« Les petits agriculteurs et les peuples indigènes n’ont pas accès au marché international»

Alors que les incendies reprennent de plus belle en Amazonie, la déforestation avance aussi dans le Chaco, la deuxième forêt la plus importante du continent américain. Quel est son impact sur les petits paysans et les communautés autochtones? 

Quant à l’accord de libre-échange conclu l’année passée entre l’AELE, dont la Suisse est membre, et le Mercosur, peut-il bénéficier aux petits paysans de la région?

Nous l’avons demandé au professeur Graziano Ceddia, chercheur senior au Centre pour le développement et l’environnement de l’université de Berne, et directeur de INCLUDE un projet de recherche qui étudie l’impact de la déforestation sur les petits paysans et les communautés autochtones dans la province de Salta, au Nord-Ouest de l’Argentine.

Quelle est la cause principale de la déforestation dans le Chaco Salteño ?

C’est l’expansion de la frontière agricole. Il y a quelques années encore, c’était pour cultiver du soja transgénique. Aujourd’hui, le soja a atteint sa limite d’extension maximale et pour l’instant la cause de la déforestation est la création de pâturages pour l’élevage du bétail sous une forme plus ou moins intensive.

Quel est l’impact de la déforestation sur les petits agriculteurs et les peuples autochtones ?

En raison de l’expansion de la frontière agricole (soja et pâturages), les petits producteurs (criollos) et les peuples autochtones ont subi des expulsions et des délocalisations. Bien que souvent les petits paysans vivent sur ces terres depuis de nombreuses années (parfois même deux générations), dans la plupart des cas ils n’ont pas de titre de propriété officiel. Dès lors la possession de ces terres n’est souvent pas reconnue car elle est difficile à prouver. En ce qui concerne les autochtones, le discours est similaire. La constitution argentine (dans sa réforme de 1994) intègre la Convention 169 de l’OIT, qui reconnaît le droit des peuples indigènes à la terre et au territoire. Mais dans les faits ce droit reste inapplicable dans la province de Salta puisqu’il  n’existe pas encore de territoire indigène officiel (à l’exception de petits lopins de terre, dans la plupart des cas résultant de dons de l’Église anglicane). Avec la destruction de leur habitat et les expulsions, les populations indigènes vivent dans un état de grave marginalisation économique, d’extrême dégradation et de pauvreté.

Les peuples autochtones sont-ils conscients de leurs droits? Les réclament-ils ou les aidez-vous à le faire ?

Bien que les populations autochtones soient d’une façon ou d’une autre au courant de leurs droits, le processus de reconnaissance des territoires et de revendication des terres est extrêmement long et compliqué. Il y a trois ans, lorsque j’ai visité la région pour la première fois, la province avait entamé le processus de cartographie des territoires indigènes. Pour autant que je sache, ce processus n’est pas encore achevé. Il a été interrompu en 2018 par manque de financements. Les communautés indigènes et les petits agriculteurs du district de Rivadavia méritent une mention particulière. Ici, l’organisation Lhaka Honhat a réclamé 400 000 hectares de terres publiques pour les communautés autochtones et 243 000 hectares pour les familles de petits agriculteurs. Mais c’est un succès relatif car après 35 ans de lutte, elle n’a toujours pas réussi à obtenir les terres qui sont dues aux communautés en vertu de la constitution argentine et aussi en vertu des mesures législatives émises par la province de Salta. Le succès réside donc dans le fait d’avoir réussi à porter l’affaire devant une instance internationale importante telle que la Cour interaméricaine des droits de l’homme. La bataille juridique dure depuis 1984  et l’Argentine est désormais accusée de ne pas remplir ses obligations légales.

Pensez-vous que l’accord de libre-échange conclu l’année passée entre l’Association européenne de libre-échange (AELE, dont la Suisse est membre) et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay,Uruguay) – et dont le texte n’a pas encore été publié – aura un impact sur la déforestation dans le Chaco et sur les petits agriculteurs et les peuples indigènes ? Ne devrait-il pas permettre à ces derniers d’améliorer leur accès au marché international de la viande ?

