées sans consulter la population, ni s’appuyer sur les communautés locales. Mais qu’est-ce une communauté en Europe ? 

« Pour lutter contre la pandémie, l’Europe devrait s’inspirer des méthodes qui ont fait leur preuve dans la coopération au développement: impliquer les communautés locales et faire remonter les décisions de bas en haut, au lieu d’imposer aux citoyens des décisions qu’ils ne comprennent pas » s’exclamait récemment le responsable d’une ONG du Bangladesh dans les colonnes d’un quotidien tanzanien.

Il faut reconnaître que vue d’Afrique, la gestion de la pandémie sous nos latitudes interpelle. Là-bas, les mesures de confinement sont beaucoup moins strictes et la vie continue. Certes, le continent a été frappé beaucoup moins durement par le covid (112’800 décès, sur 2’800’000 en tout dans le monde) probablement parce que la population y est plus jeune, qu’elle a peut-être des défenses immunitaires plus fortes, qu’il fait chaud et que la vie se déroule au grand air. Mais cela n’explique pas tout.

« L’Afrique fait preuve d’une résilience remarquable »

« L’Afrique est souvent frappée de présomption de fragilité, or le continent fait preuve d’une résilience remarquable », souligne Virginie Collinge, une consultante belge qui offre des services de conseil en management et stratégie, notamment dans le contexte de gestion de crises. Pour cette coutumière des situations fragiles et complexes, l’Occident donne parfois l’impression d’avoir abordé la gestion de la crise d’une manière un peu arrogante et irresponsable. « Quand l’Europe s’est découverte vulnérable, elle a opté pour l’hibernation et la prudence. Aujourd’hui elle reste prostrée, tandis que l’Afrique est en mouvement !» nous déclare-t’elle par téléphone depuis Addis Abeba, en Ethiopie.

Elle souligne que certains pays du Sud sont expérimentés en gestion de crise et ont davantage conscience de leurs capacités, par exemple au niveau de leurs systèmes de santé, ce qui leur a permis de réagir rapidement à l’apparition du Covid. « Dans nos pays dits développés, nous avons constaté un état d’impréparation complet. En Afrique et ailleurs, il y a une expertise en matière de préparation aux urgences et aux crises qui n’est pas seulement technique et matérielle, mais aussi mentale. La façon d’accepter l’évènement et la contrainte est différente. En Europe nous sommes dans des sociétés très administrées, où les grandes questions existentielles telles que la vie, la mort, ce qui est essentiel, accessoire, sont désormais gérées par des bureaucrates. »

S’appuyer sur les communautés

Si chez nous beaucoup d’individus attendent encore tout de l’Etat, en Afrique les gens n’en attendent plus rien et s’organisent entre eux. «Chaque individu a une responsabilité, un rôle à jouer car l’engagement et l’adhésion communautaire sont critiques, encore davantage en situation d’épidémie, renchérit-elle. Si tu n’as pas la population avec toi, tu ne peux rien faire. En Europe, certains gouvernements ont beaucoup trop négligé la communication, qui doit être envisagée de manière holistique avec les aspects humains, logistiques et sécuritaires. La mobilisation de la population a été insuffisante. »

Oui mais si en Afrique on entend le mot « communauté » à tous les coins de rue, en Europe a-t-il encore un sens ? « En Europe il y a encore des communautés et certains ont abordé la crise en allant vers les autres – les voisins par exemple – même si c’est plus facile à faire quand on vit en zone rurale. D’autres se sont organisés pour faire bloc face à des décisions disproportionnées, une réponse jugée trop dure par rapport à la menace. Depuis l’Afrique, beaucoup regardent l’Europe avec étonnement : comment justifier de confiner une population saine si on ne se donne pas la peine de tester massivement et organiser de manière efficace le contact-tracing ?»

Selon Virginie Collinge, il y a une difficulté des gouvernements européens à organiser une réponse de crise autour de valeurs essentielles, comme le respect, la communication, la confiance des communautés locales. « Un socle robuste de valeurs communes aide à créer une vision à long terme, à rassembler. Les systèmes vivent et se construisent avec les personnes qui sont au cœur des communautés. La réponse ne peut être efficace que si l’on passe par la population et les personnes d’influence respectées, comme les leaders religieux avec qui nous avons activement collaboré durant l’épidémie d’Ebola en Guinée. Ici à Addis Abeba, qui est la capitale diplomatique de l’Afrique, j’ai l’impression qu’on est déjà en train de préparer l’ère post-covid. Le continent est en mouvement, il prend des risques et il avance », conclut-elle.


Une version de cette chronique a été publiée par l’Echo Magazine

Zanzibar, le paradis qui avait vaincu la peur

L’île aux épices, comme le reste de la Tanzanie, pensait avoir vaincu le covid par la prière et les plantes médicinales. Il en émane une énergie ébouriffante qui attire en masse les « réfugiés covid », au point de faire rebondir la pandémie. Si le tourisme est la principale source de revenu, l’écotourisme, encore embryonnaire, représente un formidable potentiel de développement pour les communautés locales

Cette nuit la pêche a été bonne. Excellente même. Tôt le matin à Kizimkasi, à l’extrême sud de Zanzibar, le va et vient des hommes qui remontent les dizaines de thons, bonites et impressionnants espadons de 1,5 mètre est incessant. Des pêcheurs, accroupis sur les bateaux en bois qui s’échouent au fur et à mesure que la marée baisse, ont remonté les voiles et allumé le feu du petit déjeuner. Sur la plage, les filets sont mis à sécher et les enfants commencent à éventrer les poissons. A l’intérieur d’un carré délimité par une corde, d’autres sont posés à même le sable et vendus à la criée. Des femmes aux châles chatoyants observent la scène, assises face à la mer. Les hommes écoutent les mises annoncées par des sortes de commissaires-priseurs en gilet orange qui font monter les enchères et cèdent la prise au plus offrant.

