En train vers les nuages dans la cordillère des Andes

Au nord-ouest de l’Argentine, les villes de Salta et Jujuy sont la porte d’entrée de la partie andine du pays, où l’on sillonne des montagnes colorées dans l’un de trains les plus hauts du monde. Un chef-d’œuvre d’ingénierie, construit en 1921 pour traverser la cordillère et transporter vers la mer les immenses richesses minières de la région. Aujourd’hui c’est le lithium qui attise toutes les convoitises. 

Telle la palette d’un peintre, la montagne aux Sept Couleurs coiffe la bourgade de Purmamarca, nichée dans la cordillère des Andes, en territoire argentin, près de la frontière avec la Bolivie et le Chili. C’est l’un des endroits les plus arides de la planète, où les mouvements telluriques et le retrait de la mer ont créé, il y a des millions d’années, un relief rugueux, composé de canyons (appelés quebradas) et sommets aux différentes tonalités de rouge (dérivé de l’oxyde de fer), vert (dérivé du sulfate de fer) et jaune (dérivé du manganèse). Au fond de la vallée pointent des tâches vertes de végétation, mais au fur et à mesure qu’on prend de la hauteur, seuls des cactus isolés survivent dans ce paysage lunaire, tendant leurs bras comme pour implorer le ciel.

La montagne aux sept couleurs © Isolda Agazzi

C’est l’Argentine andine, habitée par des peuples autochtones qui descendent des Incas et parlent encore le quechua. Largement massacrés au 16ème siècle, lors de la conquête espagnole et de la fièvre de l’or, ils constituent une population à part, attachée à ses racines et à sa culture. Très catholiques, ils vénèrent aussi la Pachamama, la Terre mère, qu’ils célèbrent au mois d’août en enfouissant dans le sol de l’eau, de la nourriture et… leurs soucis. Ils sont agriculteurs et bergers. Ils cultivent du tabac, de la canne à sucre, des pommes de terre, du quinoa, du maïs et des fruits et élèvent des lamas, des guanacos, des vigognes, des moutons et des chèvres. La vie est rude. L’hiver, la température peut descendre jusqu’à – 20 degrés, mais depuis une dizaine d’années les maisons sont équipées de panneaux solaires et il y a un peu plus de confort.

Purmamarca, une bourgade andine tendance bobo

Purmamarca © Isolda Agazzi

On arrive à Purmamarca par une route escarpée aux innombrables virages, qui grimpe à flanc de coteau depuis San Salvador de Jujuy. Pour éviter le mal d’altitude, on mâche consciencieusement des feuilles de coca, un vaso-dilatateur qui stabilise la pression sanguine. Introduite par les Incas il y a plusieurs siècles, cette plante est parfaitement légale dans toute l’Argentine, même si elle n’y pousse pas – nous mâchons donc des feuilles importées de Bolivie. Abondamment utilisée en pharmacopée et cosmétique, elle sert à fabriquer des médicaments, des shampoings et… des rouges à lèvres.

Purmamarca est une bourgade nonchalante, aux maisons en pisé et bois de cactus, devenue relativement bobo et touristique depuis que la vallée a été classée au Patrimoine mondial de l’Unesco et que le réalisateur argentin Gaston Duprat y a tourné son dernier film, Mi Obra Maestra. Sur la place centrale, les marchands exposent des tapis, sacs et pulls bariolés. Un troubadour entonne des mélopées traditionnelles et une chanson à la gloire de Che Guevara, le mythique héro argentin de la révolution cubaine.

Salinas Grandes et le lithium, le nouvel or blanc

En continuant à monter, on arrive à Salinas Grandes, un désert de sel situé à 3’350 m d’altitude, d’où l’on extrait un sel volcanique dépourvu d’iode. La blancheur éclatante du salar  à perte de vue et la très forte réverbération peuvent créer d’étonnantes illusions optiques, mais là non, nous ne rêvons pas : un panneau péremptoire,  « No al litio » trône à l’orée de la saline, dans l’indifférence des touristes.

Salinas Grandes © Isolda Agazzi

Le lithium, présent en grande quantité sous cette saline et celles environnantes de Salar del Hombre Muerto à Catamarca, est devenu le nouvel or blanc de la région – nord de l’Argentine, Chili et Bolivie – et le moteur de la nouvelle économie connectée. Entrant dans la composition des batteries qui alimentent nos téléphones, ordinateurs et voitures électriques, il suscite un engouement croissant de la part des entreprises et des gouvernements, mais l’opposition d’une partie des communautés locales en raison de la grande quantité d’eau douce nécessaire à son extraction, dans une région qui en manque déjà cruellement.

Batteries pas fabriquées sur place, pour l’instant

Beaucoup moins connue que les autres pays du « triangle du lithium », l’Argentine est désormais le 3ème producteur de ce minerai au monde, après l’Australie et le Chili. Si la production n’y atteint pas encore celle du désert d’Atacama au Chili, 53 projets d’extraction sont en cours dans les provinces de Salta, Jujuy et Catamarca, financés par des capitaux étrangers à hauteur de 2 milliards USD.