Je ne connais pas les détails de l’accord. En général, cependant, je pense pouvoir dire que l’ouverture aux marchés internationaux augmentera probablement la pression sur le Chaco Salteño et donc la déforestation. L’accès à ces marchés ne profite certainement pas aux communautés indigènes (qui ne produisent ni soja ni viande) et encore moins aux petits agriculteurs, qui élèvent un type de bétail qui n’a pas les qualités et les exigences du marché international. Les petits agriculteurs sont pauvres et ils n’ont absolument aucune ressource pour répondre aux normes exigées par le marché international. Enfin, l’application des normes sociales et environnementales requises par les accords est difficile dans la pratique. Même si sur le papier la production de soja et de viande dans la province de Salta est dans la plupart des cas légale, cela est aussi dû au fait que les règlements d’application de la loi fédérale sur la protection des forêts sont extrêmement ambigus et flexibles et biaisés en faveur des grands producteurs.


Le Gran Chaco Americano, deuxième forêt la plus importante du continent avec un taux de déforestation les plus élevés au monde

Le Gran Chaco Americano est par extension la deuxième plus grande forêt du continent américain après l’Amazonie. Elle s’étend sur environ 787 000 kilomètres carrés et est située dans 4 pays : l’Argentine (où se trouve environ 60% du Chaco), la Bolivie, le Paraguay et le Brésil. Le Chaco a connu l’un des taux de déforestation les plus élevés au monde, en particulier au cours de la période 2002-2009. Le processus de déforestation se poursuit encore aujourd’hui.  Dans l’ensemble de l’écorégion du Chaco, on estime que jusqu’à la période 1976-2012, environ 15,8 millions d’hectares ont été déboisés (environ 20 % du total).

En Argentine, Salta est la province la plus importante par extension du Chaco (environ 8 millions d’hectares), suivie de Santiago del Estero (7,7 millions d’hectares), du Chaco (4,9 millions d’hectares) et de Formosa (4,4 millions d’hectares). Au cours de la période 1976-2015, environ 2 millions d’hectares de forêts indigènes ont été déboisés uniquement dans la province de Salta.


Une version de cette interview a d’abord été publiée par Le Courrier

Le lithium, une fausse bonne idée?

Après la Bolivie et le Chili, l’Argentine s’est lancée dans l’extraction du lithium, composante essentielle des batteries d’ordinateur et des voitures électriques. Mais l’impact sur l’environnement est important et certaines communautés autochtones s’y opposent fermement.  

No al litio (non au lithium) est écrit sur un panneau à l’orée de Salinas Grandes, un désert de sel situé à 3’350 m d’altitude dans la province de Salta, au nord-ouest de l’Argentine. C’est l’un des côtés du « triangle du lithium » qui, à cheval entre la Bolivie, le Chili et l’Argentine, recèle 70% des réserves mondiales de ce minerai. Un nouvel or blanc indispensable à la production des batteries qui entrent dans la composition de nos smartphones, ordinateurs et voitures électriques et dont la demande explose, surtout depuis que Tesla s’est lancée dans la construction à grande échelle de voitures électriques et que les autres constructeurs automobiles essaient de lui emboîter le pas.

Beaucoup moins connue que ses voisins andins, l’Argentine est désormais le 3ème producteur mondial de lithium, après l’Australie et le Chili. Si la production n’y atteint pas encore celle du désert d’Atacama, dans le Chili voisin, 53 projets d’extraction sont en cours dans les provinces de Salta, Jujuy et Catamarca, financés par des capitaux étrangers à hauteur de 2 milliards USD.

Près de deux millions de litres de solution saline pour extraire une tonne de lithium

Pourtant l’impact sur l’environnement est énorme: pour produire une tonne de lithium il faut environ deux millions de litres de solution saline.

La Fundacion Ambiente y Recursos Naturales (« Lithium extraction in Argentina » 2019), qui  a interviewé les dix communautés vivant près de deux salines, le Sales de Jujuy et Minera Exar, constate qu’elles sont partagées. Certaines voient dans le lithium une opportunité d’emploi dans une région qui n’en offre aucune à part l’extraction minière – les hautes Andes sont très riches en minerais (or, argent, plomb, zinc, etc.) et la plupart des hommes travaillent dans les mines depuis toujours, ou alors les familles pratiquent l’élevage, l’agriculture de subsistance et un peu d’artisanat. D’autres s’inquiètent de l’impact à long terme du lithium sur l’environnement, à commencer par la baisse de la nappe phréatique, affirmant que des bêtes ont déjà commencé à périr. Soit elles s’opposent carrément à l’extraction du lithium, soit elles voient l’impact sur l’environnement comme un dégât collatéral, un mal nécessaire à un certain développement économique. Il faut souligner que l’extraction du lithium a un impact sur tout l’écosystème, avec des effets imprévisibles à ce jour et qui risquent d’affecter bien plus de personnes que les peuples autochtones de l’Altiplano.

