Les glaciers de Patagonie sont en danger: Torres del Paine au Chili (2/2)

Au Chili, beaucoup de glaciers sont en régression, comme à Torres del Paine, peut-être le plus beau parc national de Patagonie. Dans un pays où les manifestants réclament depuis des mois plus de justice sociale, l’accès à la montagne est difficile et peu démocratique

Le parc national de Torres del Paine, dans la Patagonie chilienne, frôle celui de Los Glaciares, dans la Patagonie argentine, où se trouve le Perito Moreno. Depuis la ville d’El Calafate, en Argentine, un voyage en bus de six heures dans la steppe battue par les vents permet d’atteindre la petite ville de Puerto Natales, au Chili, point de départ idéal pour explorer le parc. Connu pour ses célèbres tours – qu’on atteint après une montée de 3 – 4 h, dans des paysages spectaculaires – le Torres del Paine abrite cinq glaciers qui, eux, sont tous en régression. Le plus grand est le Grey, qu’on peut gagner en une journée depuis le refuge de Paine Grande, pourvu d’arriver à braver un vent tempétueux qui rend la montée particulièrement sportive.

Torres del Paine, les tours au lever du jour © Isolda Agazzi

Torres del Paine, dont la beauté vous coupe le souffle encore plus que le vent, est le parc le plus touristique de Patagonie et le plus cher. On y croise d’ailleurs peu de randonneurs chiliens et on entend surtout parler anglais… Alors la montagne est-elle un sport d’élite sous ces latitudes? La question n’est pas anodine dans un pays où les gens réclament depuis octobre plus de justice sociale – les manifestations sont actuellement suspendues à cause du confinement et le referendum sur l’assemblée constituante, initialement prévu pour le 26 avril, a été renvoyé au 25 octobre.

«Non, la montagne n’est pas élitiste au Chili, mais Torres del Paine l’est, nous répond sans hésitation Peter, un Suisse installé depuis longtemps dans le pays. Mais il est vrai que la montagne chilienne, l’andinisme, est un phénomène nouveau, qui s’est développé surtout ces dix dernières années. Auparavant il y avait seulement le Club Aleman Andino, dont l’abréviation est toujours DAV (Deutscher Alpenverein). Aujourd’hui il y a beaucoup d’autres associations.”

Il fait remarquer qu’il n’y a pas un système de propriété collective comme dans les Alpes suisses, si bien que souvent l’accès aux montagnes est tout simplement bloqué. Pour aller sur un glacier, il faut parfois obtenir l’autorisation de la CONAF (Corporacion Nacional Forestal), de l’armée ou de la société minière du coin. “Mais on ne peut pas comparer. L’histoire du Chili est complètement différente de celle de la Suisse. C’est une histoire de colons et le pays est beaucoup plus jeune”.

Terrains publics ou privés, même combat

L’alpiniste helvétique explique que le DAV a mené de front le développement de l’andinisme – pour preuve certains sommets portent des noms allemands. C’est le cas surtout dans la région autour de Santiago, où la montagne est une activité très populaire auprès des jeunes car elle est proche et représente une alternative saine au cinéma et au shopping, après une semaine de travail de 48 heures.

«Par contre, beaucoup de terrains sont privés et c’est un problème, notamment en Patagonie. Les très grands propriétaires terriens ne veulent pas lâcher prise et un parc national ne se crée pas de toute pièce », fait-il remarquer.

Torres del Paine, le glacier Grey © Isolda Agazzi

Un avis que partage partiellement Alvaro Vivanco, président du Club Aléman Andino de Santiago, qui compte quelque 500 membres. «L’accès à la montagne est compliqué et pas démocratique, souligne-t-il. Il y a des problèmes dans tous les terrains, qu’ils soient privés ou publics et souvent la situation est même pire lorsque les terres appartiennent à l’État. La plupart des parcs nationaux sont gérés par la CONAF, une entité publique créée pour protéger les forêts et qui n’a aucun intérêt à développer le tourisme et encore moins l’andinisme, car cela donne plus de travail aux gardes forestiers. »

C’est bien dommage car le Chili pourrait être le paradis de la randonnée.  Du nord au sud, de la cordillère des Andes à la Patagonie, il regorge de sommets ahurissants. Mais la situation sur le volcan Villarica, par exemple, est « terrible » selon lui. C’est un parc national où certaines entreprises amènent les touristes en payant, « mais si vous voulez l’escalader vous-même c’est très difficile. Pourtant c’est un terrain public. Quant aux terrains privés, s’ils abritent des projets d’exploitation minière ou hydroélectriques, c’est carrément impossible d’y aller.»