Famille sur le pas de la porte © Isolda Agazzi

Covid vaincu par la prière, le jeûne et les plantes médicinales

Les pêcheurs croisent les touristes qui prennent la mer dans la direction opposée, en espérant faire quelques brasses avec les dauphins. Lorsque les nageurs reviennent, presque tous les poissons ont été vendus. La plupart des touristes repartent vers des endroits plus fréquentés de l’île, après avoir acheté quelques fruits sous le regard indifférent des habitants – des musulmans visiblement très tolérants vue la tenue de certains visiteurs. Zanzibar et la côte de la Tanzanie ont été la porte d’entrée de l’Islam en Afrique. Il y a été amené par les Perses au 13ème siècle et s’est ensuite répandu vers le Kenya, la Somalie et le nord, renforcé par la présence du sultanat d’Oman qui a contrôlé ces régions pendant deux siècles. En cherchant bien, on trouve même à Kizimkasi l’une des plus vieilles mosquées du continent, qui a plus de mille ans.

Si le tourisme a beaucoup pâti du confinement des pays industrialisés, depuis les fêtes de fin d’année et la reprise des liaisons aériennes beaucoup d’Européens – surtout des ressortissants des pays de l’Est, mais aussi quelques Suisses – se ruent vers Zanzibar, attirés par son exotisme légendaire et l’absence de covid. Comment est-ce possible ? « Nous avons beaucoup prié ! » lance sans hésitation un chauffeur de taxi. Une explication avancée par une grande partie de mes interlocuteurs, l’autre abondant dans des théories que sous nos latitudes on qualifierait volontiers de complotistes.

« Nous sommes un pays pauvre, la plupart des gens vivent à la journée, nous ne pouvons pas nous permettre un confinement, résume sobrement un habitant. Alors après l’apparition de quelques cas en avril dernier [509 cas et 21 morts officiellement], le président de Tanzanie, John Magufuli, a appelé à trois jours de prière et de jeûne, il nous a exhortés à utiliser les plantes médicinales et le virus a disparu. »

Bleu de la mer © Isolda Agazzi

Européens « réfugiés covid »

Une affirmation impossible à vérifier puisque le gouvernement a arrêté le décompte, mais cette absence de peur et cette foi dans l’avenir sont une véritable bouffée d’oxygène pour les Européens, désignés ironiquement comme « réfugiés covid ». Ils réapprennent que le « masque » sert à regarder les poissons, la « vague » est un mouvement de la mer aux infinies nuances de bleu et la « distance » le temps de trajet en dala-dala, les minibus jamais trop pleins qui transportent pêle-mêle passagers et marchandises – sacs de ciment, matelas et cargaisons de bois.

En Tanzanie, où le revenu par habitant est de 1’122 USD par an, l’espérance de vie de 64 ans et le tourisme représente 11% du PIB, le gouvernement avait décidé d’ignorer le covid. Jusqu’à l’arrivée en masse des touristes, qui l’a fait rebondir. Le 21 février, le ministère de la Santé a déclaré officiellement le que le covid était présent en Tanzanie – une première. Le 17 février le vice-président de Zanzibar, Seif Hamad, est mort du covid.

Hier, 17 mars, le président de Tanzanie, John Magufuli, est mort à son tour “d’une maladie cardiaque” a déclaré la vice-présidente du pays, Samia Suluhu Hassan.

Fête sur la plage © Isolda Agazzi

Le tourisme, une activité volatile

« La pêche que vous avez vue était exceptionnelle, mais parfois vous restez en mer toute la nuit et vous gagnez deux sous, lance Bakari, un jeune homme de 34 ans. J’étais pêcheur moi aussi, mais c’est un travail ingrat. Il y a une quinzaine d’années j’ai flairé le potentiel du tourisme, j’ai appris l’anglais tout seul en écoutant la musique – surtout James Brown ! – et en regardant des films, j’ai fait toutes sortes de petits boulots et petit à petit j’ai monté mon affaire. »

Mais l’activité est volatile car elle dépend de l’arrivée des Européens : « L’année a été difficile, se désole Ali, le propriétaire d’une guest house – chose assez rare car la plupart des hôtels appartiennent aux étrangers. La Tanzanie n’a presque jamais fermé ses frontières, mais jusqu’à début décembre il n’y avait quasiment pas d’avions et les touristes ne pouvaient pas venir. »

Des touristes qui s’agglutinent surtout dans quelques destinations, interagissent peu avec la population locale et logent pour certains dans des hôtels dont le luxe est un coup de poing à la pauvreté environnante. Pourtant la nuit venue, sur certaines plages, tout le monde danse ensemble autour des feux de bois.

