Place des Nations, carrefour des peuples pour la paix

Photo © Isolda Agazzi

Des militants mauriciens se sont rassemblés devant l’ONU pour dénoncer la construction d’une base militaire indienne à Agaléga, dans l’Océan Indien. A l’instar d’innombrables défenseurs des droits humains qui viennent à Genève du monde entier 

C’est un de ces événements lourds de sens dont Genève a le secret, passablement méconnus de la population locale et ignorés par les médias : des militants du monde entier venus à la Place des Nations comme d’autres vont à Lourdes, dans l’espoir que l’ONU mette fin à la violation de leurs droits et garantisse la paix. Confiants de pouvoir manifester en toute sécurité dans un pays où l’on peut tout dire sans risquer sa vie.

Samedi 17 septembre, c’était au tour d’un groupe de Mauriciens de se rassembler sous la Chaise cassée, qui célèbre ses 25 ans cette année. Dans les premiers frimas de l’automne, ils étaient venus dénoncer ni plus ni moins que la militarisation de l’Océan Indien. Car l’Inde serait en train de construire une infrastructure militaire au beau milieu de ce plan d’eau qui a toujours servi de trait d’union entre l’Afrique, l’Asie et le monde arabe et qui a été déclaré zone de paix par l’ONU. A Agaléga précisément, un minuscule confetti de 11 km de large appartenant à Maurice.

Comme la base militaire américaine de Diego Garcia ?

Un petit paradis qui risque de se transformer en enfer, à les entendre. «Nous ne voulons pas de base militaire à Agaléga, alors qu’il y en a déjà une à Diego Garcia ! », s’exclame Padma Utchanah, leader du Ralliement citoyen pour la patrie, en référence à la base militaire américaine située sur l’archipel des Chagos. Les manifestants tenaient à souligner «l’hypocrisie » du premier ministre mauricien qui, quelques jours plus tard, allait se rendre à l’ONU à New York pour plaider la cause de ce territoire disputé par Maurice et le Royaume Uni. « La construction de cette base est une atteinte à la souveraineté de Maurice et une ingérence dans ses affaires intérieures », continue la politicienne. « L’Inde va l’utiliser pour espionner d’autres grandes puissances et notamment la Chine car les deux pays se disputent l’Océan Indien. Mais nous sommes non alignés, nous ne voulons pas que notre pays devienne un théâtre de guerre. »

Arnaud Poulay, un musicien agaléen qui avait interrompu sa tournée en France pour venir manifester à Genève, renchérit : « Nous ne sommes que 300 habitants à Agalega, mais le gouvernement nous pousse à partir d’une manière ou d’une autre. Nous ne pouvons même pas acheter un terrain car il veut les céder aux Indiens ou nous en priver. Il y a beaucoup de militaires indiens, de travailleurs, nous voyons bien qu’ils sont en train de construire une piste d’atterrissage de 3 km !»

Avec Mario Pointu, un autre militant mauricien, il a remis une lettre à l’ONU et au Haut-Commissariat aux droits de l’homme.

« Colonisation silencieuse de Maurice par l’Inde »

Pourtant le gouvernement mauricien nie la construction de cette base. « Nous demandons la transparence à notre gouvernement, ajoute Percy Yip Tong, un militant de la première heure.  L’Inde et Maurice auraient signé un traité vers 2015 dont nous ne connaissons toujours pas le contenu, malgré les demandes répétées de l’opposition. En tout état de cause, il y a un accord au moins tacite. Il y a une dérive autoritaire dans ce pays. Aujourd’hui déjà, les femmes n’ont même plus le droit ou la possibilité d’accoucher à Agaléga. »

Jean Wolf, un Mauricien venu spécialement d’Angleterre, précise que ce drame humain et écologique est la conséquence de la bataille géopolitique entre puissances étrangères dans l’Océan Indien, notamment entre l’Inde et la Chine, mais aussi les États-Unis et la France, entre autres.