Douglas Tompkins a cédé des centaines de milliers d’hectares à l’Etat

Le parc national de Torres del Paine est géré par la CONAF, qui la loue à deux concessions d’exploitation. Alvaro Vivanco souligne que c’est un cas particulier car les visiteurs y sont très nombreux, mais dans la plupart des parcs nationaux il n’y a pas d’installations et très peu de refuges. « Dans une large mesure, l’État est responsable de cette situation car il devrait favoriser l’accès à la montagne plus que les propriétaires privés, mais il ne le fait pas », déplore-t-il-.

Dans la Patagonie chilienne il y a une dizaine d’autres parcs, dont le Parc Pumalin, privé et d’utilisation publique, créé par Douglas Tompkins, le fondateur de la marque de vêtements de sport North Face et d’Esprit. Avant sa mort, le millionnaire américain avait acheté des terrains immenses en Patagonie et, en mars 2017, sa veuve en a cédé à l’Etat chilien 407 625 hectares, ce qui représente la plus grande donation de terres de l’histoire. Trois parcs nationaux sont en train d’y voir le jour. « Il reste à voir comment l’État chilien va s’y prendre maintenant qu’il a reçu ce don… », commente Alvaro Vivanco. Ou quand l’accès à la montagne devient un test de démocratie.

Torres del Paine, chute de Salto Grande © Isolda Agazzi

Une version de ce reportage a été publiée par l’Echo Magazine. Il a été réalisé avant le confinement du Chili


Voir aussi le premier volet de cette série sur la Patagonie: Les glaciers de Patagonie sont en danger: le Perito Moreno en Argentine

Les glaciers de Patagonie sont en danger: le Perito Moreno en Argentine (1/2)

Le sud de la Patagonie recèle la troisième plus grande calotte glaciaire au monde. Mais en Argentine deux grands barrages sont en cours de construction, qui pourraient menacer le Perito Moreno, l’un des rares glaciers stables sur terre.

 Il avance majestueusement dans les flots mugissants du lac Argentino, dont la couleur oscille entre le bleu céruléen et le gris plomb selon les élans impétueux du vent de Patagonie. De temps en temps un morceau de glace s’écrase avec fracas dans l’eau, rompant le silence absolu de ces steppes du bout du monde et rappelant que le Perito Moreno est l’un des rares glaciers stables sur terre. Au lieu de reculer, comme la plupart de ses semblables, il a atteint un équilibre dont seule la nature a le secret : il avance sur le lac face à la péninsule de Magellan. Lorsqu’il l’atteint, le lac se retrouve divisé en deux, ce qui fait monter de 30 mètres le niveau des eaux de son bras Rico. Celui-ci commence alors à entailler le glacier qui, petit à petit, cède sous la pression et s’effondre de façon spectaculaire. Un phénomène de rupture unique au monde et totalement imprévisible, qui a lieu tous les deux à quatre ans.

Le Perito Moreno fait partie du champ de glace Sud de Patagonie – la troisième plus grande calotte glaciaire au monde après l’Antarctique et le Groenland -, situé à cheval entre l’Argentine et le Chili. Il y neige 300 jours par an et ces abondantes précipitations ont donné naissance à 49 glaciers qui, côté chilien, se jettent surtout dans la mer – le plus grand étant le Pie XI qui, lui, augmente – et côté argentin, dans des lacs. Comme le Perito Moreno, d’une superficie de 254 km2 et qu’on peut parcourir crampons aux pieds, pourvu de tenir debout face à des rafales de vent qui peuvent atteindre les 150 km/h.