Communauté villageoise © Isolda Agazzi

Eco-tourisme plus bénéfique pour les communautés locales

Mais le tourisme profite-t- ‘il vraiment au pays ? « Bien sûr ! En gros, 1/3 de l’argent va à la population locale, 1/3 au gouvernement et 1/3 à l’investisseur, s’exclame Mohamed Ayoub Hadj. Mais l’éco-tourisme profite encore davantage aux habitants. » Ce sexagénaire respecté, que tout monde appelle bossi et parle un anglais excellent appris chez les missionnaires, est le coordinateur de plusieurs initiatives d’éco-tourisme gérées par les communautés locales et soutenues par l’ONG allemande World Unite ! Elle propose des séjours de quelques jours en pleine jungle dont la moitié du prix est censée aller aux communautés et qui sont une occasion unique de s’immerger dans la vie rurale zanzibarite. Le revenu sert à construire des écoles et fontaines et à soutenir des handicapés avec l’aide de volontaires internationaux. Mais cette forme de tourisme alternatif, peu connue, souffre encore plus du confinement des pays industrialisés – j’étais la première hôtesse depuis un an. « Nous avons besoin de soutien pour nous relancer !», lance Mohamed.

Femme qui récolte les algues rouges © Isolda Agazzi

Les algues rouges, principale et maigre source de revenu des femmes

« Il y a vingt-cinq ans, la mangrove avait pratiquement disparu car les gens la coupaient pour faire du feu. Puis les villageois ont passé un accord avec cette ONG pour protéger l’environnement et ils ont arrêté de déboiser », continue-t-il en pagayant vigoureusement entre les mangroves, des arbustes qui freinent l’érosion des sols, aident à désaliniser l’eau et protègent la biodiversité.

Sur la petite île d’Uzi, juste en face, les habitants se sont cotisés pour construire une étonnante route inter-marées qui passe entre les mangroves, qu’on peut parcourir seulement à marée basse et qu’empruntent même les dala dala pour Stone Town. L’île est un véritable jardin d’Eden : la végétation est luxuriante et on la parcourt aisément à vélo de bout en tout, en traversant deux villages à la simplicité, la douceur de vivre et l’accueil inénarrables.

Sur la plage, à marée basse, des femmes courbées plantent et ramassent les algues rouges qu’elles font sécher devant la porte de leur maison. Un travail ingrat, pour lequel elles gagnent la misère de 50 ct/kg d’algues séchées et qui est pourtant la principale source de revenu de 24’000 d’entre elles. Le nouveau président de Zanzibar, Husseyn Mwinyi, qui semble susciter beaucoup d’espoir en raison de sa volonté de lutter contre la corruption et faciliter les investissements, s’est engagé à valoriser cette activité et les habitants attendent de voir.

A Paje, un village très prisé des kitesurfeurs, une entreprise sociale, Mwani, transforme les algues rouges en savons, crèmes et autres huiles de beauté qui sont revendus aux touristes. Les femmes qui y travaillent affirment avoir augmenté sensiblement leur revenu, mais il sera impossible de savoir de combien.

Stone Town, front de mer © Isolda Agazzi

Plaque-tournante du commerce d’esclaves

Ces produits sont vendus jusqu’à Stone Town, une ville à la croisée des courants d’Afrique, du monde arabe et d’Inde – la culture swahilie. Son opulence était pourtant due à un sinistre commerce : Zanzibar était l’un des principaux points de vente des esclaves en Afrique, une pratique introduite par le sultan d’Oman en 1830 pour développer les plantations de clous de girofles et interdite par les Anglais en 1873.

C’est du passé.  Malgré quelques inquiétudes récentes autour du covid, aujourd’hui l’île a vaincu la peur et regarde avec confiance vers l’avenir : « A Zanzibar il n’y a pas de problèmes, nous sommes comme une grande famille », s’exclame Noor, mon guide du jour. Des mots qui vont droit au cœur de la réfugiée covid.


Une version de ce reportage a été publié dans l’Echo Magazine du 9 mars 2021

Coronavirus : menace de plaintes en cascade contre des Etats

Le Pérou, le Mexique et l’Argentine sont menacés de plaintes par des multinationales pour des mesures adoptées pendant la crise. Le Chili aussi, où un référendum pour une nouvelle constitution a lieu le 25 octobre

On le redoutait, c’est arrivé. Comme le révèle le Transnational Institute, trois Etats latino-américains au moins sont menacés de plaintes devant des tribunaux arbitraux pour des mesures adoptées pour faire face à la pandémie. Début avril, le parlement péruvien a promulgué une loi qui prévoyait la suspension du péage autoroutier pour faciliter le transport de biens et de travailleurs, alors que beaucoup de Péruviens ont perdu leur emploi. La réponse ne s’est pas fait attendre. Dès juin, plusieurs concessionnaires autoroutiers étrangers ont annoncé leur intention de traîner le Pérou devant des tribunaux arbitraux. Effrayée, la ministre de l’Economie a lancé un processus pour contourner la loi et conserver le paiement des péages et le 25 août la cour constitutionnelle lui a donné raison, statuant que la nouvelle loi était contraire à la constitution.

On appelle cela le «chilling effect»: un gouvernement renonce à adopter une mesure d’intérêt public par peur de devoir payer des compensations très élevées à l’investisseur étranger, auxquelles s’ajoutent les frais de justice.

Le Mexique et l’Argentine sur la sellette

Peu après, c’était au tour du Mexique de fâcher les investisseurs étrangers pour avoir imposé des restrictions à la production d’énergies renouvelables en raison de la baisse de la consommation d’électricité. Ni une, ni deux: des cabinets d’avocats spécialisés dans l’arbitrage international ont exhorté les multinationales à porter plainte contre Mexico. Des entreprises espagnoles et canadiennes ont expressément menacé de le faire.

