«L’Afghanistan ne s’en sortira pas par la seule aide humanitaire»

Scène de rue en Afghanistan © Steve Evans, Citizen of the World

Erhard Bauer s’est rendu en Afghanistan a plusieurs reprises pendant 14 ans, dont de 1996 à 2004, sous le premier gouvernement taliban. Aujourd’hui il représente la Fondation Terre des hommes sur place. Celle-ci continue à employer des femmes dans la santé et l’éducation et fait de son mieux pour réintégrer l’ensemble de son personnel féminin. Interview

Comment a évolué la situation depuis le changement de régime en août 2021 ?

Le régime s’était déjà effondré avant que les Etats-Unis quittent le pays. En 2001 ils étaient partis du mauvais pied car ils avaient exclu de larges parties de la société afghane, une erreur qui n’a jamais été corrigée et qui, même aujourd’hui, est à peine admise ouvertement. En regardant la situation catastrophique actuelle, il faut trouver un coupable et il est très facile de pointer du doigt un mouvement islamiste qui a pris le pouvoir. Mais la plupart des choses allaient déjà mal avant août 2021. Ensuite, les sanctions occidentales et l’arrêt du versement des fonds étrangers au gouvernement ont causé l’effondrement du système financier et d’une grande partie des services gouvernementaux. Nous-mêmes, organisations humanitaires, n’étions plus en mesure de transférer de l’argent car l’Afghanistan a été déconnecté du système Swift. Nous faisons donc entrer les fonds par un système bancaire “non officiel” qui sert à transférer de l’argent d’un pays à l’autre.

Le soutien de l’Occident à l’Afghanistan a pourtant été important…

Avant le départ des Etats-Unis, les talibans contrôlaient déjà plus de la moitié du territoire. Le « succès » de l’Afghanistan, la création de la société civile, ne se sont produits que dans une partie du pays. Aujourd’hui, avec l’effondrement de l’économie, des villes comme Kaboul et Herat se retrouvent dans la même situation qu’une grande partie de la population au cours des vingt dernières années. Tous les progrès réalisés pour la population urbaine et les membres de la classe moyenne ont été réduits à néant.

Comment améliorer la situation ?

Les besoins sont tellement immenses que même si l’aide humanitaire était augmentée, nous ne pourrions répondre qu’aux besoins les plus urgents d’une partie de la population. L’Afghanistan ne sortira pas de cette crise économique majeure uniquement par l’aide humanitaire. Il a besoin d’un processus dans lequel toutes les forces politiques travaillent ensemble. Que nous aimions ou non ce gouvernement, que nous le reconnaissions ou non en tant qu’État, il doit y avoir une forme de dialogue pour sortir de cette situation, dans l’intérêt de la population.

Les sanctions jouent-elles un rôle ?

Ce qui a permis à ce pays de fonctionner, c’est qu’il y a encore un secteur privé, une agriculture, une petite production, des importations et des exportations. Lorsque vous coupez le système bancaire, cela n’affecte pas seulement les talibans, mais toute la population. Les sanctions ont créé aussi une inflation importante. Beaucoup de choses seraient plus faciles si elles n’étaient pas en place.

Après le départ des Etats-Unis, beaucoup de gens ont quitté le pays. Les talibans n’ont pas une grande expertise en matière d’administration et de gestion et cette fuite des cerveaux renforce l’effondrement de certaines structures. Lors du premier gouvernement taliban (1996 – 2001), beaucoup de choses fonctionnaient car l’administration s’est davantage appuyée sur les fonctionnaires qui étaient encore disponibles.


Cette interview a été publiée dans Global, le magazine d’Alliance Sud

Dieu aime-t-il Haïti ?

Photo: Fuite de Port-au-Prince après le tremblement de terre de 2010 © DVIDS

Avec God loves Haïti, Dimitry Elias Léger signe un roman intense qui pose les questions de l’existence de Dieu, de l’amour et des relations douloureuses de son pays avec les grandes puissances, à commencer par les Etats-Unis

« Le tremblent de terre est l’ultime preuve que Dieu aime Haïti », déclare sans ambages Monseigneur Dorélien, en train d’agoniser sous les décombres de la cathédrale de Port au Prince, détruite par le terrible tremblent de terre du 12 janvier 2010 qui a fait un demi-million de morts. « Quoi?? » manque presque de s’étrangler Natasha Robert, l’héroïne de God loves Haïti, le roman de Dimitry Elias Léger qui vient de paraître en français. « La façon dont nous, les Haïtiens, subissons le malheur, les privations, ainsi qu’une inimitié étrangère disproportionnée correspond point par point au destin des peuples élus, au cours de l’histoire. D’un point de vue biblique, en tout cas, Dieu nous aime juste un peu trop, je dirais. »