Communautés autochtones peu ou mal consultées

85% des sondés des deux communautés situées le plus près des lieux d’extraction affirment ne pas avoir été consultés. « Il y a un déséquilibre énorme entre les communautés, qui attendent des emplois, et les multinationales. Le processus de consultation devrait avoir lieu avec la participation de l’Etat, mais à Jujuy cela n’a pas été le cas », affirme l’étude.

« D’une façon générale, les peuples indigènes sont dispersés, divisés, marginalisés et vulnérables. C’est pourquoi il est assez facile de “persuader” certaines communautés de la justesse d’une initiative. Étant très pauvres, ils se contentent de très peu. J’ai donc beaucoup de doutes sur ce que les compagnies de lithium disent des accords passés avec les communautés » commente le professeur Graziano Ceddia, du Centre pour le développement et l’environnement de l’Université de Berne, qui mène un projet de recherche avec les communautés autochtones dans la province de Salta.

Au Chili, d’où provient depuis 20 ans le 40% du lithium extrait dans le monde, les communautés autochtones autour du désert d’Atacama sont fortement mobilisées contre l’expansion des licences minières et elles ont porté plainte devant trois tribunaux, dont la Cour interaméricaine des droits de l’homme.


Pain pour le prochain plaide pour le recyclage du lithium

En Suisse, les œuvres des Eglises, Pain pour le prochain et Action de Carême, commencent à travailler sur le lithium et d’autres matières premières dans le cadre de leur analyse des chaînes de production de l’électromobilité. « Notre souci, c’est le besoin d’extraire toujours plus de matières premières pour fabriquer les batteries, qui sont l’élément central dans ces véhicules, souligne Karin Mader, la responsable du dossier. Nous aimerions savoir quel type de véhicules utilise quel type de batteries et d’où proviennent les matières premières de ces batteries. Ce que nous demandons, c’est la transparence dans les chaînes d’approvisionnement. L’électromobilité est saluée comme la solution à la crise climatique, mais nous soupçonnons que cette solution cause des dégâts sociaux et environnementaux si l’extraction ne se fait pas de manière respectueuse de l’environnement et des populations locales. »

Les deux organisations militent donc pour ne pas extraire à chaque fois de nouvelles matières premières du sous-sol, mais pour les recycler. Le problème est le suivant : le recyclage est courant pour certains métaux lourds (comme le cuivre et le nickel), mais pour le lithium il est techniquement plus difficile et donc plus cher. « Le pouvoir politique devrait définir un cadre et promouvoir le recyclage des matières premières problématiques comme le lithium, ce qui nécessitera un important engagement au niveau de la recherche et la mise en place d’usines spécialisées. Ce n’est pas gagné car l’extraction est encore trop bon marché. Pourtant, on ne peut pas prétendre résoudre la crise climatique au moyen de l’électromobilité sans résoudre les nouveaux problèmes causés par la production des batteries», conclut Karin Mader


Une version de cet article a d’abord été publié par Le Courrier 

Savoir traditionnel et bio piraterie: où est la frontière ?

Photos © Isolda Agazzi

Dans la région des célèbres chutes d’Iguazu, les Guaranis ont d’abord été évangélisés par les missionnaires jésuites.  Vinrent ensuite des colons, dont des Suisses, qui divulguèrent leur savoir traditionnel. La stevia, utilisée comme édulcorant par les multinationales, est un cas connu de bio piraterie. Aujourd’hui l’engouement pour leurs plantes médicinales et cosmétiques continue, mais ils n’en bénéficient pas. Pourtant le droit a évolué et désormais c’est illégal.

Tout  à coup, un abîme s’ouvre sous nos pieds et des murs d’eau dévalent la pente rocheuse, dans un fracas apocalyptique. Les flots mugissants se bousculent dans une chevauchée sauvage et les embruns giclent vers le ciel pour se mélanger aux nuages bas, chargés de pluie. Les éléments se déchaînent. La nature déploie toute sa force et seuls quelques vautours virevoltent au-dessus de ce scénario de fin du monde, qui semble tiré de l’enfer de Dante.  Du haut de ses 80 mètres, la Garganta del diablo (la gorge du diable) est la plus majestueuse des chutes d’Iguazu, un château d’eau de trois kilomètres qui marque la frontière entre l’Argentine et le Brésil.