C’était ensuite au tour de l’Argentine, qui s’enfonce toujours plus dans une crise sans fin. Le 22 mai le gouvernement a déclaré qu’il ne pouvait pas rembourser la dette envers les porteurs d’obligations étrangers, dont l’américaine BlackRock, la plus grande société de gestion de portefeuilles au monde. Au même moment, d’âpres négociations étaient en cours pour restructurer 66 milliards USD de dette publique, une mesure considérée comme nécessaire même par le FMI. Pourtant, le 4 août, l’Argentine a accepté de payer 54.8 USD pour chaque 100 USD de dette, un montant très proche des 56 USD demandés par BlackRock, alors que le gouvernement avait proposé d’en payer 39 USD.

Cette capitulation n’est pas due au hasard: le 17 juin, White and Case, le cabinet juridique de BlackRock, a menacé de considérer tous les moyens à sa disposition – une référence à peine voilée à l’arbitrage international – si l’Argentine n’acceptait pas les conditions de ses clients. C’est cette étude d’avocats qui avait permis à 60’000 créanciers italiens de gagner contre l’Argentine en 2016 (cas Abaclat), après qu’ils avaient refusé la restructuration de la dette proposée par le gouvernement pour faire face à la crise économique de 2001. Ils avaient empoché 1.35 milliards USD.

Losque les multinationales font du treaty-shopping

En Amérique latine toujours, la Bolivie a demandé de suspendre temporairement les processus d’arbitrage en cours dans deux litiges qui portent sur l’extraction minière, dont celui qui l’oppose à la multinationale suisse Glencore. La pandémie l’empêchant de fournir les documents requis, La Paz invoque un cas de force majeure. En vain. Cette plainte ne repose pas sur l’accord de protection des investissements (API) avec la Suisse, que la Bolivie avait déjà dénoncé, mais sur celui avec la Grande-Bretagne, la multinationale suisse étant arrivée à se faire passer pour anglaise. On appelle cela le « treaty-shopping », à savoir la capacité de dénicher l’accord de protection des investissements le plus favorable et de se faire passer pour une entreprise du pays, via l’une de ses nombreuses filiales.

La réforme constitutionnelle du Chili menacée par des plaintes

Ces cas montrent aussi la nécessité de permettre aux Etats de porter plainte à leur tour contre les investisseurs étrangers qui violent les droits humains. C’est prévu dans quelques très rares API, mais pas dans ceux de la Suisse. C’est plutôt le contraire qui se passe: le groupe français Suez a menacé de plainte le Chili s’il re-municipalise la gestion de l’eau, comme souhaité par les habitants de la ville d’Osorno, dans le sud du pays. En cause : une coupure d’eau de dix jours survenue l’année passée, après que 2’000 litres de pétrole avaient été déversés dans l’usine d’eau potable gérée par la filiale de la multinationale française.

Les habitants s’étaient pourtant exprimés dans le cadre de la consultation sur la réforme constitutionnelle, dont le vote aura lieu le 25 octobre. Le plebiscito pourrait déclencher à son tour une avalanche de plaintes si la volonté populaire contredit les intérêts des investisseurs étrangers, très présents au Chili dans tous les secteurs, à commencer par les services publics.


Une version de cet article a été publié par Global, le magazine d’Alliance Sud

Repenser la mondialisation : aussi vite que possible…

Photo: La Goulette, Tunisie © Isolda Agazzi

Avec le « grand confinement », les appels à la relocalisation des activités productives se multiplient. Si des changements sont indispensables, il faut  une approche réfléchie et graduelle pour que, pour les pays en développement, le remède ne soit pas pire que le mal

En quelques mois, un virus venu de Chine a mis le monde à genoux. Surnommé à juste titre le virus de la mondialisation, il s’est répandu comme une traînée de poudre aux quatre coins de la planète, essentiellement à la faveur des voyages en avion et en bateau. D’aucuns avancent même que certains pays, comme la Grèce, ont été relativement épargnés non seulement en raison de leur bonne gestion de la crise, mais aussi parce qu’ils sont peu intégrés dans les chaînes mondiales de valeur; tandis que d’autres, comme l’Italie, ont payé un tribut très lourd car fortement globalisés (et liés économiquement à Pékin).

Quoi qu’il en soit, le « grand confinement » de la moitié de l’humanité va avoir des conséquences incalculables sur l’économie mondiale, comparables peut-être à la grande dépression de 1929.

Sans surprise, cela a des conséquences très problématiques notamment pour les pays en développement et émergents. Pour donner un exemple, l’économiste tunisien Sami Saya, s’appuyant sur le FMI, prévoit que la Tunisie va essuyer la pire crise économique depuis l’indépendance de 1956. Dans ce pays très ouvert sur l’extérieur, le tourisme va être l’un des secteurs les plus touchés. Le président de la Fédération tunisienne de l’hôtellerie (FTH), Khaled Fakhfakh, déclarait le 21 avril que si l’espace aérien restait fermé après le déconfinement, la saison touristique 2020 serait fortement compromise – alors même que le tourisme pèse, selon les estimations, entre 8% et 14% du PIB, qu’il emploie près d’un actif sur dix et fait vivre 400’000 familles. Les touristes européens ne viendraient pas et les touristes locaux ne pourraient pas combler les pertes, d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes plombés par la crise.

Le lys des sables pousse pendant quelques semaines sur les plages de Kelibia, Tunisie © Isolda Agazzi

Remplacer le tourisme par des activités moins volatile

De l’autre côté de la Méditerranée, toujours plus de citoyens désireux de sauver la planète voient dans la crise du Covid – 19 une opportunité sans précédent de protéger le climat. En commençant par ne pas remettre pied dans un avion et passer les vacances au pays. L’intention est louable, nécessaire même dans le cadre du changement de paradigme de l’Agenda 2030 pour le développement durable, mais elle risque d’enfoncer encore davantage l’économie des pays (en développement) qui dépendent des touristes étrangers.