Chez un peuple aussi pieux que celui de Haïti, la question est incontournable : peut-on croire en Dieu lorsqu’on vit dans un pays qui semble cumuler les malheurs de l’histoire et les catastrophes humaines et naturelles ? Confronté à notre question, Dimitry Elias Léger botte en touche : « Personne n’a de réponse à la question de l’existence de Dieu et les personnages du livre se la posent, comme moi. Mais il y en a beaucoup d’autres : j’ai un passeport haïtien et un passeport américain. Comment les Etats-Unis et Haïti peuvent-ils exister à 150 km de distance l’un de l’autre et être, le premier, le pays le plus riche du monde et le second l’un des plus pauvres ? »

Dimitry Elias Léger

Embargo économique pendant tout le 19ème siècle

Pour cet écrivain, journaliste et consultant des Nations Unies, les extrêmes dans lesquels se débat son pays – qui oscille constamment entre beauté absolue et cataclysmes – ne tombent pas du ciel : « Il y a toujours eu un manque de fraternité vis-à-vis de Haïti, pointe-t-il : quand le pays a obtenu son indépendance de la France, les Français ont convaincu les Américains, les Britanniques, les Espagnols et les Portugais de le boycotter.  De 1804 à 1899 – soit pendant 95 ans ! – les Etats-Unis n’ont pas fait de commerce avec Haïti – comme avec Cuba pendant les 60 dernières années. Le pays le plus riche du monde, en pleine croissance, n’a pas acheté nos marchandises et ne nous a rien vendu, ce qui nous a fait rater le 19ème siècle économiquement. La France a été une mauvaise perdante et elle a convaincu les autres pays de se montrer aussi égoïstes qu’elle. De surcroît, elle a exigé que Haïti lui paie une rançon pendant 150 ans, pour une valeur estimée à 21 milliards USD. Aucun pays au monde ne peut se développer dans de telles conditions ! »

« 12’000 Casques bleus, pour quoi faire ? »

Et à l’entendre, cela continue… « Il y a 12’000 Casques bleus pour les néocolonialistes des Nations Unies déguisés en gardiens de la paix», lit-on dans le roman. Au téléphone, son auteur enfonce le clou : de 2’000 à 2019, Haïti a été surnommée la République des ONG car toutes les ONG du monde y menaient des programmes. C’était un pays d’expérimentation, il y avait des évangélistes américains, des lycéens qui venaient étoffer leur CV avant d’entrer à l’université… Certaines organisations ne travaillaient même pas avec le gouvernement, elles construisaient une école sans se soucier des besoins de la communauté, ni se coordonner avec les autres ONG.

Et puis il y avait l’ONU : de 2004 à 2018, elle a dépêché sur place 12’000 Casques bleus. « C’est énorme ! Haïti n’est pas un pays en guerre, nous ne courons pas le risque d’être envahis par la République dominicaine ou la Jamaïque, que faisaient 12’000 Casques bleus pendant toutes ces années ? »

Bill Clinton et le FMI ont mis l’industrie rizicole haïtienne à genoux

Pour Dimitry Elias Léger, ce n’est pas la charité, mais le commerce et des relations économiques équitables qui peuvent aider les pays pauvres à se développer de façon durable, ce qui passe forcément par l’industrialisation. Il donne l’exemple la Chine, qui a produit pour les Etats-Unis et l’Europe dès les années 1970, mais en leur imposant ses conditions : qu’ils lui apprennent à produire elle-même et assurent le transfert de technologie. Les pays qui n’ont pas eu des gouvernements aussi solides, comme la plupart des pays africains et Haïti, sont restés pauvres.

« Depuis la fin du gouvernement Duvalier, en 1986, les relations avec les Etats-Unis se sont un peu améliorées, relève-t-il. Mais le mieux qu’ils pourraient faire, c’est de nous acheter du riz et du sucre et de promouvoir le tourisme. Les pays environnants, comme la République dominicaine, la Jamaïque et les Bahamas, bénéficient de la générosité des Etats-Unis ; Haïti pas, ou pas assez. »

Il donne un exemple concret de « méchanceté » : dans les années 1990, le président américain Bill Clinton a fait passer une loi qui augmentait drastiquement les subventions au riz américain, ce qui a fait chuter son prix. En même temps, le Fonds monétaire international a imposé à Haïti une baisse drastique des droits de douane sur le riz importé, qui sont passés de 50% à 3%. Ces décisions ont mis à genoux les producteurs de riz haïtien : d’une part, ils étaient concurrencés par les importations de riz américain, devenu beaucoup moins cher et, d’autre part, ils n’arrivaient plus à exporter vers le marché américain. « Et vous savez où les Haïtiens se sont mis à acheter leur riz ? D’Arkansas, l’Etat américain dont Bill Clinton avait été gouverneur ! En 2013, lorsqu’il a été nommé Envoyé spécial pour Haïti, il a demandé pardon d’avoir ruiné l’industrie rizicole haïtienne, mais c’était trop tard et à ce jour les subventions n’ont pas baissé. Donc, si Joe Biden voulait vraiment aider Haïti, il pourrait supprimer les subventions aux producteurs de riz américains.»


Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine