La Provence, entre Pagnol et mondialisation

Balade depuis les villages provençaux figés dans le temps – qui cultivent le tout local avec quelques entorses à la mondialisation – à Marseille, ville portuaire ouverte à toutes les cultures. Et à tous les courants : pour preuve, un dauphin est même venu nager avec nous dans les calanques !

Un large bassin trône au centre de Cucuron, charmant village provençal perché sur une colline du Luberon. Des platanes immenses se reflètent dans les eaux verdâtres de l’étang où barbotent quelques poissons rouges, plongeant la placette dans une ombre délicieuse et une fraîcheur bienvenue en pleine canicule. Un léger mistral fait frissonner les cimes des arbres, la lumière joue entre les frondaisons, les estivants attablés aux terrasses des cafés sirotent un pastis avec indolence. Il ne manque plus que les joueurs de pétanque, mais ceux-là sont du coin, ils fuient la chaleur et ne sortent qu’en fin de journée. « On dirait le sud, le temps dure longtemps » chantait Nino Ferrer.

Un pastis, à moins que ce ne soit un vin rosé de Cucuron car ici, on ne jure que par les produits locaux. Fruits, légumes, tapenades aux olives vertes et noires, anchoïade, miel de lavande, agneau de Sisteron, parfums de Grasse… Figés dans le temps, les villages de Provence, qu’on dirait sortis tout droit d’un roman de Marcel Pagnol, choient leurs châteaux et églises centenaires, leurs ruelles pavées et leurs traditions ancestrales pour le plus grand bonheur des citadins du nord, venus humer le parfum des champs de lavande et goûter à la quiétude d’une sieste au chant des cigales, pour un voyage dans le temps autant que dans l’espace.

Melon, vin, lavande du cru… et la jupe ?

D’ailleurs, cet amour pour l’authentique et le local justifie bien quelques entorses. Etonnés par le prix d’une magnifique jupe en coton aux fleurs colorées, nous nous entendons répondre sur un ton vexé par le gérant de la très chic boutique d’un très joli village: «Bien sûr qu’elle est fabriquée ici, selon des méthodes anciennes remises au goût du jour ! », ce qui nous fera sentir quelque peu coupable de ne pas contribuer à l’économie locale… Sauf retrouver la même jupe à des centaines de kilomètres, à un prix plus abordable, dans une boutique tout aussi chic, mais dont la gérante nous déclarera sans hésitation qu’elle est fabriquée en Inde, selon le dessin d’une styliste provençale, « sinon vous imaginez le prix ? »

Car c’est là le véritable défi du tout local et peut-être sa limite: si on peut produire des melons de Cavaillon et du vin de Bandol, peut-on encore fabriquer des habits en France (ou en Europe), à quel prix et pour quelle clientèle ?

La calanque de Sormiou © Isolda Agazzi

Marseille prête à accueillir les migrants d’un bateau humanitaire

Changement radical d’ambiance sur la côte, où Marseille – nettement moins touristique en temps normal, mais prise d’assaut cette année par les Français obligés de rester au pays – cultive l’ouverture au monde depuis toujours. La cité phocéenne, comme toutes les villes portuaires, est un fascinant brassage de populations. Sur le célèbre boulevard de la Canebière se pressent des promeneurs de tous horizons, à l’instar de cet étonnant magasin d’épices qui est une invitation au voyage à lui tout seul.

Sur le Vieux-Port, très animé dans les chaudes soirées d’été, les badauds flânent au milieu des vendeuses maghrébines de thé vert à la menthe, au son de la musique brésilienne et sous l’œil bienveillant de Notre-Dame de la Garde, qui veille sur la Méditerranée depuis plus d’un siècle. Une ode à la mondialisation et au brassage des cultures. Pour preuve: la mairie de Marseille vient de se déclarer prête à accueillir les migrants du Louise Michel, un bateau humanitaire dont personne ne veut.

Brassage des cultures et des espèces, pourrait-on dire. Le 21 juillet, dans la calanque de Sormiou – qui, comme toutes les calanques, se mérite après une heure de marche en plein cagnard – un dauphin nageait tranquillement au milieu des baigneurs qui s’extasiaient à chacun de ses sauts hors de l’eau. Comme nous, il devait savourer la beauté sauvage des criques, la couleur vert émeraude de la mer et son goût de seul, l’odeur âcre des embruns et le bruit du ressac. Heureux comme un dauphin dans l’eau.


Une version de cette chronique a été publiée par l’Echo Magazine 

Repenser la mondialisation : aussi vite que possible…

Photo: La Goulette, Tunisie © Isolda Agazzi

Avec le « grand confinement », les appels à la relocalisation des activités productives se multiplient. Si des changements sont indispensables, il faut  une approche réfléchie et graduelle pour que, pour les pays en développement, le remède ne soit pas pire que le mal

En quelques mois, un virus venu de Chine a mis le monde à genoux. Surnommé à juste titre le virus de la mondialisation, il s’est répandu comme une traînée de poudre aux quatre coins de la planète, essentiellement à la faveur des voyages en avion et en bateau. D’aucuns avancent même que certains pays, comme la Grèce, ont été relativement épargnés non seulement en raison de leur bonne gestion de la crise, mais aussi parce qu’ils sont peu intégrés dans les chaînes mondiales de valeur; tandis que d’autres, comme l’Italie, ont payé un tribut très lourd car fortement globalisés (et liés économiquement à Pékin).