Iguazu signifie « les grandes eaux » en guarani, la langue des populations autochtones, aujourd’hui dispersées entre le Brésil, le Paraguay et Misiones, en Argentine. La province tire son nom des missions jésuites qui fleurirent dans cette région sauvage, perdue en pleine jungle, entre le XVII et le XVIII siècle et dont l’épopée a été relatée dans le film Mission. Une aventure humaine et civilisationnelle exceptionnelle, bien que non dépourvue de controverses: pour défendre les Guaranis des esclavagistes portugais du Brésil, les Jésuites construisirent une trentaine de missions, où les Indiens étaient évangélisés, mais libres. Ils purent ainsi s’adonner en toute sécurité à l’art et à la science, dans une démocratie relative. En 1767, l’expulsion définitive des Jésuites mit fin à celle que certains considèrent comme une utopie socialiste chrétienne. Une bonne partie des Guaranis fut exterminée et il n’en resterait que 80’000 en tout, dont 14’000 au nord de l’Argentine.

La Triple Frontera, terre de passage entre l’Argentine, le Brésil et le Paraguay

Aujourd’hui encore la province de Misiones, coincée entre trois pays, a le charme énigmatique des lieux de passage, avec ses trafics improbables et son brassage des cultures. La ville de Puerto iguazu, située à la confluence du fleuve Parana et Iguazu, marque la Triple Frontera. En se promenant dans la province, ou en remontant le fleuve par bateau, les repèrent se perdent… On ne sait plus si on est en Argentine, au Brésil ou au Paraguay, tant les nourritures s’influencent et les langues se confondent (on entend souvent le portugnol, un mélange d’espagnol et de portugais, auquel vient s’ajouter le guarani). Une région qui fascine par son histoire complexe et tourmentée, mais qui, loin d’être figée dans le temps, doit affronter des défis on ne peut plus modernes.

Comme l’opposition à Oportunitades naturales, un projet hôtelier que le gouvernement voudrait construire dans le parc national d’Iguazu, mais qui se heurte aux protestations des écologistes. Ou les tracas de l’Argentine en crise : à la sortie de Puerto Iguazu, la route nationale est bloquée. Laissant le chauffeur pester contre l’énième barrage et « ces gens qui ne veulent pas travailler », nous allons à la rencontre des manifestants. « La province de Misiones a été déclarée capitale de la biodiversité en Argentine, pourtant nous ne sommes pas rétribués à notre juste valeur, s’emporte Claudio Cardoso, garde forestier provincial, employé par le ministère de l’Ecologie. Nous gagnons 20’000 pesos par mois (444 CHF au taux de change actuel), dont la valeur ne cesse de diminuer à cause de l’inflation. Nous réclamons de toucher au moins le montant de la canasta basica (le panier de la ménagère), qui est de 32’800 pesos (730 CHF) par mois pour une famille de quatre personnes. Car avec notre salaire nous ne pouvons pas manger ! »

Les immigrés suisses : la stevia de Moises Bertoni et les pionniers de la yerba mate

Le barrage sera vite levé et nous poursuivons la route vers l’est. Des maisonnettes cossues et un nombre croissant d’églises évangéliques défilent sur la terre rouge foncé, riche en fer. La région est relativement prospère : dès le début du XXème siècle, de nombreux immigrés, dont beaucoup de Suisses, vinrent s’installer sur ces terres fertiles pour échapper à la pauvreté qui sévissait en Europe. Si quelques ecclésiastiques helvétiques avaient gagné les missions jésuites dès leur fondation, c’est le scientifique tessinois Moises Bertoni qui en 1884 essaya le premier de faire venir des compatriotes de façon officielle. Mais son projet échoua et il alla s’installer de l’autre côté de la frontière, au Paraguay, où il étudia les plantes médicinales et le savoir traditionnel des Guaranis. C’est lui qui fit connaître au monde la stévia, un édulcorant naturel dont des multinationales comme Nestlé et Coca-Cola tirèrent plus tard une molécule, le glycoside de stéviol, qu’elles patentèrent et utilisèrent pour remplacer le sucre. Les Guaranis du Paraguay et du Brésil considèrent cela comme de la bio piraterie, c’est-à-dire l’appropriation illégitime des ressources de la biodiversité et des connaissances traditionnelles autochtones qui peuvent y être associées.

