Soudan, Ethiopie… quel gâchis !

Photo: mural avec le premier ministre déchu, Abdallah Hamdok, Karthoum © Isolda Agazzi

La Corne de l’Afrique chancelle : le Soudan et l’Ethiopie, les deux plus grands pays de la région, pourraient tourner la page d’une parenthèse plus ou moins longue de paix et démocratie

Au Soudan, elle n’aura duré que deux ans. En avril 2019, le peuple, avec le soutien des militaires, a renversé le dictateur Omar El Bashir, qui avait fait régner la terreur pendant trente ans.  Mais le pays a été gouverné sans cesse par les militaires depuis son indépendance en 1956, à l’exception de cinq courtes années de démocratie. Dernier coup d’Etat en date: le 25 octobre, le général Abdel Fattah Al-Burhane, président du Conseil souverain, a renversé le gouvernement et s’est octroyé les pleins pouvoirs.

Depuis la révolte populaire, le Soudan marchait sur le fil du rasoir : un gouvernement avait été mis en place, mais le pouvoir réel était aux mains du Conseil souverain, une institution de transition composée théoriquement de civils et de militaires à parts égales, mais où les militaires étaient plus nombreux depuis au moins six mois. En mai dernier, Mohamed Daglo dit Hemetti, le vice-président du Conseil souverain et puissant chef des Forces de soutien rapide, un groupe paramilitaire accusé des pires exactions au Darfour, nous avait assuré que les militaires allaient quitter le pouvoir après les élections. Mais celles-ci ont été constamment reportées : 2021, 2022, 2023….

On n’y avait pas cru, mais on ne pensait pas non plus qu’ils reprendraient le pouvoir aussi vite.  La question se pose de savoir si on peut faire confiance aux militaires pour bâtir une démocratie, mais comment les écarter lorsqu’ils détiennent tous les leviers politiques et économiques et sont, de fait, incontournables ?

Mohamed Daglo dit Hemetti, mai 2021 © Isolda Agazzi

Militaires possèdent 80% des entreprises d’Etat

L’excuse avancée par le général Abdel Fattah Al-Burhane pour reprendre le pouvoir est l’incompétence du gouvernement, qui aurait, à l’entendre, échoué à relever le pays du marasme économique. Pourtant le cabinet du premier ministre Abdallah Hamdok a fait des miracles, vu la situation : il a réussi à faire lever les sanctions américaines et à ramener le Soudan dans le concert des nations. Il a convaincu le Club de Paris, un groupe informel de 22 créanciers (dont la Suisse, mais pas la Chine) de commencer à effacer une dette extérieure faramineuse de 60 milliards USD.

En échange, le gouvernement a dû appliquer le programme d’austérité impose par le Fonds monétaire international: supprimer les subventions aux biens de première nécessité – ce qui a fait exploser les prix – et laisser fluctuer le taux de change de la livre soudanaise – ce qui a fait bondir l’inflation à 400%. Il devait se dépêtrer avec des caisses vides, alors que 80% des entreprises d’Etat appartiennent encore et toujours aux militaires car les réformes n’avancent pas.

S’y ajoutait l’épineuse question du transfert de Omar El Bachir à la Cour pénale internationale, voulue par le gouvernement, mais jamais avalisée par le Conseil souverain dont les membres militaires, eux-mêmes impliqués dans des atrocités, notamment au Darfour, avaient trop à craindre.

Depuis le 25 octobre la rue est vent debout contre le coup d’Etat et 11 personnes au moins ont été tuées. La situation reste très floue, notamment en raison du partage du pouvoir entre les militaires, dont certains n’ont peut-être pas dit leur dernier mot. Les pressions des bailleurs et créanciers occidentaux sont énormes et elles pourraient influencer le cours des évènements.

 

Manifestation d’Erythréens à Genève © Isolda Agazzi

Rebelles tigréens à 400 km d’Addis Abeba

En plus de ses innombrables problèmes, le Soudan doit gérer le flux des réfugiés qui arrivent du Tigré, la région du nord de l’Ethiopie où l’armée régulière, avec le soutient de l’Erythrée, est en guerre contre les rebelles du Front populaire de libération du Tigré (TPLF) auxquels se sont joints d’autres groupes armés.

Le conflit, qui a commencé il y a un an, risque de s’étendre à tout le pays si les rebelles, qui ne sont plus qu’à 400 km d’Addis Abeba, s’emparent de la capitale. Tout en niant la gravité de la situation, le premier ministre, Abiy Ahmed, a décrété l’état d’urgence et certains habitants de la capitale se préparent à fuir.

Au Tigré, même l’Italie s’est cassé les dents

Le Tigré a toujours été le théâtre d’affrontements violents. L’Italie, ancienne puissance coloniale, s’y était cassé les dents en perdant en 1896 la bataille d’Adoua – ce qui, en plein partage de l’Afrique, a constitué une victoire significative d’un pays africain face à un colonisateur européen.

En 1993, c’était au tour de l’Erythrée de gagner son indépendance de l’Ethiopie, après trente ans de guerre. Cette année-là, du côté de Makalle et de Axum, on pouvait encore voir des chars abandonnés surgir de terre et on sentait la désolation flotter dans l’air. Une nouvelle guerre a éclaté entre les deux Etats en 1998 – 2000 pour une contestation de la frontière, mais les deux pays se sont réconciliés après l’arrivée au pouvoir de Abiy Ahmed, en 2018. Pourtant l’Erythrée et le TPLF sont restés des ennemis farouches.