On objectera que ces pays ont été mal conseillés, qu’ils ont choisi un modèle de développement non durable et misé sur un secteur volatile par excellence, qui pâtit du moindre attentat, crise sanitaire ou prise de conscience écologique des Européens.

Bien avant la crise actuelle, le gouvernement tunisien l’avait parfaitement compris. La FIPA (Agence de promotion des investissements extérieurs) invite les étrangers à apporter des capitaux dans des secteurs qu’elle juge « porteurs », à haute valeur ajoutée: composants automobiles, aéronautique, mécanique, électrique et électronique, centres d’appel, plasturgie. Et dans des secteurs plus traditionnels, à forte intensité de main d’œuvre, comme le textile et l’habillement, l’agro-alimentaire, le cuir et les chaussures. Comme on le voit, le tourisme ne figure nulle part, mais cette transition va prendre du temps.

Le problème est que miser sur les investissements étrangers dans l’industrie d’exportation n’est pas durable – que ce soit du point de vue environnemental et économique – car c’est très sensible aux crises provoquées par des facteurs extérieurs. Lors de la crise économique de 2008, les pays en développement et émergents ont été gravement touchés. Les pays qui – souvent sous la pression de la Banque mondiale et du FMI – ont poursuivi un modèle économique axé sur les exportations et se sont rendus fortement dépendants des investissements directs étrangers, ont été particulièrement affectés.

Usines textiles fermées, ouvrières au chômage

Certes avec les appels à la dé-mondialisation et à la relocalisation de la production en Europe et dans les pays limitrophes, le textile et l’habillement dans les pays du Maghreb ont encore de beaux jours devant eux. Mais ces secteurs sont fragiles car ils dépendent de la demande internationale. La preuve: si dans les pays développés beaucoup se sont réjouis du retour à la frugalité et de l’arrêt (temporaire) du consumérisme du au grand confinement, la fermeture des magasins d’habillement a entraîné celle des usines textiles dans les pays de production, comme le Cambodge et le Bangladesh. Des millions d’ouvrières se sont retrouvées au chômage, la plupart sans aucune couverture sociale. Elles sont passées d’un salaire de misère, qui oscille entre 150 – 200 USD mensuels – largement insuffisant pour couvrir les besoins essentiels, pour lesquels il faudrait au moins 500 USD par mois – à plus de salaires du tout, ce qui est encore pire.

Le cabinet britannique de conseil en gestion des risques Verisk Maplecroft a déclaré dans la  NZZ am Sonntag que les quelques améliorations des conditions de travail de l’industrie textile pour lesquelles les travailleurs se sont battus ces dernières années risquent d’être réduites à néant.

Développement économique plus endogène

Là de nouveau, on peut reprocher à ces gouvernements d’avoir misé sur un modèle de développement axé sur les exportations – au Bangladesh, un pays fréquemment loué pour sa lutte contre la pauvreté et la crise climatique, 80% des devises proviennent de l’industrie textile. Et de s’être fait les complices de consommateurs, marques et sous-traitants avides, qui ne sont pas prêts à payer un peu plus pour un jeans et une paire de baskets, ce qui engendre une course vers le bas sur le dos des ouvrières.

Le coronavirus a montré la dépendance extrême de beaucoup de pays vis-à-vis de la Chine : 80% des principes actifs des médicaments vendus en Europe sont fabriqués dans l’empire du Milieu, un pourcentage qui tombe à 27% pour la Suisse. L’arrêt brutal de la production et/ou la menace de relocalisation de certaines activités productives devrait pousser les gouvernements des pays en développement à se tourner vers un modèle économique plus endogène, axé sur le renforcement des capacités locales de production et le marché intérieur – mais c’est plus facile à dire qu’à faire et surtout, cela ne va pas se faire du jour au lendemain.

Enfin et surtout, un marché “intérieur” nécessite également une demande intérieure correspondante, c’est-à-dire une redistribution des revenus en faveur de la masse des personnes défavorisées qui, à l’heure actuelle, ne peuvent souvent se permettre ni les produits étrangers ni les produits nationaux.

Avions au sol, chute du prix du pétrole

Autre secteur dont beaucoup ont salué l’arrêt: l’aviation. Avec quasiment tous les avions cloués au sol et les voitures et les camions au garage, la demande en pétrole a chuté à un niveau inégalé et le cours du baril américain (WTI) est même devenu négatif.

C’est une excellente nouvelle pour le climat. Mais le problème est que de nombreux pays en développement dépendent entièrement de l’exportation d’hydrocarbures : le Sud-Soudan, le Nigéria (où le pétrole représente 60% des recettes de l’Etat), l’Angola, l’Equateur (où c’est la principale source de revenu), l’Iraq (qui pensait couvrir 95% de son budget par la rente pétrolière) l’Algérie, pour ne donner que quelques exemples, n’ont pas diversifié leurs économies ou n’ont rien d’autre à vendre. En Algérie, le pétrole et le gaz représentent la presque totalité des exportations et les ¾ des recettes publiques. Assis sur leur oreiller de paresse, les dirigeants n’ont même pas eu besoin de développer le tourisme, comme la Tunisie voisine dont la chance, diront certains, est d’être presque totalement dépourvue de matières premières.