En 1902, à l’invitation du président argentin, un autre Suisse, Julio Ulises Martin, commença à cultiver la yerba mate dans la province de Misiones, faisant des Suisses les pionniers de la culture industrielle de cette plante, dont la décoction a été consommée de tout temps par les Guaranis. Dès les années 1920 cette culture fut réglementée et les immigrés suisses ultérieurs se tournèrent vers la culture industrielle du tabac, du thé et du bois. Le pic d’immigration eut lieu entre les deux guerres, lorsque quelques 40’000 Suisses vinrent s’établirent en Argentine, formant à cette époque la deuxième colonie helvétique à l’étranger. Lors des crises qui suivirent beaucoup partirent et aujourd’hui il en reste environ 15’000 dans le pays, ce qui en fait la plus importante communauté helvétique en Amérique latine.

L’aldea guaranie de Teko Arandu Azul : un autre monde

Nous arrivons enfin à Pozo Azul, mais personne n’a l’air de connaître l’aldea (village) des Mbiya Guaranis. Nous demandons notre chemin au poste de police, d’où s’échappe une délicieuse odeur de pâtes au ragout. Un aimable policier monte prestement dans sa voiture, file se renseigner à l’école toute proche et revient nous donner quelques indications… avant de retourner en toute hâte surveiller son dîner. Nous ressortons de la petite ville, parcourons encore quelques kilomètres et trouvons enfin le chemin de l’aldea de Teko Arandu, un petit village où vivent une centaine de familles. Et là, c’est un autre monde : le goudron cède la place à la terre battue, la plupart des maisons sont en bois, l’électricité est précaire, la pauvreté frappante. Au bout du village, l’école interculturelle bilingue où se tient un tournoi de foot féminin avec des  filles guaranis et de la région.

C’est là qu’enseigne Liliana Frias, candidate maire aux élections du 2 juin [nous venons d’apprendre qu’elle n’a pas été élue] – une première pour une femme guarani dans cette municipalité – sur une liste de gauche qui comprend des Guaranis et des « colons » comme ils les appellent encore. « Cela fait onze ans que j’enseigne, mais au noir, car le clientélisme est très fort ici et on ne donne pas d’emplois aux Guaranis, nous explique-t-elle. J’ai décidé de me lancer en politique pour chercher des alternatives pour notre peuple, mais les colons [tous ceux qui ne sont pas Guaranis] n’aiment pas cela car ils ont l’habitude de venir le jour des élections appeler les Mbyas et les faire voter  pour eux.»

« Nous ne voulons pas être assistés »

Son programme électoral est simple, mais percutant: « Nous ne voulons pas être assistés. Ce que nous voulons, c’est un travail intégré – un enseignant doit s’occuper aussi de la santé et l’éducation des enfants – mais il n’y a pas d’activité économique ici. Les colons plantent le tabac, le manioc, la yerba mate, mais ils les vendent à l’extérieur, alors qu’il faudrait les transformer sur place pour créer de la valeur ajoutée. Les producteurs de tabac offrent des emplois aux Mbya, mais ils sont mal payés, et quand ils vont aux champs ils se font contaminer par les pesticides et laissent leurs enfants tout seuls. »

Liliana Frias ajoute qu’un organisme provincial est en train de développer un projet d’apiculture, mais il n’y a plus de fleurs dans la montagne. Les seules qui restent sont celles du tabac et elles sont contaminées. La production agricole n’est pas suffisante car la terre appartient aux colons qui font de la monoculture – surtout du pin et de l’eucalyptus, en déboisant la montagne – au détriment de l’agriculture vivrière. La fondation Arandu de Pozo Azul, qu’elle préside,  a présenté un projet de reboisement à la Banque mondiale dont elle attend la décision.

« Pourtant nous avons toutes les variétés de maïs ici et des légumes, que nous cultivons dans nos potagers communautaires et dont nous pourrions augmenter la production. Les communautés guaranis du Brésil, qui sont nos parents et avec lesquelles nous maintenons des contacts étroits, ont 35 sortes de pommes de terre que nous voudrions cultiver aussi, mais c’est compliqué de les importer», se désole-t-elle.