Quoi qu’il en soit, le « grand confinement » de la moitié de l’humanité va avoir des conséquences incalculables sur l’économie mondiale, comparables peut-être à la grande dépression de 1929.

Sans surprise, cela a des conséquences très problématiques notamment pour les pays en développement et émergents. Pour donner un exemple, l’économiste tunisien Sami Saya, s’appuyant sur le FMI, prévoit que la Tunisie va essuyer la pire crise économique depuis l’indépendance de 1956. Dans ce pays très ouvert sur l’extérieur, le tourisme va être l’un des secteurs les plus touchés. Le président de la Fédération tunisienne de l’hôtellerie (FTH), Khaled Fakhfakh, déclarait le 21 avril que si l’espace aérien restait fermé après le déconfinement, la saison touristique 2020 serait fortement compromise – alors même que le tourisme pèse, selon les estimations, entre 8% et 14% du PIB, qu’il emploie près d’un actif sur dix et fait vivre 400’000 familles. Les touristes européens ne viendraient pas et les touristes locaux ne pourraient pas combler les pertes, d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes plombés par la crise.

Le lys des sables pousse pendant quelques semaines sur les plages de Kelibia, Tunisie © Isolda Agazzi

Remplacer le tourisme par des activités moins volatile

De l’autre côté de la Méditerranée, toujours plus de citoyens désireux de sauver la planète voient dans la crise du Covid – 19 une opportunité sans précédent de protéger le climat. En commençant par ne pas remettre pied dans un avion et passer les vacances au pays. L’intention est louable, nécessaire même dans le cadre du changement de paradigme de l’Agenda 2030 pour le développement durable, mais elle risque d’enfoncer encore davantage l’économie des pays (en développement) qui dépendent des touristes étrangers.

On objectera que ces pays ont été mal conseillés, qu’ils ont choisi un modèle de développement non durable et misé sur un secteur volatile par excellence, qui pâtit du moindre attentat, crise sanitaire ou prise de conscience écologique des Européens.

Bien avant la crise actuelle, le gouvernement tunisien l’avait parfaitement compris. La FIPA (Agence de promotion des investissements extérieurs) invite les étrangers à apporter des capitaux dans des secteurs qu’elle juge « porteurs », à haute valeur ajoutée: composants automobiles, aéronautique, mécanique, électrique et électronique, centres d’appel, plasturgie. Et dans des secteurs plus traditionnels, à forte intensité de main d’œuvre, comme le textile et l’habillement, l’agro-alimentaire, le cuir et les chaussures. Comme on le voit, le tourisme ne figure nulle part, mais cette transition va prendre du temps.

Le problème est que miser sur les investissements étrangers dans l’industrie d’exportation n’est pas durable – que ce soit du point de vue environnemental et économique – car c’est très sensible aux crises provoquées par des facteurs extérieurs. Lors de la crise économique de 2008, les pays en développement et émergents ont été gravement touchés. Les pays qui – souvent sous la pression de la Banque mondiale et du FMI – ont poursuivi un modèle économique axé sur les exportations et se sont rendus fortement dépendants des investissements directs étrangers, ont été particulièrement affectés.

Usines textiles fermées, ouvrières au chômage

Certes avec les appels à la dé-mondialisation et à la relocalisation de la production en Europe et dans les pays limitrophes, le textile et l’habillement dans les pays du Maghreb ont encore de beaux jours devant eux. Mais ces secteurs sont fragiles car ils dépendent de la demande internationale. La preuve: si dans les pays développés beaucoup se sont réjouis du retour à la frugalité et de l’arrêt (temporaire) du consumérisme du au grand confinement, la fermeture des magasins d’habillement a entraîné celle des usines textiles dans les pays de production, comme le Cambodge et le Bangladesh. Des millions d’ouvrières se sont retrouvées au chômage, la plupart sans aucune couverture sociale. Elles sont passées d’un salaire de misère, qui oscille entre 150 – 200 USD mensuels – largement insuffisant pour couvrir les besoins essentiels, pour lesquels il faudrait au moins 500 USD par mois – à plus de salaires du tout, ce qui est encore pire.

Le cabinet britannique de conseil en gestion des risques Verisk Maplecroft a déclaré dans la  NZZ am Sonntag que les quelques améliorations des conditions de travail de l’industrie textile pour lesquelles les travailleurs se sont battus ces dernières années risquent d’être réduites à néant.

Développement économique plus endogène

Là de nouveau, on peut reprocher à ces gouvernements d’avoir misé sur un modèle de développement axé sur les exportations – au Bangladesh, un pays fréquemment loué pour sa lutte contre la pauvreté et la crise climatique, 80% des devises proviennent de l’industrie textile. Et de s’être fait les complices de consommateurs, marques et sous-traitants avides, qui ne sont pas prêts à payer un peu plus pour un jeans et une paire de baskets, ce qui engendre une course vers le bas sur le dos des ouvrières.