Padma Utchanah, qui a manifesté récemment toute seule devant l’Hôtel du Gouvernement à Port-Louis, dénonce la « colonisation silencieuse » de Maurice par l’Inde, à commencer par les prêts massifs dont personne ne connaît véritablement les conditions. « Le Premier ministre, Pravind Jugnauth, est fautif, mais le Premier ministre indien, Narendra Modi, a sa part de responsabilité aussi. Les premiers coups de pioche à Agalega ont eu lieu en 2019. Si toutes les oppositions, notamment parlementaires, avaient dit stop, on n’en serait pas là. Cette petite île va faire face à un massacre écologique. Aujourd’hui déjà, ce ne sont plus les étoiles que les habitants voient, mais les grues. Modi et Jugnauth polluent, par leurs actions concertées, notre biodiversité marine. Ils sont coupables d’écocide », conclut-elle.

Toute la question est de savoir si les miracles existent. Autrement dit, si l’ONU, va prêter l’oreille à ces militants, comme à tous ceux qui, pleins d’espoir, prennent le chemin de Genève des quatre coins de la planète.

La non-violence pour se connecter à l’humanité de l’autre

Femmes au Sud-Soudan © Nonviolent Peaceforce

Nonviolent Peaceforce aide à résoudre les conflits par la non-violence et la protection des civils par des civils, en établissant une relation de confiance. Rencontre avec sa directrice, Tiffany Easthom, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’ONG genevoise

« Au Sud-Soudan, il y avait un conflit entre deux clans d’éleveurs de vaches qui durait depuis longtemps, alors les femmes ont décidé d’aller leur parler. Nous les avons accompagnées et sommes parties sur deux Land Cruisers en chantant pour nous donner du courage. Arrivées sur place, nous nous sommes assises sous le manguier et avons attendu. Pendant longtemps, rien ne se passait. A la nuit tombée, des jeunes hommes sont sortis de la brousse, maigres, armés. Ils nous ont demandé : pourquoi êtes-vous ici ? Les femmes leur ont répondu : nous voulons vous parler. Nos clans sont mariés entre eux, nous ne comprenons pas pourquoi nous continuons à nous tuer. Alors un garçon a commencé à pleurer, puis il a dit qu’il voulait rentrer chez lui. Les autres ont déposé les armes et nous avons commencé à discuter. Depuis ce jour-là, les violences ont cessé », nous raconte Tiffany Eastom, visiblement émue.

Nous rencontrons la directrice de Nonviolent Peaceforce à son siège genevois, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’ONG qu’elle dirige, après avoir travaillé de longues années au Sud-Soudan, au Sri Lanka et au Liban. Créée il y a vingt ans en Inde, celle-ci cherche à résoudre les conflits par la non-violence en s’attaquant à leurs causes profondes. Loin de toute affiliation religieuse ou politique, elle vise à « se connecter à l’humanité de l’autre » en associant aux processus de paix les personnes ou groupes sociaux manquants – souvent les femmes et les enfants, mais aussi les personnes marginalisées ou les tribus non représentées.

Protection civile de paix (PCP)

Active au Sud-Soudan, au Soudan, en Irak, au Myanmar, aux Philippines, aux États-Unis et en Ukraine et forte de 500 employés, principalement nationaux, Nonviolent Peaceforce est le leader mondial d’une méthodologie appelée Protection Civile de Paix (PCP). Celle-ci se traduit par l’établissement de relations stratégiques et la réalisation d’activités non armées comme une présence pour réduire les risques et l’accompagnement des personnes menacées dans les lieux sensibles, par exemple les points d’eau où les tensions peuvent facilement exploser.

En Ukraine, l’ONG met l’accent sur les zones difficiles à atteindre, au sud-est de Kharkiv et d’Odessa. Elle travaille avec des communautés qui n’ont pas beaucoup de contacts avec les humanitaires, telles que les personnes âgées et handicapées qu’elle aide par exemple à se rendre dans les services publics pour obtenir de l’aide.