Patrimoine culturel menacé

Nous sommes reçus ensuite par les deux jeunes caciques de la communauté, Epifanio Chamorro et Martin Fernandez, très préoccupés par les tentatives d’appropriation du savoir traditionnel guarani. « Aujourd’hui presque toutes les 120 communautés de la province reçoivent des visites d’entreprises ou de personnes proches de l’Etat qui essaient de s’approprier leur savoir originel. Certains fabriquent et commercialisent des produits médicinaux et cosmétiques à base de plantes utilisées par les Guaranis, sans nous consulter et sans que nous n’en tirions le moindre bénéfice. Au sein d’Aty Nhechiro, l’organisation des caciques, nous essayons de sensibiliser notre peuple et de protéger notre patrimoine culturel immatériel. »

Ils nous montrent un CD de sensibilisation, qui présente une pipe traditionnelle appartenant aux Guaranis, afin d’éviter que des personnes extérieures ne la commercialisent. « Nous essayons d’inscrire les droits des Guaranis dans la constitution de la province de Misiones, sinon ils vont pouvoir continuer à voler nos connaissances en toute impunité ! » ajoutent-ils. José Fernandez, un autre membre de la communauté, renchérit : « Notre culture n’est pas basée sur l’argent, mais sur l’échange. Les connaissances médicinales ne se vendent pas chez nous, elles se conservent et se partagent. S’ils veulent fabriquer des crèmes à partir de nos plantes, ou autre chose, nous voulons être formés et équipés pour les fabriquer nous-mêmes! »

Est-ce de la bio piraterie ?

De retour en Suisse, nous avons demandé son avis à Cyril Costes, avocat expert de bio piraterie, qui travaille pour des ONG dont la Fondation France-Libertés.” Aujourd’hui, on n’a plus le droit d’utiliser des savoirs traditionnels associés à une plante sans le consentement préalable des communautés autochtones ou locales détentrices de ces savoirs, peu importe que le produit fabriqué et commercialisé soit ensuite breveté ou pas, nous répond-t-il. Cela résulte du Protocole de Nagoya – protocole additionnel à la Convention sur la diversité biologique de 1992- entré en vigueur en 2014 et ratifié par 193 pays. Les Etats parties au Protocole de Nagoya sont censés prendre des mesures au plan interne pour réguler l’accès aux ressources génétiques et aux savoirs traditionnels des communautés autochtones. Si des personnes ou des entreprises veulent les exploiter, elles doivent d’abord demander l’autorisation de l’Etat, ensuite établir un accord de bio-prospection qui prévoit en retour un partage des avantages, en faveur de l’Etat lui-même, mais aussi pour les populations autochtones qui ont communiqué leurs connaissances. Ce partage des avantages peut être monétaire ou non monétaire, comme la création d’un fonds de soutien aux communautés par exemple. Si les personnes qui utilisent les ressources biologiques et les savoirs traditionnels qui y sont associés ne respectent pas le processus mis en place par Nagoya, elles sont susceptibles de se mettre dans l’illégalité, on parle alors de bio piraterie. L’Etat peut prévoir des sanctions contre les contrevenants. Le protocole de Nagoya est très récent (la Suisse et la France l’ont mis en œuvre seulement en 2016). L’Argentine l’a semble-t-il ratifié en décembre 2016, il faut voir si elle l’a mis en œuvre, à quel niveau et avec quelles nuances.» Affaire à suivre.


Une version de cet article a d’abord été publiée dans Le Courrier

 

 

 

 

 

« C’est la nécessité qui pousse les gens à s’organiser et à revendiquer leurs droits »

Photo de Paraty et de la réserve de Paraty Mirin © Isolda Agazzi

Rencontre, au Brésil, avec des Indiens Guaranis d’Argentine en visite chez leurs confrères de Paraty. Ce couple d’enseignants met en garde contre les généralisations et les visions amenées de l’extérieur. La situation de toutes les communautés Guaranis n’est pas la même. 