Comme ses voisins, l’Argentine exporte seulement la matière première, mais elle pourrait commencer à fabriquer des batteries sur place pour ajouter de la valeur et créer des emplois. L’année passée, l’entreprise publique Jemse a conclu une joint-venture avec la société italienne SERI, mais la production n’a pas encore commencé. Auparavant l’ancien président bolivien Evo Morales – actuellement en exil en Argentine – avait essayé d’industrialiser la production de lithium en Bolivie en associant l’entreprise publique YLB à la société allemande ACI Systems, mais le nouveau gouvernement de transition de Jeanine Anez a annoncé son intention d’annuler le contrat.

 

San Antonio de los Cobres © Isolda Agazzi

Le train vers les nuages

C’est pour exploiter l’extraordinaire richesse minière de la région que fut construit le légendaire Tren a las Nubes, ou Train vers les Nuages – qu’en français on continue à traduire par l’ancienne appellation de Train des nuages, nettement moins poétique. L’ingénieur américain Richard Maury rêvait de construire un chemin de fer qui parcoure toute la cordillère des Andes, mais il dut revoir ses ambitions à la baisse. En 1921 il commença la construction d’un train qui, de la ville de Salta, atteignit le Col de Socompa, à 3’800m d’altitude, où il rejoignit la ligne chilienne. Il fallut près de 30 ans pour construire le troisième train le plus haut du monde, qui traverse 29 ponts, 21 tunnels et 13 viaducs et qui, au lieu d’utiliser le système de la crémaillère, monte par zigzag en s’inspirant de la façon dont les animaux gravissent les montagnes. Un exploit pour l’époque !

Aujourd’hui, faute d’investissements, la ligne ferroviaire est réduire à sa portion congrue, mais peut-être la plus spectaculaire. On emprunte la dizaine de wagons peints en bleu sur 22 km, de San Antonio de los Cobres, une grosse bourgade minière, au vertigineux viaduc de la Polvorilla. Tirés par une locomotive thermo-diesel qui dégage une épaisse fumée noire, on traverse des terres arides et inhospitalières, on passe aux pieds de volcans éteints depuis des millions d’années et on borde des eaux thermales. On entrevoit aussi plusieurs mines abandonnées d’où l’on extrayait du plomb, du zinc et de l’argent.

 

Le viaduc de la Polvorilla © Isolda Agazzi

Le viaduc de la Polvorilla et l’élan patriotique argentin

Le service marchandises, par contre, continue à fonctionner jusqu’au port international d’Antofagasta, au Chili, pour transporter surtout du lithium et le matériel nécessaire à son extraction. Tout comme les camions, dont le ballet incessant ponctue la Ruta 40, qui longe le chemin de fer et traverse toute l’Argentine du nord au sud, jusqu’à Ushuaia.

Le clou du voyage est le viaduc de la Polvorilla, d’une hauteur maximale de 63 mètres et qui culmine à 4’220 m d’altitude. Il a été construit par Richard Maury avec l’aide de l’ingénieur Gustave Eiffel, qui avait fait ses preuves avec la fameuse tour. On le traverse en grande pompe, au son solennel des Chariots de feu. Une femme souffrant du mal d’altitude souffle dans le masque à oxygène. Touchant le ciel avec un doigt, un touriste du Paraguay pose un genou à terre et demande sa belle en mariage. Descendus du train, les Argentins, très patriotiques, entonnent l’hymne national en regardant le drapeau se hisser.

Salta, danseuses de folklore © Isolda Agazzi

Salta la belle, petit bijou d’architecture coloniale

Retour à Salta, surnommée «la belle », la capitale régionale, qui conserve quelques beaux bâtiments coloniaux. Sur la place centrale, des groupes folkloriques composés d’enfants et de  jeunes chantent et dansent la zamba et la chacarera, des danses populaires du nord de l’Argentine, encore très répandues. Les passants s’arrêtent pour les écouter en dégustant un tamale ou une humita, une pâte de maïs concassé emballé dans des feuilles. Au restaurant, on tente le asado (rôti) de lama – une viande maigre, très fibreuse -, de chèvre ou de lapin, accompagné des immanquables empanadas saltenas, les meilleures d’Argentine, paraît-il. Dans les rues animées de la ville on découvre des ateliers de collage et des cours de quechua et de folklore.

« Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas et les Argentins des bateaux » affirmait le poète mexicain Octavio Paz, en référence à la forte vague d’immigration européenne du 19ème  siècle. Rien n’est plus faux. Ce pays a aussi une très forte identité autochtone et andine que les Argentins semblent friands d’apprendre à connaître autant que les étrangers.


Une version de ce reportage a été publiée par l’Echo Magazine


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