L’intégration au pas de course

Entraînement de FLAG 21 au Parc des Eaux-Vives de Genève © Isolda Agazzi

Le 19 juin, pour célébrer la Journée internationale du réfugié, Together Run a organisé une course à pied à Genève. Celle-ci était parrainée par Tadesse Abraham, meilleur marathonien de Suisse et lui-même issu de l’immigration. L’un des partenaires était FLAG 21, une association qui vise à faciliter l’intégration des migrants par le sport

En ce dimanche ensoleillé, quelques deux-cents personnes s’étaient réunies au Parc des Evaux, à Genève, pour la deuxième édition de Together Run. Parrainée par Tadesse Abraham, meilleur marathonien suisse, lui-même d’origine érythréenne, cette course populaire visait à célébrer (un peu à l’avance) la Journée internationale du réfugié qui se tenait le lendemain. Née à l’initiative de quatre jeunes collégiens de l’Ecole internationale de Genève, elle bénéficiait du soutien de sponsors institutionnels comme le Cercle des agriculteurs de Genève et de partenaires comme l’association FLAG 21.

Forte de 200 membres, dont une quarantaine de participants réguliers, celle-ci vise à mettre en contact la population locale et les migrants en proposant de la course à pied, de la marche sportive et du yoga. « FLAG 21 essaye de favoriser l’inclusion des migrants par le sport, nous explique Elise Delley, 31 ans, la toute nouvelle directrice. Nous sommes actifs dans plusieurs courses populaires à Genève et c’est tout naturellement que nous sommes associés à Together Run. C’est un bon moment de partage, apprécié par les participants. »

Entraînement tous les samedis au Parc des Eaux-Vives

Des participants qui se sont entraînés pendant des mois. En cette journée d’avril, même la bise froide qui balaie le Léman n’a pas eu raison de la motivation de la trentaine de membres qui se retrouvent au Parc des Eaux-Vives, comme tous les samedis à 10h, arborant fièrement le T-shirt vert fluo de FLAG 21. Alex et Nathalie, parents de Fanny, attendent leur petite tête blonde qui s’entraîne avec le groupe enfants : « Nous sommes très contents des entraînements proposés par FLAG 21, ils sont très sympathiques et professionnel en même temps. Nous ne sommes pas des réfugiés, mais soutenons activement cette association ». D’après les estimations de sa directrice, celle-ci se compose à 70% de migrants et à 30% de Suisses.

Masum, un Kurde de Syrie, est responsable des coachs des différents niveaux – débutants, intermédiaires et intermédiaires avancés pour les adultes : « Mon métier n’a rien à voir avec le sport, mais je voulais intégrer l’association pour parler français, nous confie-t-il., même si les entraînements se font aussi en anglais, en arabe en kurde et en tigrinya [langue du Tigré et de l’Erythrée]. C’est ça la richesse. Notre activité principale, c’est le sport, mais on a aussi un réseau pour guider les gens. Moi-même j’en ai bénéficié car j’ai été aiguillé vers un CFC d’employé de commerce. »

Les Ukrainiens commencent à venir

Les personnes qui s’investissent comme bénévoles avec FLAG 21, ou dans des courses avec lesquelles celle-ci est partenaire, reçoivent un certificat de bénévolat et une attestation. Grâce à des soutiens publics et privés, l’association organise des ateliers pour leur apprendre à formaliser ces expériences et à les transformer en expériences professionnelles.

Tesfea, l’entraîneur des enfants et membre du comité de FLAG 21, est un Erythréen installé en Suisse depuis six ans. Il vient presque tous les samedis et constate que les pays d’origine changent : « Il commence à y avoir quelques Ukrainiens que nous accueillons volontiers car cela me rappelle que quand je suis arrivé en Suisse, c’était compliqué pour moi, glisse-t-il. J’étais tout seul, j’habitais dans un foyer, je ne parlais pas la langue, c’était difficile de s’intégrer. Il y a trois ans j’ai obtenu un permis B, maintenant je travaille à 100%, ma famille m’a rejoint et on habite dans un appartement. FLAG 21 m’a beaucoup aidé, c’est une association magnifique : Suisses, migrants, tout le monde est ensemble ! »


Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine

Rire est bon pour la société

Pour célébrer la Journée internationale des migrants, l’ONU invite la population à une soirée théâtrale avec des comédiens de renom, afin de favoriser le rire ensemble et démystifier un sujet trop politisé.

Peut-on rire de tout ? Le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (OHCHR) est convaincu que oui. Après le psychodrame et la tourmente médiatique qui a entouré la signature du Pacte mondial sur les migrations, la semaine passée à Marrakech, il invite à aborder la migration avec humour et humanité, en organisant Stand up for Migrants, une soirée comique en anglais et en français, qui aura lieu le 20 décembre au Victoria Hall de Genève. Avec des comédiens de renom : Hari Kondabolu, « l’un des plus importants comédiens politiques » selon le New York Times, et sa mère Uma ; les Suisses Thomas Wiesel et Charles Nouveau, qui ont participé au Montreux Comedy Festival ;  Deborah Frances-White, hôte du podcast The Guilty Feminist ; Evelyne Mok, nommée comédienne de l’année en Suède ; Noman Hosni, hôte du Montreux Comedy Club, et Bruno Peki, finaliste du festival Morges-sous-rire.

« Nous nous adressons à des gens qui ne sont pas sensibles aux droits humains des migrants, mais qui suivent ces comédiens, et à ceux qui y sont sensibles, mais ne connaissent pas forcément ces humoristes. Au-delà des controverses politiques, nous voulons parler d’êtres humains car les histoires individuelles, tout le monde peut les comprendre », nous explique Pia Oberoi.

164 pays ont signé le Pacte mondial sur les migrations

La cheffe de l’équipe Migration et droits humains à l’OHCHR rentre de Marrakech, justement. Et sa lecture du Pacte mondial pour les migrations tranche avec la vision catastrophiste véhiculée par certains. «Il y avait 164 pays présents, tout de même! Certains ont dit explicitement qu’ils n’allaient pas signer, comme les Etats-Unis, la Pologne et la Hongrie. D’autres, comme la Suisse, ont besoin de plus de temps pour analyser le texte et n’ont pas encore pris de décision. Mais la très grande majorité des membres de l’ONU ont signé ce Pacte parce qu’ils ont compris qu’une migration sûre, ordonnée et régulière est dans leur intérêt.»

Elle insiste : le Pacte ne crée aucun nouveau droit, il ne fait que réaffirmer des droits existants. Il ne crée pas de droit à la migration. Il n’implique pas l’ouverture des frontières. Il n’entraîne pas la régularisation des sans-papiers. Il dit que si les droits humains sont là, qu’ils ont été reconnus par la plupart des Etats, il faut les appliquer et il essaie de montrer comment. Mais rien n’oblige un gouvernement à prendre des mesures qui violent sa souveraineté. Le Pacte vise à créer des voies sûres, pour que les gens puissent se déplacer de façon régulière. Mais aussi à éliminer les facteurs négatifs de la migration, ceux qui obligent les gens à partir. Certains gouvernements ont dit comment ils allaient mettre en œuvre le Pacte, voire modifier la législation pour rendre leur politique plus cohérente. Le Mexique, par exemple, co-facilitateur des négociations avec la Suisse, a déclaré qu’il allait examiner toute sa politique migratoire à la lumière du Pacte.

La migration, machine à gagner des voix

« Actuellement, il est trop facile d’instrumentaliser la migration, continue Pia Oberoi. Des extrémistes surfent sur l’émotivité du sujet pour gagner des voix et même des partis politiques plus modérés leur emboîtent le pas. Cela doit changer ! Car tout indique que la migration est bonne pour la société et pour l’économie. Les migrants ne commettent pas plus de crimes que le reste de la population, au contraire, ils ont tendance à respecter davantage la loi et à avoir une vie plus saine. Dans cinquante ans encore plus de gens se déplaceront car dans certaines parties du monde la pression démographique va augmenter. C’est un fait : nous avons toujours migré et nous continuerons à le faire. »

Reste que c’est celui qui crie le plus fort qui se fait le plus entendre… Pour essayer de changer le narratif sur la migration, en passant de l’exclusion à des valeurs partagées, le Haut-commissariat aux droits de l’homme a lancé une campagne sur les réseaux sociaux, Stand Up for Migrants. « Nous avons parlé aux migrants et avons constaté que la plupart veulent faire profil bas, travailler, ne pas exposer leurs enfants. Or, comme ils sont inaudibles dans le débat public, c’est le stéréotype du migrant qui domine. La peur de la migration touche surtout ceux qui ont perdu leur emploi à cause de l’automatisation, de la délocalisation, qui voient le système de protection sociale s’effriter sous la pression du changement démographique. Nous avons si peur de la migration que nous permettons aux gouvernements de mettre en place une vaste surveillance parce qu’un jour, éventuellement, il pourrait y avoir un attentat… A un moment donné, le discours doit changer », soupire Pia Oberoi.

Elle l’admet : la communication sur le Pacte mondial aurait dû être plus affirmative, disant clairement ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. « Pourtant, jamais auparavant les États membres de l’ONU n’avaient négocié un tel document. Les facilitateurs ne se sont pas pliés à l’air du temps, ce document est solide. Nous croyons que les gouvernements qui ne l’ont pas signé le feront parce qu’il est fondé sur les droits humains et que certains d’entre eux sont des champions de ces droits. »

Stand up for Migrants, le 20 décembre au Victoria Hall de Genève à 20h

La gouvernance internationale de la migration prête à prendre un nouveau départ

Les négociations autour du Pacte mondial sur la migration, co-facilitées par la Suisse et le Mexique, viennent de se terminer. S’il est adopté en décembre, ce pacte devrait constituer un cadre radicalement nouveau destiné à promouvoir une migration sûre et régulière. La Plateforme de la société civile suisse sur la migration et le développement est confiante.

Au moment où les frontières se ferment, les murs se dressent et les partis xénophobes sont démocratiquement élus dans un nombre croissant de pays, une initiative multilatérale, facilitée par la Suisse et le Mexique aux Nations Unies, prend cette tendance à contre-pied en proposant un cadre pour une migration sûre, ordonnée et régulière. Très peu connu du grand public, le Pacte mondial sur la migration est un processus onusien, lancé en septembre 2016 – soit en pleine crise migratoire -, qui a débouché sur un texte articulé autour de 23 objectifs, finalisés en juillet 2018 à New York. Il devrait être paraphé à Marrakech au mois de décembre prochain.

« Ce texte est très important car il propose une vision pour une gouvernance migratoire plus cohérente et complète. Le pacte propose une approche globale intégrant les différentes dimensions et problématiques liées à la migration et base cette vision sur les droits humains », nous explique Peter Aeberhard, coordinateur de la Plateforme de la Société Civile Suisse sur Migration et Development,  une coalition de 80 ONG suisses qui accompagne le processus depuis le début. « En Europe, aux Etats-Unis et en Australie le discours sur la migration consiste à dire qu’il faut s’en protéger. Or le Pacte mondial couvre les différentes facettes de la migration et vise aussi à encadrer et mieux protéger les migrants. L’Agenda 2030 pour le développement durable rappelle que la mobilité humaine, la migration, contribue au développement. Les gens travaillant hors de leur pays d’origine doivent donc être protégés, et leurs accès aux droits universels respectés et garantis. Mais attention, le Pacte dit aussi que la migration ne doit jamais être la conséquence du désespoir, les gouvernements doivent donner aux gens la possibilité de rester chez eux, d’y avoir des perspectives réelles».

La migration, une nécessité économique pour les pays de destination aussi

Le texte contient 23 objectifs  articulés autour d’engagements concrets, visant à augmenter l’information sur la migration, la coopération sur la gestion des frontières, combattre le trafic d’êtres humains, mais aussi assurer l’existence et la disponibilité des voies de migration régulière ; faciliter un recrutement juste et les conditions pour un travail décent ; minimiser les facteurs structurels qui obligent les gens à quitter leur pays ; sauver des vies ; réduire autant que possible la détention des migrants comme modalité de dernier ressort ; créer les conditions pour que les migrants et la diaspora contribuent au développement durable de tous les pays ; éliminer toutes les formes de discrimination ; investir dans le développement des compétences et faciliter la reconnaissance mutuelle des diplômes ; collaborer sur l’épineuse question du retour, etc.

« La migration est une nécessité économique, comme l’a affirmé le rapport de Peter Sutherland, Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU sur la migration internationale (et ancien directeur de l’OMC) » ; ajoute Peter Aeberhard. « L’économie suisse a besoin de migrants. Certains sont acceptés, d’autres pas. Or les migrants irréguliers ont eux aussi des droits, il ne faut pas les criminaliser. C’est un narratif nouveau, un discours constructif permettant de dépasser le discours polémique ambiant et discriminant à l’égard des migrants ».

Est-ce donc à dire qu’il faut accueillir tout le monde ? « Ce n’est pas la question – philosophique – auquel le pacte tente de répondre, précise Pascal Fendrich, coordinateur adjoint de la plateforme. Le texte actuel ne porte aucunement atteinte à la souveraineté des Etats, il propose une approche pragmatique et un cadre de coopération internationale sur des dimensions majeures de la migration. Faciliter et encadrer la migration régulière est une façon de répondre aux besoins de l’économie, d’introduire une gouvernance migratoire active et responsable, mais aussi de lutter contre le marché noir profitant de la migration irrégulière. Réduire les frais liés aux transferts de fonds entre les migrants et leurs familles, c’est permettre à la migration de contribuer aussi au développement des pays d’origine. »

80 organisations hétérogènes réunies dans une plateforme

Que fait donc la Plateforme de la société civile suisse, qui regroupe des acteurs assez hétérogènes tels que des organisations de développement, de défense des droits humains, de la diaspora, des académiciens, des syndicats, bref des organisations qui n’ont pas l’habitude d’échanger sur cette thématique ? « Nous avons participé aux consultations avec la société civile internationale. Nous avons mené un dialogue – fructueux – avec des représentants de la Suisse, préparant la position officielle de la Suisse.  Dès le mois de décembre, notre ambition est d’accompagner la mise en œuvre des engagements », nous explique Pascal Fendrich. Le texte devrait être signé en l’état, mais la question est de savoir si certains grands acteurs vont se retirer. Les Etats-Unis l’ont déjà fait, la Hongrie a dit qu’elle n’allait pas signer. La Suisse a joué un rôle mobilisateur et apprécié dans les discussions et la construction d’un accord équilibré. Par la suite, il faudra s’assurer que les Etats mettent en œuvre leurs engagements, car ce n’est pas un traité international contraignant »

Mais ce texte est-il réaliste, vue la situation politique actuelle dans les pays d’immigration? « Le discours ambiant est assez toxique, concède Peter Aeberhard, mais il ne donne pas vraiment de réponses. On sait qu’il ne va aboutir à rien. »

« Est-ce que continuer avec le discours de la forteresse est réaliste et souhaitable ? renchérit Pascal Fendrich. On peut renverser le poids de la preuve. Le discours actuel est incomplet. Des drames humains pourraient être évités. En toile de fonds, on oublie la contribution à la fois historique et actuelle de la mobilité au développement économique, mais aussi culturel ou social. Ce Pacte est une étape. Malgré le contexte international, la défection américaine, on a un cadre référentiel qui donne un levier. Nous ne sommes pas entièrement d’accord avec certaines dispositions. Mais elles sont les fruits d’un compromis. Ce n’est pas un renversement total, mais un pas en avant, une dynamique positive de collaboration »

Dans tous les cas, ce Pacte a déjà le mérite d’exister.

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La Plateforme de la société civile suisse sur migration et développement est un projet lancé en 2015 par Caritas Suisse et Helvetas. Terre des Hommes et le World Trade Institute (Université de Berne) sont partenaires stratégiques.

Hécatombe en Méditerranée

Photo: © SOS Méditerranée

Dans Eldorado, Markus Imhoof montre l’horreur des migrations et … l’absurdité du système commercial international. Depuis le tournage du film, les conditions d’arrivée des migrants se sont encore nettement détériorées. L’ONG SOS MEDITERRANEE, qui a ouvert récemment un bureau à Genève, affrète l’Aquarius, l’un des seuls bateaux qui continuent à leur venir en aide.

Eldorado est probablement l’un des meilleurs films sur le drame des migrants. Le plus humain en tout cas. On y voit un Sénégalais débouté de l’asile, qui accepte de rentrer chez lui en échange d’un chèque de 3’000.- maximum, offert par la Suisse pour démarrer une activité économique sur place. Peu de temps après, très fier, il envoie au cinéaste suisse une photo des deux vaches qu’il a pu s’acheter. Sauf qu’au même moment, nous raconte le film, à savoir en 2014, la Cedeao (Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest) signe l’Accord de partenariat économique (APE) avec l’Union européenne (UE). Le lait en poudre européen, subventionné, va inonder les marchés d’Afrique de l’Ouest, dont le Sénégal, grâce à la baisse drastique des droits de douane – et alors même que ces pays n’ont pas les moyens de subventionner leur agriculture. Le lait en poudre importé va être moins cher que le lait produit localement et notre paysan risque de mettre la clé sous le paillasson.

Pareil pour les tomates. Le film montre comment la filière de la tomate marche sur la tête. Les migrants africains qui débarquent en Italie (et sont presque systématiquement déboutés de l’asile) se retrouvent à ramasser les tomates dans les campagnes des Pouilles pour 30 euros par jour (dont la moitié va au mafieux qui les a engagés dans des conditions proches de l’esclavage). C’est ces prix imbattables qui permettent à l’industrie italienne de la tomate de survivre. Elle va fabriquer du concentré subventionné, qui sera exporté vers l’Afrique à des prix défiant toute concurrence et, de nouveau, probablement inférieurs aux coûts locaux de production.

« C’est nous qui produisons les réfugiés économiques ! » Assène Markus Imhoof lors d’un débat organisé par le Festival Vision du réel à Nyon. « Quoi faire alors ? » lui demande une spectatrice. « Votez avec votre cœur et soutenez l’Initiative Multinationales responsables ! ». Cette initiative, lancée par 85 ONG, dont Alliance Sud, vise à obliger les entreprises suisses à respecter les droits humains et l’environnement partout dans le monde.

Fin de Mare Nostrum en 2014

Eldorado montre l’humanité de la Marine et des ONG italiennes, qui sauvent les migrants en mer, les accueillent, les nourrissent et les soignent avec une dévotion qui frôle le sacerdoce. Le film a été tourné pendant l’opération Mare Nostrum, qui a pris fin en 2014 car l’UE estimait que l’Italie était en train de créer un appel d’air.

« Mais les arrivées ont continué bien après, ce qui montre qu’il n’y avait pas de corrélation », rétorque Caroline Abu Sa’da, directrice de SOS MEDITERRANEE Suisse, une nouvelle ONG membre du réseau européen SOS MEDITERRANEE. Ce réseau affrète l’Aquarius, un bateau qui a sauvé près de 28’000 personnes depuis février 2016. Une petite équipe d’une trentaine de personnes, en comptant les employés de Médecin Sans Frontières, patrouille les eaux internationales au large de la Libye pour recueillir les rafiots à la dérive. Les autorités italiennes lui disent ensuite où déposer les migrants – en ce moment surtout en Sicile.

« A l’heure actuelle, seul l’Aquarius et le bateau de l’ONG allemande Sea-Eye patrouillent encore en Méditerranée, nous explique Caroline Abu Sa’da. Les naufragés viennent surtout d’Erythrée, de Somalie, du Soudan, mais aussi d’Irak, de Syrie et de Palestine. Ils racontent des histoires assez terribles…. Les raisons de leur départ sont dramatiques, leurs parcours migratoires encore plus, surtout l’arrivée en Libye, avec l’esclavage, la torture, les viols, que nous documentons depuis des années. Leurs conditions médicales et psychologiques se sont nettement aggravées par rapport à l’année passée car les gens restent plus longtemps dans les geôles libyennes. »

 

Photo: © SOS Méditerranée

12’000 francs par jour pour affréter un bateau

Pour rappel, 2015 a vu le plus grand nombre d’arrivées par mer. Avec la fin de Mare Nostrum, de nombreuses ONG se mobilisent pour sauver les migrants. Mais en 2017 le gouvernement italien se crispe et décide de gérer la crise tout seul. Il passe un accord avec la Libye, avec la bénédiction de l’UE qui vient de signer un accord semblable avec la Turquie pour la payer à contenir les migrants.

L’UE lance alors un programme de formation des garde-côtes libyens par le biais de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières. En mai – juin 2017, le ministère de l’Intérieur italien demande aux ONG de signer un code de conduite. « Certaines signent, d’autres refusent, d’autres, comme nous, décident de négocier des clauses qui ne nous convenaient pas : la présence de policiers armés à bord et l’interdiction de transbordement des petits aux gros bateaux, qui obligeait les ONG à faire des aller – retours entre les côtes libyennes et l’Italie, réduisant leur capacité », précise la directrice de SOS MEDITERRANEE Suisse.

Dès lors, à partir de septembre il y a eu beaucoup moins d’ONG en mer et, avec la politique de « containment » qui se met en place en Libye, beaucoup moins de départs. Selon l’Organisation internationale des migrations, 27’000 personnes sont arrivées cette année, avec un taux de mortalité de 2%, ce qui correspond à 560 morts documentés – on ne connaît pas les autres. Mais les ONG qui continuent à se battre contre vents et marées marchent sur un fil rouge. « Nous risquons de nous faire arrêter par les autorités italiennes tous les jours, ou d’avoir un clash avec les garde côtes libyens. Comme nous ne pouvons compter que sur les dons des particuliers, nous avons très peu de financements. Or affréter un bateau coûte 12’000 CHF par jour», continue Caroline Abu Sa’da.

Mi-avril, la cour de justice de Ragusa a dé-séquestré le bateau de l’ONG espagnole Pro Activa Open Arms, mais elle a gardé les poursuites envers les trois personnes qui étaient à bord. « Ce jugement reconnaît enfin que la Libye n’est pas un pays sûr pour renvoyer les gens, soupire Caroline Abu Sa’da. Les ONG présentes en Méditerranée sauvent des vies et témoignent, ce qui est essentiel car Frontex joue un rôle ambigu. Si on part il n’y aura plus de témoins en mer. Mais il faut bien reconnaître que la situation de l’Italie n’est pas tenable. Avec la Grèce, c’est le principal pays d’accueil et elle ne reçoit presque aucun soutien de l’UE. La clé de répartition entre les pays membres (et la Suisse) ne marche pas. »

Reste à savoir si notre paysan sénégalais va retenter de prendre la route de l’exil. Cette fois-ci, son voyage risque d’être encore plus périlleux et inhumain que le précédent.

« La définition du réfugié est dépassée »

Photo: Migrants en Grèce, 2016 © Lefteris Partsalis

La Suisse a accueilli 18’000 requérants d’asile en 2017, une goutte d’eau par rapport aux pays voisins de la Syrie. Les inégalités criantes du monde expliquent les mouvements migratoires autant que les guerres, mais le réfugié reste officiellement celui qui fuit une persécution. Caritas Suisse s’insurge contre l’instrumentalisation de la coopération au développement.

« Dans la « jungle » de Calais, j’ai vu des gens patauger dans la boue en claquettes de plage. C’est l’allégorie parfaite de la vie de migrant : au bout de nos jambes nous avons des pieds et non des racines. Ils servent à nous déplacer. Nous sommes des voyageurs, non des arbres. Le mot « racine » a une connotation suspecte » assenait  Alessandro Monsutti, professeur à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement (IUHEID), lors d’une soirée organisée par Caritas Suisse dans le même institut. « En 2015, l’Europe a accueilli 1,3 millions de réfugiés, ce qui représente 0,25% de la population.  Comment se fait-il que la mobilité de si peu de personnes plonge le vieux continent dans le doute identitaire, qu’elle suscite autant d’émotions et de polarisations? Je traverse l’Europe depuis plusieurs années et je vois partout des expressions de xénophobie, mais aussi de grande solidarité. »

Les inégalités, source de migration autant que les conflits

Pour ce spécialiste des questions migratoires, qui a suivi le chemin d’exil des Afghans, nul doute : la définition du réfugié, basée sur la dichotomie entre « vrai » réfugié (migrant politique) et migrant économique, ne nous permet pas de comprendre ce qui se passe, ni d’agir. Car, comme le relevait Oxfam dans un récent rapport, 1% population mondiale possède autant que le reste. Plus explicite encore : huit personnes possèdent autant que 50% de la population mondiale. 200 milliards USD échappent à la fiscalité internationale. « Malgré tout ce qu’on dit, on vit dans le monde le plus inégalitaire de l’histoire humaine. Jamais les inégalités n’ont été aussi criantes et cela ne va pas s’améliorer. Il faut s’en souvenir pour comprendre pourquoi il y a autant de réfugiés. Au-delà des conflits, les mouvements de population sont des témoignages de l’immoralité du monde d’aujourd’hui ». L’exemple par l’Afghanistan : dans ce pays encore en guerre, près de la moitié de la population a moins de 15 ans. Il faudrait créer  800’000 emplois par an… Les jeunes Afghans sont donc destinés à migrer, la seule variable du conflit ne permet pas de l’expliquer.

La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés a été écrite par des hommes (il n’y avait aucune femme) pour accueillir les transfuges du système communiste. Pour obtenir le statu de réfugié il faut réunir trois conditions : la peur  d’être persécuté ; le fait d’avoir traversé une frontière internationale et la perte de la protection de son pays d’origine. Le problème, reconnaît Alessandro Monsutti, est que les conditions politiques et historiques ont changé depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Si on voulait changer la définition aujourd’hui, on arriverait à quelque chose de beaucoup plus faible car le climat est plutôt hostile à l’asile. Cela semble donc être, pour l’instant, la définition la moins mauvaise possible.

La plupart des Syriens sont restés chez eux

Hugo Fasel, directeur de Caritas Suisse, vient de rentrer de Syrie, du Liban et de Jordanie. Il assène quelques chiffres coup de poing : en Syrie, qui compte aujourd’hui, après sept ans de guerre, 23 millions habitants, 19 sont restés dans le pays ; 2,7 millions sont allés en Turquie, 1 million au Liban et 1 million en Jordanie. « Les grandes villes sont en ruine. Au nord la guerre continue autour de Damas. Il y a beaucoup de tristesse, mais je suis toujours surpris de constater avec quel engagement les gens essaient de retrouver une perspective. Ils veulent survivre, ils sont toujours contents de voir que vous ne les avez pas oubliés.»

Au Liban, une personne sur trois est réfugiée (en comptant les Palestiniens). La Jordanie, qui compte 7 millions d’habitants, doit faire face à l’afflux d’un million de réfugiés. « La ministre des affaires sociales m’a dit qu’elle doit bien faire quelque chose… donc l’Etat s’endette. Ils ne savent pas comment ils vont s’en sortir, mais ils sont toujours prêts à accepter les Syriens qui arrivent. Les écoles travaillent par deux – trois tournus. Beaucoup de jeunes sont au chômage, la violence augmente. »

Face à ces chiffres qui donnent le vertige, la Suisse a accueilli 18’000 requérants d’asile en 2017. En 2015, 2/3 venaient de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak et d’Erythrée. Or, malgré ce nombre limité, certains parlementaires cherchent à instrumentaliser la coopération au développement. « La Suisse alloue trois milliards CHF par an à la coopération. Quand je suis face à la ministre des affaires sociales à Amman, comment voulez-vous que je lui dise que la Suisse veut négocier avec la Jordanie pour qu’elle reprenne les requérants déboutés, alors que nous en avons moins de 20’000 et eux un million ? S’insurge-t-il. Le monde est devenu fou ! Est-ce qu’on va dire à Assad qu’on va aider Homs s’il est prêt à reprendre les Syriens renvoyés de Suisse ? On ne soutient jamais un gouvernement, mais les gens sur place par des projets de terrain. »

Caritas Suisse est présente en Syrie depuis le début de la guerre. Les besoins sont énormes : en sept ans, l’économie locale s’est effondrée ; 10,5 millions de personnes sont menacées par la faim ; 4,2 millions n’ont pas d’endroit où habiter ; 11,3 millions n’ont pas accès à des soins de santé convenables.

« Ces mouvements migratoires sont inéluctables, conclut Alessandro Monsutti. Il faut l’accepter, les Etats n’ont pas les moyens de les stopper. Mais gare à démoniser les  « xénophobes. » Ce sont des anxieux. La situation de la classe moyenne dans nos pays s’est terriblement détériorée, ne jugeons pas avant de comprendre. Ce qui n’est pas légitime, c’est leur cible. Ils ont raison d’être anxieux, mais ce n’est pas juste de se tourner vers les migrants. »