« Les ONG locales nous ont demandé de mettre en place des alertes précoces et de semer dès maintenant les graines de la paix, continue Tiffany Eastom. Nous ne fournissons pas d’aide matérielle, mais aidons à établir la confiance avec toutes les parties prenantes. Nous assurons par exemple une présence protectrice lors de la distribution de nourriture et allons parler à la communauté en amont pour essayer de diminuer la violence. »

Violences intercommunautaires aux Etats-Unis

Celle-ci ne se produisant pas seulement dans les pays du Sud, Nonviolent Peaceforce est présente aussi aux Etats-Unis. Après l’assassinat de George Floyd et l’embrasement de Minneapolis qui s’en est suivi, l’ONG a commencé à travailler sur la désescalade de la violence et à envoyer des équipes de protection dans les manifestations. A New York, à la demande de la Fédération américano-asiatique, elle a accompagné des personnes issues de cette communauté qui avaient fait l’objet d’agressions après que Donald Trump eut désigné le covid de « grippe chinoise. »

« Les conflits sont inévitables, mais la violence ne l’est pas, continue Tiffany Eastom. Gandhi et Martin Luther King sont les visages célèbres de la non-violence, mais ils ne parlent pas tellement à la jeune génération, il faut trouver d’autres façons de les sensibiliser. La non-violence est un travail difficile, mais Nonviolent Peaceforce a appris à s’adapter au mieux aux différentes circonstances, besoins et pratiques de chaque pays. Il faut du courage pour être dans une zone de conflit sans armes, mais lorsque les femmes et les enfants sont plus en sécurité, toute la communauté l’est. Si les femmes sont respectées, personne n’est touché. »


Une exposition de photos retraçant les 20 ans de l’organisation est visible au Parc des Bastions de Genève jusqu’au 3 octobre

 

Soudan, Ethiopie… quel gâchis !

Photo: mural avec le premier ministre déchu, Abdallah Hamdok, Karthoum © Isolda Agazzi

La Corne de l’Afrique chancelle : le Soudan et l’Ethiopie, les deux plus grands pays de la région, pourraient tourner la page d’une parenthèse plus ou moins longue de paix et démocratie

Au Soudan, elle n’aura duré que deux ans. En avril 2019, le peuple, avec le soutien des militaires, a renversé le dictateur Omar El Bashir, qui avait fait régner la terreur pendant trente ans.  Mais le pays a été gouverné sans cesse par les militaires depuis son indépendance en 1956, à l’exception de cinq courtes années de démocratie. Dernier coup d’Etat en date: le 25 octobre, le général Abdel Fattah Al-Burhane, président du Conseil souverain, a renversé le gouvernement et s’est octroyé les pleins pouvoirs.

Depuis la révolte populaire, le Soudan marchait sur le fil du rasoir : un gouvernement avait été mis en place, mais le pouvoir réel était aux mains du Conseil souverain, une institution de transition composée théoriquement de civils et de militaires à parts égales, mais où les militaires étaient plus nombreux depuis au moins six mois. En mai dernier, Mohamed Daglo dit Hemetti, le vice-président du Conseil souverain et puissant chef des Forces de soutien rapide, un groupe paramilitaire accusé des pires exactions au Darfour, nous avait assuré que les militaires allaient quitter le pouvoir après les élections. Mais celles-ci ont été constamment reportées : 2021, 2022, 2023….

On n’y avait pas cru, mais on ne pensait pas non plus qu’ils reprendraient le pouvoir aussi vite.  La question se pose de savoir si on peut faire confiance aux militaires pour bâtir une démocratie, mais comment les écarter lorsqu’ils détiennent tous les leviers politiques et économiques et sont, de fait, incontournables ?

Mohamed Daglo dit Hemetti, mai 2021 © Isolda Agazzi

Militaires possèdent 80% des entreprises d’Etat

L’excuse avancée par le général Abdel Fattah Al-Burhane pour reprendre le pouvoir est l’incompétence du gouvernement, qui aurait, à l’entendre, échoué à relever le pays du marasme économique. Pourtant le cabinet du premier ministre Abdallah Hamdok a fait des miracles, vu la situation : il a réussi à faire lever les sanctions américaines et à ramener le Soudan dans le concert des nations. Il a convaincu le Club de Paris, un groupe informel de 22 créanciers (dont la Suisse, mais pas la Chine) de commencer à effacer une dette extérieure faramineuse de 60 milliards USD.