L’émissaire américain pour la Corne de l’Afrique, Jeffrey Feltman, est à Addis Abeba aujourd’hui et demain pour essaye de trouver une issue à la situation. On espère que cette mission sera plus fructueuse que la précédente: le 24 octobre il s’était rendu au Soudan et le lendemain le général Al-Burhan avait perpétré le coup d’Etat.

Alors, après des décennies de pouvoir militaire, la paix n’est peut-être pas impossible, mais le moins qu’on puisse dire est qu’elle est très difficile.


Voir aussi de la même auteure Le Soudan cherche sa voie, entre l’Afrique et le monde arabe, les civils et les militaires, juillet 2021

Au Soudan, une révolution féministe et intercommunautaire

Photo: manifestation sur la Place des Nations à Genève, 25 juin 2019 © Isolda Agazzi

Il y a un an, Omar Al Bashir était chassé du pouvoir, après avoir dirigé le Soudan d’une main de fer pendant trente ans. Invitée par le FIFDH début mars, Alaa Salah, l’icône de la révolution soudanaise, a fait souffler sur Genève un vent d’espoir particulièrement bienvenu

Une amie russe me confiait récemment que cette période morose lui rappelait son enfance en URSS, lorsque les gens n’étaient pas libres de leurs mouvements et leurs décisions et les étals des magasins désespérément vides, « même si là-bas ils étaient vraiment vides, pas comme ici aujourd’hui… !»

Dans cette atmosphère lourde, où toutes les manifestations sont annulées et il ne reste plus qu’un sujet de conversation (et d’écriture), le FIFDH (Festival du film et forum international sur les droits humains) a fait souffler sur Genève, début mars, un vent de liberté et d’optimisme. Ayant réussi à s’adapter en un temps record à l’urgence sanitaire, il a transféré une partie de sa programmation sur internet et nous a offert quelques belles rencontres. A commencer par celle avec Alaa Salah, une étudiante en architecture devenue l’icône de la révolution soudanaise.

Alaa Salah © FIFDH Miguel Bueno

Révolution pacifique

Il y a un an presque jour pour jour, Omar Al Bashir était renversé par un coup d’Etat militaire, après avoir dirigé le Soudan d’une main de fer pendant trente ans. Sa chute marquait le point d’orgue des manifestations déclenchées trois mois auparavant par le doublement du prix du pain. «Mais nous avons continué à manifester car c’est tout le régime répressif que nous voulions faire tomber, a expliqué la jeune militante. Le 3 juin, il y a eu une grande répression [par la junte militaire], mais nous sommes toujours restés pacifiques. Jusqu’à aujourd’hui, personne ne porte d’armes, c’est la plus grande victoire du soulèvement. Il y a deux mois, une loi a été promulguée pour mettre fin aux activités des Frères musulmans, nous avons donc obtenu gain de cause dans notre première revendication.»

En effet, comme le montre Soudan, les femmes en première ligne, un film de Arte diffusé par le FIFDH, le dictateur avait instauré un régime militaro-islamiste qui interdisait aux femmes, par exemple, de danser et porter un pantalon. La police des mœurs arrêtait chaque année 500’000 Soudanaises et les relâchait après paiement d’une amende. Une campagne de terreur qui a longtemps alimenté les caisses du régime.

Les Darfouris se sont joints aux manifestations

Les femmes ont été les piliers de la révolution, tout comme les étudiants et l’Association des professionnels du Soudan, longtemps clandestine, composée de syndicalistes, médecins, avocats et commerçants. Dans le film on voit les femmes haranguer les foules et lancer de nouveaux slogans : « Les filles soyez courageuses, cette révolution est la révolution des femmes ! » ou encore : « Les femmes veulent des droits et on ne renoncera pas ».

Aujourd’hui le processus de transition continue. Les femmes débattent de la fin des mutilations génitales, d’éducation, d’accès à la justice. L’effervescence révolutionnaire les réunit, tout comme les communautés. « On a grandi avec la ségrégation et la rivalité entre tribus. Mais la nouvelle génération n’acceptera jamais que ça continue ! » Lance une jeune fille. C’est que  les Darfouris se sont joint aux manifestations et la foule se prend à rêver d’une société unie, qui accueillerait toutes les communautés. « Il y a eu plus de 300’000 morts au Darfour, mais on ne pouvait rien dire. Maintenant c’est fini, tout le monde doit être traité de la même façon au Soudan », lâche une femme.

Omar Al Bashir devrait être livré à la Cour pénale internationale

L’espoir est permis. Le 5 juillet 2019, un Conseil de souveraineté a été formé, composé de cinq militaires, cinq civils et un onzième membre, élu par consensus. Il est chargé d’assurer la transition démocratique jusqu’à la tenue d’élections en 2020. Mais le processus est fragile : le 9 mars dernier, le premier ministre, Abdallah Hamdok, qui dirige le gouvernement, a été visé par un attentat – il en est sorti indemne.

Quant à Omar Al Bashir, le 11 février le gouvernement de transition a accepté de le livrer à la Cour pénale internationale pour répondre de génocide et crimes de guerre dans le conflit au Darfour qui, en 2003, avait fait près de 300’000 morts.


Une version de cette chronique a été publiée par l’Echo Magazine