Le coronavirus a montré la dépendance extrême de beaucoup de pays vis-à-vis de la Chine : 80% des principes actifs des médicaments vendus en Europe sont fabriqués dans l’empire du Milieu, un pourcentage qui tombe à 27% pour la Suisse. L’arrêt brutal de la production et/ou la menace de relocalisation de certaines activités productives devrait pousser les gouvernements des pays en développement à se tourner vers un modèle économique plus endogène, axé sur le renforcement des capacités locales de production et le marché intérieur – mais c’est plus facile à dire qu’à faire et surtout, cela ne va pas se faire du jour au lendemain.

Enfin et surtout, un marché “intérieur” nécessite également une demande intérieure correspondante, c’est-à-dire une redistribution des revenus en faveur de la masse des personnes défavorisées qui, à l’heure actuelle, ne peuvent souvent se permettre ni les produits étrangers ni les produits nationaux.

Avions au sol, chute du prix du pétrole

Autre secteur dont beaucoup ont salué l’arrêt: l’aviation. Avec quasiment tous les avions cloués au sol et les voitures et les camions au garage, la demande en pétrole a chuté à un niveau inégalé et le cours du baril américain (WTI) est même devenu négatif.

C’est une excellente nouvelle pour le climat. Mais le problème est que de nombreux pays en développement dépendent entièrement de l’exportation d’hydrocarbures : le Sud-Soudan, le Nigéria (où le pétrole représente 60% des recettes de l’Etat), l’Angola, l’Equateur (où c’est la principale source de revenu), l’Iraq (qui pensait couvrir 95% de son budget par la rente pétrolière) l’Algérie, pour ne donner que quelques exemples, n’ont pas diversifié leurs économies ou n’ont rien d’autre à vendre. En Algérie, le pétrole et le gaz représentent la presque totalité des exportations et les ¾ des recettes publiques. Assis sur leur oreiller de paresse, les dirigeants n’ont même pas eu besoin de développer le tourisme, comme la Tunisie voisine dont la chance, diront certains, est d’être presque totalement dépourvue de matières premières.

Mais à l’aune de la révolution démocratique en cours (peut-être), l’Algérie s’est réveillée et a décidé de diversifier son approvisionnement énergétique et d’utiliser la rente pétrolière pour industrialiser le pays. Le gouvernement est sur le point de signer un accord avec l’Allemagne pour participer à Desertec, un gigantesque projet de production d’énergie solaire dans les déserts d’Afrique du Nord, qui a vu le jour en 2003 sous l’égide du Club de Rome, mais qui était au point mort. L’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement algérien en 2020 a relancé le projet.

La crise du Covid19 a mis en lumière, de manière encore plus abrupte que la crise climatique, la vulnérabilité de notre monde globalisé. Un ajustement est nécessaire, une réorientation s’impose. Mais la transition doit être graduelle et gérée de façon démocratique pour que le remède, pour les pays en développement, ne soit pas pire que le mal. Ou, comme l’a dit quelqu’un, il faudra aller aussi vite que possible, aussi lentement que nécessaire.


Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

Amazon surfe sur la vague des données

L’irrésistible ascension d’Amazon retrace l’aventure d’une entreprise dont la toute-puissance menace la souveraineté des Etats. Pendant ce temps, à l’OMC, le “grand confinement” pourrait relancer les négociations sur l’e-commerce, mais la protection des données et leur circulation au-delà des frontières restent les principales pierres d’achoppement

 

« Amazon est devenue aussi puissante que plusieurs pays réunis. Au nom de la démocratie, il est vital de ne pas la laisser se propager sans aucune forme de contrôle ». C’est sur cri d’alarme que se termine L’irrésistible ascension d’Amazon, un documentaire de David Carr-Brown sorti en 2018 et rediffusé cette semaine par Arte. Une ascension devenue encore plus fulgurante en cette période de “grand confinement” planétaire et d’explosion du commerce électronique.

Depuis ses premiers surfs sur internet, en 1993, Jeff Bezos, son fondateur, est passé de la vente de livres en ligne à une société de services au pouvoir monopolistique, devenant au passage l’homme le plus riche du monde. L’idée initiale d’une plateforme électronique mettant en contact producteurs et consommateurs de toutes sortes de biens et services s’est rapidement étendue à Amazon Web Services (les services de cloud computing, la division la plus rentable du groupe) et, plus récemment, à Blue Origin, une entreprise spatiale qui fabrique des fusées. Car, dans un modèle économique entièrement basé sur la croissance, la vision de Jeff Bezos est claire : plutôt que limiter la consommation des ressources de notre planète, il faut coloniser l’espace !

Amazon ne crée pas de richesse, elle la prélève

Les conditions de travail des 800’000 employés sont précaires. Ils sont sous-payés (même si le salaire horaire vient d’être revalorisé) ou payés à la course, comme c’est généralement le cas dans l’économie ubérisée. Le groupe exerce son contrôle par le codage informatique. Son pouvoir réside dans la gestion des données, qui lui permettent d’afficher des prix défiant toute concurrence. « Amazon ne crée pas de richesse, elle la prélève », souligne le film.