En échange, le gouvernement a dû appliquer le programme d’austérité impose par le Fonds monétaire international: supprimer les subventions aux biens de première nécessité – ce qui a fait exploser les prix – et laisser fluctuer le taux de change de la livre soudanaise – ce qui a fait bondir l’inflation à 400%. Il devait se dépêtrer avec des caisses vides, alors que 80% des entreprises d’Etat appartiennent encore et toujours aux militaires car les réformes n’avancent pas.

S’y ajoutait l’épineuse question du transfert de Omar El Bachir à la Cour pénale internationale, voulue par le gouvernement, mais jamais avalisée par le Conseil souverain dont les membres militaires, eux-mêmes impliqués dans des atrocités, notamment au Darfour, avaient trop à craindre.

Depuis le 25 octobre la rue est vent debout contre le coup d’Etat et 11 personnes au moins ont été tuées. La situation reste très floue, notamment en raison du partage du pouvoir entre les militaires, dont certains n’ont peut-être pas dit leur dernier mot. Les pressions des bailleurs et créanciers occidentaux sont énormes et elles pourraient influencer le cours des évènements.

 

Manifestation d’Erythréens à Genève © Isolda Agazzi

Rebelles tigréens à 400 km d’Addis Abeba

En plus de ses innombrables problèmes, le Soudan doit gérer le flux des réfugiés qui arrivent du Tigré, la région du nord de l’Ethiopie où l’armée régulière, avec le soutient de l’Erythrée, est en guerre contre les rebelles du Front populaire de libération du Tigré (TPLF) auxquels se sont joints d’autres groupes armés.

Le conflit, qui a commencé il y a un an, risque de s’étendre à tout le pays si les rebelles, qui ne sont plus qu’à 400 km d’Addis Abeba, s’emparent de la capitale. Tout en niant la gravité de la situation, le premier ministre, Abiy Ahmed, a décrété l’état d’urgence et certains habitants de la capitale se préparent à fuir.

Au Tigré, même l’Italie s’est cassé les dents

Le Tigré a toujours été le théâtre d’affrontements violents. L’Italie, ancienne puissance coloniale, s’y était cassé les dents en perdant en 1896 la bataille d’Adoua – ce qui, en plein partage de l’Afrique, a constitué une victoire significative d’un pays africain face à un colonisateur européen.

En 1993, c’était au tour de l’Erythrée de gagner son indépendance de l’Ethiopie, après trente ans de guerre. Cette année-là, du côté de Makalle et de Axum, on pouvait encore voir des chars abandonnés surgir de terre et on sentait la désolation flotter dans l’air. Une nouvelle guerre a éclaté entre les deux Etats en 1998 – 2000 pour une contestation de la frontière, mais les deux pays se sont réconciliés après l’arrivée au pouvoir de Abiy Ahmed, en 2018. Pourtant l’Erythrée et le TPLF sont restés des ennemis farouches.

L’émissaire américain pour la Corne de l’Afrique, Jeffrey Feltman, est à Addis Abeba aujourd’hui et demain pour essaye de trouver une issue à la situation. On espère que cette mission sera plus fructueuse que la précédente: le 24 octobre il s’était rendu au Soudan et le lendemain le général Al-Burhan avait perpétré le coup d’Etat.

Alors, après des décennies de pouvoir militaire, la paix n’est peut-être pas impossible, mais le moins qu’on puisse dire est qu’elle est très difficile.


Voir aussi de la même auteure Le Soudan cherche sa voie, entre l’Afrique et le monde arabe, les civils et les militaires, juillet 2021

En Zambie, des cheffes de village pour amener la paix

Photo: village de Zambie © Wiebke Wiesigel

Alors que la Zambie vient d’élire son nouveau président sur fond de scandales et de corruption, les chefs de village – souvent des femmes – s’emploient à résoudre les conflits. Wiebke Wiesigel, doctorante en ethnologie à l’Université de Neuchâtel, passe six mois parmi eux pour comprendre le fonctionnement de cette justice traditionnelle

Jeudi 12 août, les Zambiens se sont rendus aux urnes pour élire leur nouveau président, dans une atmosphère particulièrement tendue et de plus en plus répressive, sur fond de scandales dans l’utilisation des fonds publics et de corruption. Dans ce contexte, Wiebke Wiesigel, jeune doctorante en ethnologie à l’Université de Neuchâtel, s’est installée pendant six mois dans un village de la province de Lusaka pour écrire sa thèse sur le fonctionnement des « tribunaux coutumiers » dans la gestion des conflits. Dans ces institutions non étatiques, ce sont les chefs de village qui s’emploient à résoudre les conflits et à rendre la justice.