Mais à l’aune de la révolution démocratique en cours (peut-être), l’Algérie s’est réveillée et a décidé de diversifier son approvisionnement énergétique et d’utiliser la rente pétrolière pour industrialiser le pays. Le gouvernement est sur le point de signer un accord avec l’Allemagne pour participer à Desertec, un gigantesque projet de production d’énergie solaire dans les déserts d’Afrique du Nord, qui a vu le jour en 2003 sous l’égide du Club de Rome, mais qui était au point mort. L’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement algérien en 2020 a relancé le projet.

La crise du Covid19 a mis en lumière, de manière encore plus abrupte que la crise climatique, la vulnérabilité de notre monde globalisé. Un ajustement est nécessaire, une réorientation s’impose. Mais la transition doit être graduelle et gérée de façon démocratique pour que le remède, pour les pays en développement, ne soit pas pire que le mal. Ou, comme l’a dit quelqu’un, il faudra aller aussi vite que possible, aussi lentement que nécessaire.


Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

Le ciel s’assombrit pour les ONG genevoises

La plupart des ONG installées à Genève affirment ne pas trop souffrir de la crise du coronavirus, mais cela pourrait changer dès l’année prochaine. Elles saluent le formidable élan de solidarité du public et appellent l’Etat à continuer à les soutenir. Pour l’instant les autorités les écoutent, contrairement à d’autres pays

 

 Le 20 mai, Oxfam international annonçait le licenciement de 1’450 collaborateurs (1/3 de ses effectifs) et l’arrêt des opérations dans 18 pays. Si ses difficultés financières avaient  commencé il y a deux ans, suite au scandale de la pédophilie en Haïti, la baisse des dons résultant de la crise du coronavirus aura porté un grand coup à l’une des principales organisations de développement du monde. Ce n’est pas la seule: selon une étude publiée début mars, près de la moitié des ONG britanniques risquent de perdre leurs revenus volontaires et 1/3 leurs fonds tout court.

Quelle est la situation à Genève, qui abrite, selon les calculs, entre 400  et 750 ONG?  Début mai, le Centre d’accueil de la Genève internationale (CAGI) a envoyé un questionnaire à 450 ONG, auquel 120 ont répondu.

« 98% des ONG se disent impactées par la crise, mais plus de la moitié jugent cet impact  modéré, détaillait le 28 mai Julien Beauvallet, responsable du service ONG du CAGI, au Club suisse de la presse. Comme le Covid 19 est arrivé au printemps, qui est une période intense en conférences à Genève, ¾ d’entre elles ont dû diminuer leurs activités. La plupart ont réagi rapidement et mis en place des projets en lien avec le Covid 19, mais ¼ ont dû réduire leur personnel. »

Pourtant les perspectives sont très sombres : si pour l’heure l’impact financier est marginal (la plupart reçoivent des financements annuels ou pluriannuels), il y a une grande incertitude quant aux arbitrages budgétaires des donateurs (principalement des Etats et des organisations internationales) et à la place de la Genève internationale.

Chez les ONG de terrain, des dons qui pourraient ne pas durer

La plupart des ONG installées à Genève font du plaidoyer auprès de l’ONU. D’autres mènent des projets de développement sur le terrain, profitant de la synergie entre les nombreuses organisations humanitaires présentes en ville.

«Terre des Hommes Suisse travaille dans la protection de l’enfance dans une dizaine pays, explique Christophe Roduit, le secrétaire général. Si les enfants ne sont pas le visage de la pandémie, nous craignons qu’ils en soient les premières victimes. La crise risque de faire passer à la trappe les avancées des dix dernières années : en raison des mesures de confinement, 76% des élèves du monde entier ne vont plus à l’école. Beaucoup risquent de ne pas y retourner du tout et de devoir travailler, voire de tomber dans l’exploitation.»

40% des fonds de cette ONG proviennent de la Confédération et des cantons « qui ont fait preuve de beaucoup de flexibilité » et 60% des privés – particuliers, fondations, entreprises – « qui se sont montrés très fidèles. » Mais la grande menace réside dans des évènements grand public qui ont soit été annulés, comme la Fête de la musique et Paléo, soit sont incertains, comme la Marche de l’Espoir.

Même son de cloche chez Médecins sans Frontières (MSF), dont Liesbeth Aelbrecht, la directrice générale, salue « l’incroyable solidarité de la population, en Suisse et dans le monde ! » Ajoutant cependant que «nous sommes très inquiets pour 2021 car nos dons proviennent essentiellement du secteur privé, de fondations d’entreprise et de personnes comme vous et moi, et sans le face à face, cela va devenir compliqué.»

Une commission parlementaire propose d’augmenter le budget de la coopération

Quant aux financements publics, Genève représente la moitié des fonds alloués à la solidarité internationale par les collectivités locales suisses – un budget stable pour le canton et qui a même augmenté pour la ville. « Si on additionne les fonds du canton et de toutes les communes genevoises, on se rapproche des 30 millions de francs par an. Mais la question est de savoir si ces financements vont être reconduits », relève Stefan Davidshofer, du Global Studies Institute.

A Berne en tout cas, l’espoir est permis : le 27 mai, la Commission de politique extérieure du Conseil national a proposé de relever les crédits-cadres pour la coopération internationale de 241 millions de francs, par rapport au projet du Conseil fédéral, pour les années 2021 – 2024. Ces fonds supplémentaires correspondent à la somme totale nécessaire pour amener le taux d’aide publique au développement à 0,5 % du revenu national brut d’ici à 2024. Une augmentation qui, cependant, doit encore être acceptée par le Parlement.

« En Grande Bretagne, le gouvernement se retire du soutien aux ONG. En Suisse ce n’est pas le cas et c’est peut-être ce qui explique que la situation des associations y est moins inquiétante. Pour l’instant du moins», conclut Martial Paris, de WISE – Philanthropy Advisors.


Une version de cet article a été publié par Le Courrier

La caverne de Platon, reflet du déconfinement

L’allégorie de Platon montre comment des personnes prisonnières de leurs illusions sont amenées vers la vérité par un philosophe, qui les aide à sortir de la caverne. A l’heure où nous entamons la dernière phase du déconfinement, allons-nous oser quitter le monde virtuel pour affronter la réalité ?

 

Dans le mythe de la caverne, Platon imagine des prisonniers enchaînés dans une grotte depuis la naissance, le visage tourné vers la paroi. Derrière eux se dresse un mur, au-delà duquel des marionnettistes manipulateurs projettent des ombres sur la paroi, que les prisonniers prennent pour la réalité car ils n’ont jamais rien vu d’autre de leur vie.

Un jour, grâce à l’aide du philosophe, ils sortent de la grotte. Eblouis par le soleil, ils sont d’abord tentés d’y retourner fissa, mais ils résistent: c’est leur premier contact avec la vérité et cela les remplit de bonheur. Ils redescendent alors dans la caverne pour aller chercher leurs camarades, prenant le risque de se faire railler et, surtout, de ne jamais vouloir en ressortir. Mais ils le feront quand même.

Logique d’assiégés

Cette allégorie de la manipulation, l’illusion et la connaissance m’est revenue à l’esprit pendant les deux mois de confinement. Toute proportion gardée, n’étions-nous pas dans la même situation que ces prisonniers ? Nous avons été enfermés entre quatre murs, certes de façon plus ou moins stricte selon les pays, mais à l’intérieur de nos frontières nationales. Nous communiquions avec l’extérieur surtout par écrans interposés. Nous avons été bombardés d’informations dont nous ne savions pas très bien si elles étaient le reflet de la réalité, ou si elles cherchaient à nous manipuler, par exemple en montant des faits en épingle.

Le monde s’est rétréci : nos problèmes absorbaient tout notre champ de vision et le nombrilisme nous guettait. En bons citoyens, nous avons adhéré, pendant un temps du moins, à l’exhortation de passer nos vacances au pays pour soutenir l’économie (ou parce que nous n’avions pas le choix), oubliant que d’autres pays plus pauvres dépendent du tourisme encore plus que le nôtre… C’est une logique d’assiégés.

Et maintenant, oserons-nous sortir de la caverne? Prendre le risque de regarder le soleil en face et affronter la réalité, la vraie? Ou, victimes du syndrome de Stockholm, nous complairons-nous entre nos quatre murs, physiques et mentaux, qui nous ont protégés autant qu’ils nous ont enfermés? Serons-nous encore plus dépendants des écrans qu’avant? Le travail, les relations humaines, l’amitié, l’amour seront-ils surtout virtuels? L’humanité d’après le confinement sera-t-elle encore plus aliénée qu’avant?

A nous de trouver le guide pour sortir de la caverne

En 2008 je suis allée en Corée du Sud. J’avais été étonnée de voir les gens toujours plongés dans leurs écrans, que ce soit dans le métro, dans la rue, à l’arrêt de bus… Je me suis dit que je n’aurais pas aimé vivre dans une société aussi isolante, pourtant quelques années plus tard c’est devenu exactement pareil chez nous. Nous tapons beaucoup plus facilement des messages à une personne éloignée que n’adressons la parole à celle qui est assise en face de nous dans le train.

Dix ans plus tard, je suis allée à Cuba. Internet était très contrôlé, les bornes wifi limitées et la 3G inexistante (cela a un peu changé depuis). Mais les gens n’avaient pas constamment le nez dans leurs écrans : dans les interminables files d’attente, dans les bus, ils regardaient autour d’eux, ils se parlaient même !

Les prisonniers de Platon sortent de la caverne grâce à l’aide du philosophe, qui les fait passer de l’illusion à la réalité. A nous de trouver le guide qui nous donnera le courage de sortir de notre confinement – physique, mais surtout mental – pour aller redécouvrir le monde, avant que les frontières, physiques et mentales, se ferment vraiment pour toujours.


Une version de cette chronique a été publiée par l’Echo Magazine 

L’ONU demande d’effacer la dette des pays en développement en difficulté

Alors que, sur le plan sanitaire, le coronavirus frappe encore faiblement les pays pauvres, les conséquences économiques de la crise pourraient être catastrophiques. Les travailleurs des usines textiles qui ferment, faute de commandes, sont parmi les premiers touchés. La CNUCED demande un plan d’urgence de 2’500 milliards USD.

« L’économie mondiale ralentissait déjà l’année dernière. En septembre nous avons mis en garde contre le danger d’une récession, mais nous ne nous attendions pas à un choc pareil. C’est un choc différent, qui touche aussi bien l’offre que la demande. Il a déjà frappé les économies avancées et il commence à toucher les pays en développement et surtout l’Afrique » déclarait aujourd’hui Richard Kozul-Wright, chef de la division globalisation et stratégies de développement de la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement) au Club suisse de la presse à Genève.