La réserve Guarani de Paraty Mirin se trouve à un jet de pierre du centre de Paraty, petit bijou d’architecture coloniale sur la Costa Verde, à 250 km de Rio de Janeiro. Et l’ambiance y est tout autre : quelques maisons en bois ou en briques dispersées dans la végétation luxuriante, une rue en terre battue qui descend au milieu du village, beaucoup de chiens errants et quelques jeunes affalés sous un grand arbre, qui vous accueillent aimablement. Peu de visiteurs dans cette « réserve » (c’est le nom officiel), l’une des trois de la ville. Les touristes, très nombreux à la haute saison, préfèrent déambuler dans les ruelles pavées du centre-ville, admirer les églises baroques blanchies à la chaux, se prélasser dans les eaux cristallines des innombrables baies et îles environnantes et jouer à Tarzan dans les chutes d’eau en pleine jungle. A l’occasion, ils achètent une babiole aux quelques Guaranis qui exposent leur artisanat à même le sol, à la sortie des restaurants. Ce sont les derniers survivants des peuples autochtones exterminés – ou assimilés, c’est selon la théorie – par les Portugais, qui fondèrent Paraty au XVIe siècle pour y vendre l’or et les pierres précieuses et y cultiver la canne à sucre et, plus tard, le café.

A l’entrée de la réserve, assis sur un tronc d’arbre, nous rencontrons un couple de Guaranis argentins, José Fernandez et Liliana Frias – Jera Poty Mbya et Karay, de leurs noms en Guarani. Ils viennent de la communauté de Tekoa Arandu, dans la province de  Misiones, au nord de l’Argentine et, avec leur fille, ont fait le long chemin en bus pour rendre visite à leur « famille » brésilienne. Enseignants dans leur communauté, membres de Redine – Red de Investigacion Educativa -, très actifs sur le plan social, ils se rendent régulièrement dans des communautés au Brésil et au Paraguay et constituent donc des observateurs/acteurs privilégiés. Comme Liliana pestait contre les « anthropologues qui prétendent parler au nom des Guaranis, assènent des généralités et racontent ce qui les arrangent », nous avons voulu leur donner la parole, sans filtre.

 

Les Guaranis sont estimés à 70’000 – 80’000. Est-ce correct?

Liliana Frias: C’est impossible de connaître leur nombre avec précision. Les recensements étatiques ne sont pas fiables. A Misiones, par exemple, les fonctionnaires gouvernementaux n’ont pas interrogé chaque famille, ils se sont limités à questionner le chef du village et ont fait une estimation approximative. Il faudrait faire un travail sérieux et c’est aux communautés elles-mêmes de le faire, d’autant plus qu’elles maîtrisent la technologie.  Ici, à Paraty Mirin, il y a une vingtaine de familles, cela doit représenter 150 personnes.

Quelle est l’atmosphère dans cette communauté?

Liliana Frias : Les gens sont très gais, souriants, ils n’ont pas de problèmes de santé ou de handicap comme chez nous. Le rythme de vie y est différent, ils sont tranquilles. La réserve appartient à l’Etat, ils n’ont pas de grands conflits, beaucoup de familles vendent de l’artisanat à Paraty, ils sont bien acceptés par la population. A Misiones, par contre [en Argentine], de nombreuses familles ont de la difficulté à vendre leurs produits au reste de la société et elles sont obligées d’aller mendier dans les grandes villes. Dans ce village, du moins, cela ne se voit pas. Ils mangent ce que leur donnent l’Etat et les organisations. Pendant la semaine que nous avons passée ici, nous en avons vu défiler beaucoup.

Est-ce à dire qu’il n’y a aucun problème dans cette réserve ?

Liliana Frias : D’après ce que nous sommes en train de voir, il n’y en a pas. Du point de vue de mon mari et moi, par contre, qui sommes enseignants, le problème qu’il pourrait y avoir est que les membres de cette communauté ne connaissent pas leur culture. Ils n’ont personne pour la leur enseigner et c’est pour cela qu’ils nous ont demandé de venir travailler ici, ce que nous sommes en train d’évaluer – mais pour eux ce n’est peut-être pas un grand problème ! Dans d’autres communautés de la région de Rio il y a des enseignants, mais pas ici parce que c’est reculé. Selon nous, ce problème va surtout se poser à l’avenir car la communauté va s’agrandir. Il y a beaucoup de mobilité, des familles vont aller vivre dans d’autres villages, d’autres vont venir s’installer ici. La vie des Guaranis est ainsi : si tu veux venir vivre ici, la communauté se réunit en assemblée pour décider si elle t’accepte et, le cas échéant, elle te donne une petite maison – en échange tu dois accepter les règles du lieu. Dans notre village nous recevons beaucoup de communautés du Paraguay et le protocole est le même.