Wiebke Wiesiegel © Aurélie Sarrio

L’observation participante pour être au plus près des gens

Mais qu’est-ce qui pousse une jeune femme de 28 ans à s’installer dans un village zambien pour étudier la justice locale ? L’ethnologie emploie une méthodologie de recherche appelée « observation participante », qui consiste en une immersion dans les groupes étudiés pour allier entretiens et observations pratiques. « Je partage la vie quotidienne d’une famille du village dans des conditions modestes, sans eau courante, ni électricité. J’accompagne la mère au marché ou à l’église et je peux ainsi mener de nombreuses conversations informelles», nous indique-t-elle, jointe sur son téléphone portable qu’elle recharge à l’aide d’un petit panneau solaire, ou à l’hôpital du village voisin.

Ce qui intéresse la jeune ethnologue, c’est qu’il y a eu très peu de recherches sur ces institutions coutumières, alors que ce sont de loin les plus sollicitées par les Zambiens. En revanche, on a beaucoup étudié les institutions étatiques pour mener des projets de développement financés par les bailleurs de fonds. Elle ajoute que pendant longtemps l’anthropologie s’est intéressée aux marginalisés, elle a voulu donner une voix à ceux qui n’en avaient pas, mais cette perspective est quelque peu dépassée, aujourd’hui on s’intéresse davantage aux personnes dans des positions de pouvoir.

Succession matrilinéaire

Dans la région étudiée par Wiebke Wiesigel, les chefs de village sont principalement des femmes. Il s’agit d’une position transmise de génération en génération au sein d’une même famille.

« Dans les villages dans lesquels je vis, la succession est matrilinéaire, ce n’est pas l’enfant du chef qui hérite du poste de chef de village, mais celui d’une parente – sœur, tante, etc. » Il est lié à un certain prestige, mais comporte également de nombreuses responsabilités : « J’ai parlé avec une femme qui, au début, ne voulait pas assumer ce rôle car elle se trouvait trop jeune pour endosser autant de responsabilités. Elle était mal à l’aise de devoir se lever, prendre la parole en public, se donner de l’importance … mais aujourd’hui elle s’y est faite ! », nous confie-t-elle. Dépourvus d’un soutien financier du gouvernement et avec très peu d’infrastructures matérielles et humaines à disposition, les chefs de village sont très sollicités. « Une femme me racontait que les gens viennent parfois toquer à sa porte au milieu de la nuit pour lui demander de l’aide ! »

Accès à la terre et disputes conjugales

L’une des principales difficultés qu’elle constate, ce sont les déplacements. Il y a peu de bus et souvent les chefs de village n’ont pas les moyens de s’acheter un vélo. Pourtant si quelqu’un les appelle, ils doivent quitter leur travail au champ ou au marché et se rendre disponibles. A pied, cela prend vite une heure…

Sans surprise, le principal sujet de discorde porte sur les terres. Les registres fonciers sont tenus par les chefs de village et les conflits autour de la démarcation et la vente des terrains sont nombreux, d’autant plus que la très grande majorité des villageois sont agriculteurs.

L’autre sujet, ce sont les disputes conjugales. Dans ce système de justice de proximité, on accorde une grande importance à la réconciliation, un peu comme dans une médiation conjugale. La plupart des cas sont traités en public, sauf pour les questions qui touchent à la « chambre à coucher ». Si la conciliation n’aboutit pas, le différend remonte jusqu’au tribunal étatique, le seul qui peut prononcer le divorce des mariages coutumiers. Mais là il faut payer, tandis que les chefs de village touchent très peu, ou alors les personnes reconnues coupables sont astreintes à des travaux d’intérêt général, comme la construction de latrines.

La paisibilité, marque de fabrique d’un pays autoproclamé chrétien

Elle ajoute se sentir très en sécurité dans ce pays d’Afrique austral qui utilise l’argument de la paisibilité pour se démarquer. « Dans les années 1990, le président Chiluba a déclaré la Zambie une nation chrétienne et la religion joue un rôle très important dans la vie quotidienne de la majorité des gens. Également dans les tribunaux coutumiers où l’accent est mis sur la réconciliation et le dialogue, souvent avec des références explicites au christianisme et à Dieu. D’où le lien avec ma recherche. »

Est-ce que cette expérience lui plaît ? « J’adore être sur le terrain et pouvoir apprendre des chefs et des villageois ! Ils me parlent volontiers, m’invitent chez-eux et me posent également beaucoup de questions sur la Suisse. Je suis touchée par l’accueil qui m’a été réservé. Mais c’est parfois rude et pas seulement à cause des conditions de vie. Le plus dur c’est de voir des gens qui n’ont presque rien, qui doivent décider si acheter un sac de sel ou pas. Je me sens souvent impuissante même si je sais que les gens n’ont pas besoin de mon aide. »


Cet article a été publié dans l’Echo Magazine 

La musique pour faire taire l’écho des bombes

Karim Wasfi, violoncelliste égypto-irakien, tient une série de concerts à Mossoul, ancien fief de Daech, pour aider les habitants à se réconcilier entre eux et avec leur passé. L’avant-dernier a lieu aujourd’hui, 2ème jour de l’Aïd. Pour la Geneva Peacebuilding Platform, qui l’a invité à Genève il y a trois ans, la musique est un vecteur universel de paix.

A Mossoul, dans le nord de l’Iraq, une vingtaine de musiciens jouent devant les ruines de la mosquée An Nouri, passée à funeste histoire après qu’Al-Baghdadi y eut proclamé le califat, le 29 juin 2014, premier jour du mois de ramadan. Karim Wasfi, célèbre violoncelliste égypto-irakien, donne le la à son orchestre. C’était samedi et dimanche derniers. La mosquée An Nouri est presque entièrement détruite – tout comme Daech, dont Mossoul a été libéré il y a près de deux ans -, mais cette année une paisible mélodie résonne dans les nuits ramadanesques. Et ce soir, pour marquer le 2ème jour de l’Aïd, les musiciens vont donner un autre concert dans la partie orientale de la ville, au lieu-dit la Forêt.

Ce sera le 9ème concert d’une série de dix (le dernier aura lieu demain), tenus dans les deux parties de Mossoul « surtout la partie occidentale, la plus détruite, qui ne s’est toujours pas relevée malgré les 520 millions USD promis par la communauté internationale », précise Karim Wasfi, joint par WhatsApp à Mossoul. « Ces concerts sont un message d’interdépendance et connectivité entre les êtres humains, venant des musulmans. Du temps de Daech la musique était haram [péché] et les musiciens ont été complètement délaissés. Mais auparavant non plus, il n’y a jamais eu d’orchestre rassemblant des musiciens des deux parties de la ville, même pendant le ramadan et l’Aïd. Je suis originaire de Mossoul, même si je suis né en Egypte, c’était donc très symbolique d’y retourner pour défier la radicalisation par l’intelligence et la culture. »

Karim Wasfi

Contribuer à la déradicalisation

Le violoncelliste affirme contribuer à la déradicalisation par la musique, en s’attaquant au trouble du stress post-traumatique. « Mon plan Marshall pour Mossoul est holistique. Je veux engager simultanément l’éducation, la connaissance, la connectivité avec le monde extérieur et une approche thérapeutique par la musique et les arts – en incluant les musiciens, le public, la société, la communauté, les futurs leaders et les femmes », détaille-t-il.

La première fois que Karim Wasfi a joué à Mossoul, c’était en 2017, avant la libération de la ville, sur les lieux mêmes où une bombe venait d’exploser: « C’était presque un acte de résistance, comme pour dire: on ne nous laissera pas prendre notre histoire et notre musique ! », nous confie Achim Wennmann, coordinateur exécutif de la Geneva Peacebuilding Platform, qui a invité le violoncelliste à Genève le 21 septembre 2016, à l’occasion de la journée mondiale de la paix.