Et le chef économiste d’expliquer que les sorties de capitaux des pays en développement ont été très rapides, plus rapides même qu’au début de la crise de 2008-2009. Les exportations sont en déclin, ce qui est particulièrement dommageable pour les pays exportateurs de produits de base, dont les prix s’effondrent. Au final, ce sont des pressions négatives sur des pays lourdement endettés, en Afrique et ailleurs. « C’est le cocktail parfait pour un cercle vicieux déflationniste.»

Pour faire face à la tempête qui s’annonce, l’agence des Nations Unies vient de demander un plan d’urgence de 2’500 milliards USD. La première mesure, peut-être la plus spectaculaire, est l’annulation de la dette des pays en développement qui ne peuvent pas payer, à hauteur de 2’000 – 3’000 milliards USD, dont 1’000 milliards cette année.

Le Club de Paris vient d’annuler 1,4 milliards de la dette de la Somalie

Mais est-ce réaliste ? « Il y a un vide énorme dans l’architecture financière internationale en matière de désendettement et de défaut de paiement, nous répond-il. Depuis des décennies, nous disons qu’il faut un mécanisme de faillite au niveau international tel qu’il existe au niveau national. Le FMI a examiné cette proposition très sérieusement en 2000. Hier nous avons eu une réunion du Club de Paris et les membres ont convenu d’annuler 1,4 milliard de dollars de la dette de la Somalie. Cela va faire partie du narratif des prochains 6 à 12 mois car les créanciers vont être confrontés à des problèmes de défaut de paiement. Je pense qu’il y a un changement dans l’air en termes de réflexion sur la dette et la dette souveraine »

Ensuite, la CNUCED demande une sorte de Plan Marshall de 500 milliards USD pour l’émergence sanitaire. Et une injection de liquidités de 1’000 milliards USD – une espèce d’hélicoptère monétaire pour les pays en développement – qui seraient générés par les droits de tirage spéciaux. Il s’agit d’un mécanisme que le FMI peut utiliser pour créer des liquidités afin de faire face aux problèmes de balance des paiements.

Le FMI, de son côté, a débloqué le mois passé 50 milliards USD pour les prêts rapides aux banques.

En passant, la CNUCED fait remarquer que « le montant proposé est similaire à celui qui aurait été versé aux pays en développement au cours de la dernière décennie si les pays membres du Comité d’aide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) avaient atteint leur objectif d’allouer le 0,7 % du revenu national brut à l’aide publique au développement (APD). »

« Une certaine relocalisation est possible, mais pas comme certains le laissent entendre»

« Nous ne voulons pas voir se reproduire la reprise de 2009, où tout le monde parlait d’un nouvel ordre économique international qui, un an plus tard, avait disparu et qui, d’une certaine façon, est la raison pour laquelle nous sommes de nouveau dans le pétrin aujourd’hui », insiste Richard Kozul-Wright.

Que pense-t-il donc des appels de certains économistes en faveur de la relocalisation des activités productives en Europe ou dans les pays limitrophes, voire d’une démondialisation ?

« Il y aura probablement une certaine relocalisation, répond-il, mais je ne pense pas qu’elle sera aussi important que certains le laissent entendre. A la CNUCED, nous avons toujours critiqué la participation des pays en développement dans les chaînes d’approvisionnement globales. C’est l’occasion pour eux de repenser leurs stratégies économiques, par exemple en revoyant leurs politiques industrielles. Les pays en développement doivent considérer [cette crise] comme une opportunité, autant que comme une menace. »

Au Cambodge, 61’500 travailleurs du textile au chômage

En attendant l’avènement, peut-être, d’une mondialisation plus équitable, où les pays pauvres ne se retrouveraient pas tout en bas des chaînes globales d’approvisionnement, l’impact de la crise sur la mondialisation, telle qu’elle est aujourd’hui, est ravageur. Au Cambodge, faute de commandes, 91 usines de vêtements ont arrêté la production, mettant 61’500 travailleurs au chômage. Il s’agit de fournisseurs de marques internationales comme H&M, Adidas, Puma et Levi Strauss, l’industrie du vêtement et de la chaussure étant le principal employeur du pays, avec 850’000 travailleurs. Le gouvernement s’est engagé à fournir un salaire de remplacement  de 38 USD par mois aux ouvrières qui ont perdu leur emploi.

Public Eye, membre de la Campagne Clean Clothes, vient de demander aux enseignes de la mode de continuer à verser leur salaire aux employés en cas de fermeture d’usines ou de maladie.

La Suisse débloque près de 18 millions CHF

La semaine passée, le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Gutierres, a réclamé un plan d’urgence de 2 milliards USD pour faire face à la crise humanitaire provoquée par le coronavirus. « Avant cet appel nous avions déjà alloué 3,6 millions CHF à des activités humanitaires, a précisé Thomas Gass, vice-directeur de la DDC (Direction du développement et de la coopération – coopération suisse), lors de la même conférence de presse. Nous prévoyons d’allouer encore 3,5 millions à l’ensemble du système de santé pour répondre à l’appel de l’OMS, 8 millions pour répondre à l’appel d’Antonio Gutierres et 3 millions à la  Fédération de la Croix Rouge et du Croissant Rouge. En tout, en plus des 3,6 millions d’avant les appels, ce sont environ 14,5 millions d’allocations directes à ces différentes demandes ».

Il ajoute que d’ici trois mois la DDC va réorienter 40 millions CHF vers des réponses immédiates à la crise, par exemple en aidant les pays à gérer les travailleurs migrants qui se retrouvent au chômage dans des usines d’Asie (au Laos par exemple) et qui sont mis en quarantaine dans des camps.