L’entreprise, qui possède des entrepôts dans une dizaine de pays, pratique une optimisation fiscale féroce et ne paie pas d’impôt sur les sociétés, ne contribuant pas à la maintenance des infrastructures qu’elle utilise. Pourtant 200 villes américaines se sont battues pour abriter le 2ème siège mondial du groupe après Seattle – c’est finalement New York et Airlington qui l’ont emporté. « Les villes sont en train de céder le pouvoir à Amazon, elles vont le regretter », prédit funestement le film.

Les pays ne sont pas en reste. En Grande Bretagne, le National Health Service, largement privatisé, se dirige vers une dépendance vis-à-vis des rois du Big Data, comme Amazon. Car les données de masse stockées par ces entreprises, combinées à l’intelligence artificielle, permettent d’accéder à des secteurs clés comme la santé, l’éducation et l’énergie. Dès lors, les pouvoirs publics sont obligés de coopérer de plus en plus avec ces entreprises. « Les politiciens ouvrent la porte au bradage de leur souveraineté et des biens publics », avertit le film. Les intrusions d’Amazon dans le domaine public se multiplient et le géant recueille et analyse les données de nos moindres transactions.

« Le débat central dans les années à venir sera l’accès aux données », avertit  Margrethe Vestager, commissaire à la Concurrence de l’UE, qui essaye de réglementer l’avancée des Big Tech sur le continent.

 L’OMC négocie de nouvelles règles sur le commerce électronique

Pendant ce temps, à l’OMC, de nouvelles règles se préparent. Il y a exactement un an, 76 pays, dont les USA, l’UE, la Suisse et la Chine, mais à l’exclusion notable de tous les pays africains (sauf le Nigéria) et de l’Inde, ont lancé des négociations sur le commerce électronique. Alors que jusqu’ici elles avançaient cahin-caha, le “grand confinement” pourrait leur donner des ailes.

Elles couvrent beaucoup de thèmes, qui vont des paiements électroniques à la protection des consommateurs. Mais les principaux points de friction portent sur la localisation des données, la circulation de celles-ci au-delà des frontières et la protection de la sphère privée. Les Etats-Unis veulent une circulation sans restrictions des données et une approche très libérale de la protection de celles-ci. L’UE est intéressée par la libre circulation des données, mais elle veut des garanties sur la protection de la sphère privée. La Chine a une vision très restrictive de la cyber sécurité. La Chine, cette terra incognita pour Amazon, où règne en maître absolu son principal concurrent, le géant Alibaba.

Peu avant le lancement des négociations, 315 ONG du monde entier, dont Alliance Sud, ont écrit une lettre aux membres de l’OMC. Partant du constat qu’à l’ère de l’économie numérique les données sont devenues la principale richesse des pays, elles s’inquiètent du fait que « les propositions à l’OMC de donner aux Big Tech le droit au transfert non réglementé des données à l’étranger, d’interdire aux pays de pouvoir exiger le stockage des données sur leur territoire ou l’utilisation de serveurs locaux limiteraient sévèrement la capacité des pays en développement – et de tous ceux qui n’ont pas de Big Tech – d’assurer que leurs citoyens profitent de la numérisation. »

Risque de colonisation digitale

En dépit de la rhétorique pro-développement, qui veut que les pays pauvres profitent aussi de l’e-commerce, la lettre affirme que « se connecter à des plateformes d’e-commerce ne va pas augmenter automatiquement les exportations [des pays du Sud], mais peut entraîner une érosion accrue des parts de marché national. Ainsi la libéralisation dans la sphère numérique, sans les investissements nationaux nécessaires pour améliorer les capacités productives, va détruire des emplois et les pousser encore plus vers le secteur informel, décimer les micros, petites et moyennes entreprises et limiter sévèrement le développement futur.”

Pour les ONG, ces menaces à la souveraineté économique et aux prospectives de développement par la libéralisation numérique prématurée seraient largement amplifiées si l’espace économique numérique était gouverné par des règles élaborées par des multinationales pour leur profit.

Les Etats captifs des entreprises

Les syndicats abondent dans le même sens. Sharan Burrow, la secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale, affirmait récemment à la CNUCED que « les gouvernements promeuvent de nouvelles règles qui réduiraient encore plus leur pouvoir de réglementer dans l’intérêt des gens, dans la mesure où ils se comportent davantage comme les captifs des entreprises, y compris des monopoles technologiques géants, que comme les gardiens de l’intérêt public”.

Selon elle, le contrôle des données est au cœur des propositions de négociation à l’OMC et grâce à ce contrôle, le pouvoir des mastodontes numériques, comme Amazon, atteindrait de nouveaux sommets. « Pourtant leur pouvoir est déjà très étendu, en raison de l’incapacité des gouvernements à appliquer la politique de concurrence pour les empêcher de dominer les marchés”, avertit-elle.

Les ouvrières du textile suspendues à un fil

Photo: ouvrières du textile au Cambodge © Solidar Suisse

Au Bangladesh et au Cambodge, où les usines textiles ont fermé les unes après les autres faute de commandes, des centaines de milliers d’ouvrières se retrouvent au chômage, sans aucune protection sociale. Sanjiv Pandita, le coordinateur de Solidar Suisse sur place, appelle les marques à continuer à verser les salaires

Le confinement de la moitié de l’humanité a fait chuter la consommation d’habits et de chaussures. Le géant suédois H&M a fermé les ¾ de ses boutiques dans le monde. Adidas – qui a enregistré un bénéfice net de près de 2 milliards euros l’an dernier – a dû mettre 1’200 salariés sur 60.000 au chômage partiel. Si dans les pays industrialisés les travailleurs mis à pied bénéficient souvent d’une assurance chômage, de l’autre côté de la planète, tout au bout de la chaîne de production, la situation est dramatique. Au Cambodge, 60% des usines pourraient devoir fermer, impactant 300’000 personnes. Au Bangladesh, plus d’un million de travailleurs ont perdu leur emploi.

Quel est le sort de ces ouvrières – la plupart du temps il s’agit de femmes ? Nous l’avons demandé à Sanjiv Pandita, le représentant régional de Solidar Suisse. Depuis Hong Kong, l’ONG suisse mène un programme régional de soutien aux travailleurs du textile qui couvre 14 pays, en partenariat avec des organisations et syndicats sur place.

Quelle est la situation des travailleuses du textile dans les pays de production?

Sanjiv Pandita: Dès le début de la crise, même si le Bangladesh et le Cambodge ne comptaient pas beaucoup de cas de COVID – 19, ils avaient été obligés de diminuer la production en raison de la baisse de l’offre et de la demande – beaucoup de matières premières viennent de Chine et les produits finis sont exportés surtout en Europe et aux États-Unis. Il y a donc déjà eu beaucoup de licenciements. Désormais au Bangladesh un million de personnes ont perdu leur emploi. Au Cambodge, ce sont des milliers de personnes, alors que d’autres ont conservé leur emploi, mais ne seront pas payées tant qu’il n’y a pas de nouvelles commandes.

Quels sont les principaux problèmes ?

La situation est difficile surtout pour les ouvriers qui ne sont pas dans le premier cercle de production, mais qui travaillent pour des sous-traitants dans des usines plus petites, et sans aucune protection sociale.

Le premier problème, c’est la menace immédiate du coronavirus, car le Bangladesh et le Cambodge ont des systèmes de santé publique très fragiles. Le nombre de cas paraît très faible [selon les données de l’Université John Hopkins, le Cambodge compte 122 cas testés et 0 morts et le Bangladesh 3382 cas et 110 morts], mais comme l’accès aux tests est difficile, le nombre est probablement nettement plus élevé. Un des dirigeants syndicaux du Bangladesh m’a dit que beaucoup de gens meurent de symptômes similaires au COVID – 19, mais ils ne sont pas comptabilisés.

Ensuite il y a le confinement, qui crée un problème supplémentaire : la plupart des travailleuses viennent des zones rurales, elles vivent dans des espaces exigus, où six femmes se partagent parfois une chambre. Si elles perdent leur emploi, elles n’ont plus rien à manger, cela devient un problème de sécurité alimentaire. La menace d’une famine imminente est encore pire que celle du virus.

Comment réagissent les gouvernements?

Au Cambodge, où la plupart des travailleurs n’ont pas de protection sociale, le gouvernement a demandé à la GMAC [Garment Manufacturing Association in Cambodia, l’association patronale) de verser 40% des salaires, mais c’est toujours en négociation. Le gouvernement a annoncé qu’il verserait 70 USD par mois, ce qui est largement insuffisant. En pratique, c’est très compliqué et cela peut prendre beaucoup de temps. Or quand les usines ferment, les gens ont besoin d’argent tout de suite.

Au Bangladesh, le gouvernement propose des salaires, mais ils ne sont pas suffisants. Les gens n’ont pas de compte en banque, comment vont se faire les paiements ? Le confinement a été décrété du jour au lendemain, ils n’ont même pas eu le temps de s’organiser. Et comme ils vivent tout près les uns des autres, c’est difficile de se protéger. Il n’y a pas assez d’eau pour se laver les mains, pas de désinfectant, pas assez de masques. Les syndicats explorent la possibilité que des usines se mettent à fabriquer des masques pour les travailleurs.

Et les marques, comment réagissent-elles ?

Beaucoup de marques n’honorent pas les contrats existants – au Bangladesh, ce sont des contrats de plusieurs millions de dollars –, d’autres ont dit qu’elles allaient le faire. Ces entreprises ont les poches pleines, elles ont gagné des millions de dollars sur le dos de ces travailleurs appauvris, donc aujourd’hui elles doivent assumer leurs responsabilités et payer les salaires pour les prochains mois. Ce n’est pas grand-chose: au Bangladesh, les salaires se situent entre 150 et 160 USD, au Cambodge, entre 180 – 200 USD. Ce sont des salaires de misère, qui n’ont pratiquement pas augmenté depuis vingt ans, alors que pour vivre dignement il faudrait au moins 500 USD par mois.

Quelle est votre action en tant que Solidar Suisse ?

Nous sommes favorables au confinement pour empêcher la propagation de la maladie, sinon les personnes vulnérables seront les plus affectées. Il n’y a même pas assez de ventilateurs en Europe, imaginez-vous à Phnom Penh ou à Dhaka… Mais le confinement doit être accompagné pour assurer des salaires corrects.

Nous avons réorientés nos programmes de formation, qui ne peuvent pas être mis en œuvre dans les conditions actuelles, vers l’aide humanitaire. Nous fournissons des aliments préemballés comme du riz et du dal [lentilles], des protections sanitaires, des équipements, du savon, du désinfectant et des informations sur la façon de se protéger. On va vers une grosse crise humanitaire. Je travaille dans ce secteur depuis plus de 20 ans et je n’ai jamais vu rien de pareil !

Les conditions de travail dans l’industrie textile ont été largement dénoncées. Pourtant, lorsque notre consommation d’habits s’effondre, les ouvrières se retrouvent au chômage et c’est encore pire. Comment sortir de ce dilemme ?

Qui gagne de l’argent dans les chaînes d’approvisionnement mondialisées ? Les marques et les élites locales. Les ouvrières travaillent pour des salaires de misère, elles vivent dans des bidonvilles, l’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser.  Les riches peuvent se mettre en quarantaine, les pauvres pas car ils n’ont pas assez à manger. La croissance tirée par les exportations ne profite qu’aux élites, elle ne redistribue pas la richesse à la population. Elle crée des sociétés inégales et, pour maintenir cette inégalité, les pays asiatiques deviennent de moins en moins démocratiques, car il faut un Etat-parti fort pour que les choses ne bougent pas. Le coronavirus a exposé cette situation au grand jour.

Après le coronavirus, il faudra œuvrer à des sociétés plus démocratiques,  il faudra repenser le type de croissance que nous voulons et peut-être se tourner davantage vers un développement endogène, qui donne la priorité à l’économie nationale au détriment des exportations.


Une version de cette interview a été publiée dans Le Courrier du 9 avril

L’ONU demande d’effacer la dette des pays en développement en difficulté

Alors que, sur le plan sanitaire, le coronavirus frappe encore faiblement les pays pauvres, les conséquences économiques de la crise pourraient être catastrophiques. Les travailleurs des usines textiles qui ferment, faute de commandes, sont parmi les premiers touchés. La CNUCED demande un plan d’urgence de 2’500 milliards USD.

« L’économie mondiale ralentissait déjà l’année dernière. En septembre nous avons mis en garde contre le danger d’une récession, mais nous ne nous attendions pas à un choc pareil. C’est un choc différent, qui touche aussi bien l’offre que la demande. Il a déjà frappé les économies avancées et il commence à toucher les pays en développement et surtout l’Afrique » déclarait aujourd’hui Richard Kozul-Wright, chef de la division globalisation et stratégies de développement de la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement) au Club suisse de la presse à Genève.

Et le chef économiste d’expliquer que les sorties de capitaux des pays en développement ont été très rapides, plus rapides même qu’au début de la crise de 2008-2009. Les exportations sont en déclin, ce qui est particulièrement dommageable pour les pays exportateurs de produits de base, dont les prix s’effondrent. Au final, ce sont des pressions négatives sur des pays lourdement endettés, en Afrique et ailleurs. « C’est le cocktail parfait pour un cercle vicieux déflationniste.»

Pour faire face à la tempête qui s’annonce, l’agence des Nations Unies vient de demander un plan d’urgence de 2’500 milliards USD. La première mesure, peut-être la plus spectaculaire, est l’annulation de la dette des pays en développement qui ne peuvent pas payer, à hauteur de 2’000 – 3’000 milliards USD, dont 1’000 milliards cette année.

Le Club de Paris vient d’annuler 1,4 milliards de la dette de la Somalie

Mais est-ce réaliste ? « Il y a un vide énorme dans l’architecture financière internationale en matière de désendettement et de défaut de paiement, nous répond-il. Depuis des décennies, nous disons qu’il faut un mécanisme de faillite au niveau international tel qu’il existe au niveau national. Le FMI a examiné cette proposition très sérieusement en 2000. Hier nous avons eu une réunion du Club de Paris et les membres ont convenu d’annuler 1,4 milliard de dollars de la dette de la Somalie. Cela va faire partie du narratif des prochains 6 à 12 mois car les créanciers vont être confrontés à des problèmes de défaut de paiement. Je pense qu’il y a un changement dans l’air en termes de réflexion sur la dette et la dette souveraine »

Ensuite, la CNUCED demande une sorte de Plan Marshall de 500 milliards USD pour l’émergence sanitaire. Et une injection de liquidités de 1’000 milliards USD – une espèce d’hélicoptère monétaire pour les pays en développement – qui seraient générés par les droits de tirage spéciaux. Il s’agit d’un mécanisme que le FMI peut utiliser pour créer des liquidités afin de faire face aux problèmes de balance des paiements.

Le FMI, de son côté, a débloqué le mois passé 50 milliards USD pour les prêts rapides aux banques.

En passant, la CNUCED fait remarquer que « le montant proposé est similaire à celui qui aurait été versé aux pays en développement au cours de la dernière décennie si les pays membres du Comité d’aide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) avaient atteint leur objectif d’allouer le 0,7 % du revenu national brut à l’aide publique au développement (APD). »

« Une certaine relocalisation est possible, mais pas comme certains le laissent entendre»

« Nous ne voulons pas voir se reproduire la reprise de 2009, où tout le monde parlait d’un nouvel ordre économique international qui, un an plus tard, avait disparu et qui, d’une certaine façon, est la raison pour laquelle nous sommes de nouveau dans le pétrin aujourd’hui », insiste Richard Kozul-Wright.

Que pense-t-il donc des appels de certains économistes en faveur de la relocalisation des activités productives en Europe ou dans les pays limitrophes, voire d’une démondialisation ?

« Il y aura probablement une certaine relocalisation, répond-il, mais je ne pense pas qu’elle sera aussi important que certains le laissent entendre. A la CNUCED, nous avons toujours critiqué la participation des pays en développement dans les chaînes d’approvisionnement globales. C’est l’occasion pour eux de repenser leurs stratégies économiques, par exemple en revoyant leurs politiques industrielles. Les pays en développement doivent considérer [cette crise] comme une opportunité, autant que comme une menace. »

Au Cambodge, 61’500 travailleurs du textile au chômage

En attendant l’avènement, peut-être, d’une mondialisation plus équitable, où les pays pauvres ne se retrouveraient pas tout en bas des chaînes globales d’approvisionnement, l’impact de la crise sur la mondialisation, telle qu’elle est aujourd’hui, est ravageur. Au Cambodge, faute de commandes, 91 usines de vêtements ont arrêté la production, mettant 61’500 travailleurs au chômage. Il s’agit de fournisseurs de marques internationales comme H&M, Adidas, Puma et Levi Strauss, l’industrie du vêtement et de la chaussure étant le principal employeur du pays, avec 850’000 travailleurs. Le gouvernement s’est engagé à fournir un salaire de remplacement  de 38 USD par mois aux ouvrières qui ont perdu leur emploi.

Public Eye, membre de la Campagne Clean Clothes, vient de demander aux enseignes de la mode de continuer à verser leur salaire aux employés en cas de fermeture d’usines ou de maladie.

La Suisse débloque près de 18 millions CHF

La semaine passée, le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Gutierres, a réclamé un plan d’urgence de 2 milliards USD pour faire face à la crise humanitaire provoquée par le coronavirus. « Avant cet appel nous avions déjà alloué 3,6 millions CHF à des activités humanitaires, a précisé Thomas Gass, vice-directeur de la DDC (Direction du développement et de la coopération – coopération suisse), lors de la même conférence de presse. Nous prévoyons d’allouer encore 3,5 millions à l’ensemble du système de santé pour répondre à l’appel de l’OMS, 8 millions pour répondre à l’appel d’Antonio Gutierres et 3 millions à la  Fédération de la Croix Rouge et du Croissant Rouge. En tout, en plus des 3,6 millions d’avant les appels, ce sont environ 14,5 millions d’allocations directes à ces différentes demandes ».

Il ajoute que d’ici trois mois la DDC va réorienter 40 millions CHF vers des réponses immédiates à la crise, par exemple en aidant les pays à gérer les travailleurs migrants qui se retrouvent au chômage dans des usines d’Asie (au Laos par exemple) et qui sont mis en quarantaine dans des camps.

Retour à Berlin, trente ans après la chute du mur

Photo: East Side Gallery © Isolda Agazzi

Berlin n’est plus la ville rebelle et décalée qu’elle était jusqu’au début des années 1990. Futuriste et multiculturelle, elle regarde avec confiance vers l’avenir, malgré les aléas de la mondialisation. Mais on regrette son caractère unique, à cheval entre deux mondes – dont l’un n’a fait qu’une bouchée de l’autre.

Il y a certes cette odeur âcre de chauffage au charbon, si typique, qui vient titiller les narines et vous rappelle, tout à coup, la promenade que vous faisiez dans ces vieux quartiers il y a une trentaine d’année. Il y a le ciel au-dessus de Berlin, qui a gardé son caractère ombrageux et ses lumières basses, en dépit du changement climatique. Il y a ce multiculturalisme décomplexé et pragmatique, si berlinois: une mosquée (avec minaret) côtoie une église – mais on n’entend ni l’appel à la prière de l’une, ni les cloches de l’autre ; les femmes en foulard se pressent dans les échoppes orientales et sur les bancs d’université (c’est du moins ce que la publicité veut vous faire croire, ou promouvoir) ; les restaurants turcs se succèdent aux pâtisseries débordantes de baklavas, si bien que dans certaines parties de Kreuzberg, aujourd’hui comme hier, on se croirait à Istanbul. Talonnés par les restaurants soudanais, iraniens, afghans et népalo-tibétains, ils contribuent au melting pot de cette ville autrefois à cheval entre l’Est et l’Ouest.  Mais à part cela, le Berlin d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître. Ni comprendre.