Que pensent les Guaranis de l’élection du nouveau président Jair Bolsonaro, qui a promis de déboiser la forêt amazonienne au profit de l’agro-business ?

Liliana Frias: Le monde des Guaranis est complètement différent [du vôtre]. Les gens vivent au jour le jour, ce qui compte pour eux c’est  d’être en paix avec soi-même, avec les dieux et avec la nature et que leurs enfants aillent bien. Ils ne sont pas conscients des changements politiques. Ici ils ont peut-être voté, on ne sait pas, mais dans cette communauté du moins ils ne parlent jamais de politique. Ils ne nous ont jamais dit qu’ils avaient eu un quelconque conflit avec les voisins. Ils sont amis avec tout le monde, ils parlent portugais, l’échange est incroyable. Ils respectent énormément le couple d’anciens qui a fondé la communauté – Miguel, le grand-père, dit avoir 118 ans. Le soir de Nouvel An, par exemple, les jeunes des environs sont venus les inviter pour aller voir les feux d’artifice sur la plage. Les jeunes filles voulaient y aller, mais le grand-père a refusé, disant que c’était dangereux. Tout le monde a obtempéré, ils sont restés ici et ils ont dansé jusqu’à 7 heures du matin.

Vous ne pensez donc pas que la situation des Guaranis du Brésil va empirer avec le nouveau gouvernement?

José Fernandez : Il va y avoir un changement politique très fort. Nous savons que le nouveau gouvernement est discriminatoire. Le nouveau président a annoncé qu’il allait limiter les terres attribuées aux peuples autochtones et exploiter les ressources naturelles. Mais sous l’ancien gouvernement il y avait déjà de l’exploitation et des meurtres en Amazonie, où il y a beaucoup de communautés, très nombreuses. Les Indigènes ont des conflits avec tous les gouvernements, car ces derniers ont tous des intérêts économiques. La communauté de Paraty Mirin est petite, il n’y a pas de ressources naturelles, donc il ne va pas y avoir de problèmes ici. Le problème est en Amazonie, où il y a beaucoup « d’argent vert » [tiré des agro-carburants, le Brésil étant un producteur très important d’éthanol], ou dans l’Etat du Paraná où il y a des monocultures. Il y a déjà eu énormément de morts et de conflits dans ces régions et cela va continuer. Tout le monde ne va pas être affecté, mais les communautés qui ne sont pas reconnues sont celles qui vont avoir le plus de difficultés.

La terre appartient-elle aux Guaranis?

Liliana  Frias: Au Brésil les communautés n’ont pas de titres de propriété. Les réserves appartiennent à l’Etat, qui met la terre à leur disposition. A Porto Alegre, après beaucoup d’années de lutte, l’Etat a donné aux Indiens des lieux qui lui appartenaient, comme des campings désaffectés. Ils s’y sont installés, ont des écoles, des dispensaires, ils sont reconnus. Nous y sommes allés en juillet et ils étaient en train de s’organiser, ils avaient beaucoup de projets. En Argentine, toutes les communautés sont loin d’être reconnues, mais certaines sont propriétaires de la terre qu’elles habitent – la nôtre possède 5’014 hectares

L’une des choses les plus frappantes au Brésil est la présence des Eglises évangéliques jusque dans les endroits les plus reculés. En va-t-il de même ici?

Liliana Frias: Dans toute l’Amérique latine, là où l’Etat n’a pas de pouvoir d’organisation, les Eglises et les ONG prennent sa place. C’est pareil ici. Souvent elles résolvent de grands problèmes, mais parfois elles font de l’assistanat et les familles n’ont plus besoin de chercher d’alternatives. Dans cette communauté, les gens n’ont pas besoin de travailler car tout leur est donné – la nourriture, le logement, les soins de santé. C’est la nécessité qui pousse les gens à s’organiser et à revendiquer leurs droits. C’est quand ils touchent le fond qu’ils bougent. Ici ils ont beaucoup de temps libre, mais il faudrait l’organiser pour qu’il soit productif, sinon ils risquent de tomber dans toutes sortes de vices. Mais attention : tout ce que l’on sait des communautés est presque toujours de la fiction. Il faut tout remettre en question, se demander qui est la source. Même ici, la communauté ne va pas forcément tout nous dire car nous sommes des visiteurs. Chez nous, à Misiones, c’est pareil : chaque famille a ses conflits, ses ambitions, une communauté n’est jamais unanime.