« La musique et  les musiciens sont des bâtisseurs de paix très importants. Une fois, nous avons invité un violoniste de Corée du Sud, Hyung joon Won, qui essayait d’organiser un concert avec une cantatrice de Corée du Nord. Et il vient d’y parvenir, en Chine. La musique est un vecteur que tout le monde peut entendre, car elle transcende les langues. Elle réveille des émotions et des énergies que les mots ne peuvent pas transmettre. Elle est utilisée très souvent pour bâtir des ponts entre les peuples et les personnes divisées, l’exemple le plus connu étant l’orchestre de Daniel Barenboim, qui réunit des Israéliens et des Palestiniens.»

Ruines de la mosquée An Nouri

« La musique interreligieuse a été très bien accueillie »

« Ce jour-là Mossoul n’était pas encore libéré, se souvient Karim Wasfi, faisant référence au même épisode. J’ai joué au milieu de la rue. Les habitants étaient très touchés de voir qu’on s’intéressait à eux pas seulement pour livrer de la nourriture. Cela les faisait sentir très civilisés. La ville a été accusée de se rendre partiellement à la radicalisation, mais ce n’était pas vrai, même si avant Daech elle a été sous pression d’Al-Qaïda. C’est une ville conservatrice, mais pas radicalisée. »

Il tient à préciser que ses deux plus grands concerts ont été financés par USAID [l’agende américaine de coopération au développement] et qu’ils ont été suivis par des ateliers et des séminaires. Son autre initiative consiste à reconstruire les églises et les cathédrales de la ville. « Je veux redonner aux gens l’espoir de coexister pour qu’un jour les musulmans reconstruisent des églises et les chrétiens et les musulmans, ensemble, des synagogues. » Dans cette approche interreligieuse, les répertoires de ses concerts ramadanesques comportaient de vieilles musiques juives et chrétiennes tombées dans l’oubli, « qui ont été naturellement bien accueillies par le public, affirme-t-il. Nous n’avons ressenti aucune résistance, au contraire, nous avons réussi à reconnecter les gens avec leur histoire. Nos concerts font aussi une large place à l’improvisation pour redonner confiance aux musiciens.»

 

 

 

Concert du week-end passé

La Cité de la musique de Genève, « une opportunité unique de promouvoir la musique et la paix »

Car, affirme-t-il, la scène culturelle en Iraq en général, et à Mossoul en particulier, peine à renaître de ses cendres. C’est pour cela qu’il mise sur la société civile et sa fondation, Peace through Arts, pour créer un changement de paradigme qui semble porter ses fruits : « maintenant les gens veulent un conservatoire, une académie, une clinique de thérapie par la musique….»  Son rêve est d’amener des musiciens à Genève pour jouer avec des musiciens suisses ou réfugiés du monde entier.

Une idée qui semble séduire Achim Wennmann qui, avec la Geneva Peacebuilding Platform, co-organise la Geneva Peace Week (la prochaine aura lieu du 4 au 8 novembre) : une initiative où la plupart des institutions internationales, mais aussi les acteurs locaux, organisent des évènements qui touchent à la paix et qui attire de plus en plus de monde, affirme-t-il.

« En tant que Genève internationale, nous avons une opportunité de promouvoir la musique et la paix unique en Europe, peut-être même dans le monde, avec la création de la Cité de la musique», tient-il à ajouter. Un projet en cours de réalisation, qui devrait être terminé en 2024, comportant un auditorium de près de 2’000 personnes et regroupant les conservatoires dispersés à travers la ville. « Sur la place des Nations, on a la possibilité d’augmenter encore plus le symbole de la musique pour la paix. Ce sera le développement de la plus grande maison philarmonique d’Europe. Dans beaucoup de pays les musiciens sont des bâtisseurs de paix, même s’ils ne sont pas forcément perçus comme tels. Il faut beaucoup d’énergie pour reconstruire la fabrique sociale d’un pays et par la Cité de la musique, Genève peut y contribuer », conclut-il.