L’Oberbaumbrücke, l’un des anciens huit postes frontaliers entre la partie Ouest et Est de la ville © Isolda Agazzi

East Side Gallery

Cette atmosphère si particulière, qui a attiré toute une génération, a presque disparu. Les quartiers bohèmes et alternatifs de Kreuzberg, Prenzlauerberg, et autres lieux mythiques au pied du mur, où pulsait une créativité hors des sentiers battus, se sont gentrifiés. Les jeunes rêveurs, ou oisifs, mais dans tous les cas sans le sou, qui avaient afflué dans cet îlot démocratique perdu au milieu de la RDA (République démocratique allemande) pour échapper au service militaire de la RFA (République fédérale allemande),  ont été chassés par la hausse des loyers vers les quartiers périphériques, qui se gentrifient à leur tour pour les pousser encore plus loin. On cherche d’ailleurs en vain les restes du mur… Au milieu des chantiers et des bâtiments flambants neufs, on finit par tomber sur un panneau qui indique « qu’ici passait le mur de Berlin », surnommé « le mur de la honte », celui qui a divisé la ville en deux de 1961 à 1989. En suivant le Mauerweg, et en jouant à saute-mouton entre l’ancienne partie orientale et occidentale de la ville, qu’on essaie en vain d’identifier, on traverse la rivière Spree et on arrive à l’East Side Gallery, un mur en plein air peint par des artistes du monde entier. Un énorme panneau publicitaire de Mercedes Benz, qui vante, en alternance, les vacances à Majorque et la lutte contre le réchauffement climatique, vient éclairer par l’absurde ces peintures anticonformistes à la gloire de la liberté, la paix et la diversité.

Checkpoint Charlie © Isolda Agazzi

Checkpoint Charlie entre Mac Donald et KFC

On est à Berlin Est, où bat le cœur de la ville. Pardon, « Berlin Est », c’est un réflexe de vieux combattant, personne ne l’appelle plus ainsi. Dans tous les cas, c’est la partie orientale de la métropole, et la plus touristique. On y trouve la plupart des bâtiments historiques et des constructions futuristes, comme la gare principale et l’annexe du parlement. Sur les mythiques Potsdamerplatz et Alexanderplatz, inutile de chercher les kiosques de curry wurst où s’attardait Bruno Ganz dans « Les ailes du désir». Pour la plupart, ils ont été remplacés par des restaurants standards, luxueux et anonymes, des Mac Donald et des Starbucks. Aucune trace non plus de cette atmosphère communiste, austère et pesante, qu’on y respirait encore au début des années 1990, quand on avait l’impression de pénétrer dans des lieux interdits. A Checkpoint Charlie, lieu emblématique qui marquait le passage entre les zones américaine et soviétique, les touristes se font prendre en photo avec des figurants déguisés en soldats américains, devant l’enseigne d’un Kentucky Fried Chicken et derrière celle d’un Mac Donald. Sur la Friedrichstrasse, Prada et Gucci talonnent d’autres boutiques de luxe, à deux pas de la Karl Marx Allee – le titulaire s’est déjà retourné plusieurs dans sa tombe.

Manifestation des employés d’Infinera © Isolda Agazzi

Production à haute valeur ajoutée délocalisée en Chine

Les touristes sont omniprésents. Les millenials « adoorent Berlin ». Ils y viennent en vol low cost faire la fête et visiter les vestiges de la guerre froide, dont ils ont peut-être entendu parler à l’école. Ils rentrent dans leur Airbnb en métro, qui fonctionne toute la nuit le week-end, croisant des sans-abris et des gens plus ou moins dépenaillés – reflet visible de cette « classe moyenne inférieure » qui, selon l’économiste Branko Milanovic, est la grande perdante de la mondialisation et qu’on trouverait surtout aux Etats-Unis et en Allemagne, précisément.

Mais même les cols blancs sont confrontés à la compétition sans frontières. Devant le Brandenburger Tor, des employés d’une ex branche de Siemens manifestaient le 4 mars contre la suppression de 400 emplois par leur nouvel employeur, la multinationale américaine Infinera, qui va délocaliser en Chine la production des systèmes de transmission optique. « Nous sommes presque les derniers qui restent à Berlin, nous explique un ingénieur de cet (ex ?) fleuron de l’industrie allemande, mais malgré notre haut niveau de qualification, nous allons nous retrouver au chômage ! On craint aussi des failles de sécurité dans l’infrastructure digitale car Infinera est le fournisseur du gouvernement fédéral et de l’armée allemande » – suggérant que fabriquer en Chine n’est pas sans risques.

Milonga et tango turc © Isolda Agazzi

Capitale mondiale du tango après Buenos Aires

Berlin reste une ville culturellement palpitante, même si la culture alternative y est moins visible, du moins au centre-ville. La tolérance et le mélange des genres fonctionnent toujours. Pour preuve : en trente ans, elle est devenue la ville au monde où l’on danse le plus le tango, après Buenos Aires. Il y a quatre à cinq milongas (bals) par jour – pas autant qu’à Buenos Aires, où il y en a vingt-cinq, mais pour une ville européenne c’est déjà beaucoup. Sans surprise, le style est innovant: beaucoup de tango nuevo, des femmes qui dansent entre elles et des hommes qui dansent entre eux, et même du tango turc !

« Personne ne regrette le Berlin d’avant ! » s’exclamait dans le Tagesspiegel du week-end un ancien rédacteur. Bien sûr, personne ne regrette la guerre froide et la partition de la ville, qui a fait tellement de mal aux Allemands. Mais alors que la capitale allemande va fêter le 9 novembre les 30 ans de la chute du mur, on ose regretter qu’elle ait perdu son caractère unique pour devenir (presque) une ville comme une autre. Belle, assurément, mais normalisée. Rentrée dans les rangs.


Cet article a été publié aussi dans Bon pour la Tête