Le lac Argentino © Isolda Agazzi

Deux barrages en cours de construction sur le fleuve Santa Cruz

Une menace pèse pourtant sur le Perito Moreno: le consortium Represas Patagonicas, dont l’actionnaire majoritaire est l’entreprise chinoise Gezhouba (sise à Wuhan et qui a construit le barrage controversé des Trois Gorges en Chine), est en train de construire les deux plus grands barrages d’Argentine: le Condor Cliff et La Barrancosa, sur le Santa Cruz, le dernier fleuve glaciaire du pays, qui court du lac Argentino à l’océan Atlantique. Le projet avait été adjugé en 2008, sous l’ancienne présidente Cristina Kirchner, mais la crise économique – et une forte opposition des mouvements de protection de l’environnement et des peuples autochtones – avaient empêché l’avancement des travaux, jusqu’à l’entrée en scène du puissant financier chinois, qui a injecté 4’714 millions USD dans le projet.

Après la réalisation d’une étude d’impact environnemental « bâclée » selon les opposants et la tenue d’un débat public en 2017, les travaux ont démarré. « Beaucoup de gens avaient pourtant participé à cette audition publique pour dire qu’ils étaient contre le projet!” s’exclame Soledad Veron, du Movimiento Patagonia Libre.

Prix Berta Caceres à Rios to Rivers, une ONG qui s’oppose aux barrages

Noel Miranda, Silvina Comachi et Sophia Nemenmann lauréates, du Prix Berta Caceres

« Aucune étude d’impact environnemental n’a duré plus de 15 jour! Sans compter la question des communautés Mapuche et Tehuelche, dont les restes fossiles seraient inondés. Je viens de Puerto San Julián et le fleuve Santa Cruz alimente en eau potable trois villes, dont la mienne. Il n’y a aucune garantie que les barrages n’auront pas d’incidence négative sur le champ de glace Sud de Patagonie, où se trouve le Perito Moreno», nous déclare Noel Miranda, de l’ONG Rios to Rivers. Cette journaliste de 31 ans était le 6 mars à Buenos Aires, dans le bâtiment du Sénat,  pour recevoir avec d’autres camarades le prix Berta Caceres, décerné à des organisations ou femmes engagées dans des luttes socio-environnementales en Argentine, en hommage à la militante écologiste hondurienne assassinée il y a quatre ans.

L’ONG Rios to Rivers travaille sur la conservation de l’eau, en particulier en misant sur l’éducation environnementale. «Nous faisons connaître ces rivières aux jeunes, afin qu’ils puissent expérimenter ce qu’est une rivière endiguée et une rivière en liberté. Le fleuve Santa Cruz est encore libre et les travaux sont encore très peu avancés, nous avons pu la naviguer sur 320 km», continue la militante.

 

San Antonio de los Cobres, grosse bourgade minière au nord de l’Argentine © Isolda Agazzi

Le soutien à l’extractivisme continue

En effet, en raison de la crise économique en Argentine et des plaintes des ouvriers, les travaux ont très peu avancé pour ne couvrir que 12% du total à ce jour. «Grâce au prix Berta Caceres, nous pouvons prendre une fois de plus position au Sénat pour défendre l’accès à l’eau, qui est un droit humain. Il n’y a pas de développement social sans eau potable. Nous comprenons le besoin de générer de l’énergie, mais avec tout le vent qu’il y a dans la province de Santa Cruz on pourrait produire de l’énergie éolienne ! »

Elle fait remarquer que les habitants de la région ne voient aucun avantage dans ce projet car l’énergie produite irait à Buenos Aires et les emplois, qui sont dangereux et ne garantissent pas de conditions décentes, ne sont pas destinés aux locaux. « Nous sommes favorables à la création d’emplois décents qui ne mettent pas en danger la qualité de l’eau et les glaciers de Patagonie. Nous avons la troisième réserve d’eau douce à l’état solide au monde, nous ne pouvons pas la mettre en danger pour un accord avec la Chine !  Mais malheureusement le nouveau gouvernement d’Alberto Fernandez a déclaré que le soutien aux activités extractives et à la construction des barrages allait se poursuivre.»


Ce reportage a été publié par Le Courrier. il a a été réalisé avant le confinement de l’Argentine


Voir aussi Extraction minière à Chubut en Patagonie: “non c’est non”!

L’Equateur condamné à indemniser Chevron

Photo @UDAPT

La Cour permanente d’arbitrage vient de condamner l’Equateur à indemniser Chevron, pourtant accusé d’avoir pollué l’Amazonie pendant 30 ans via sa filiale Texaco. Une bataille juridique qui dure depuis un quart de siècle, mais les militants équatoriens se sentent maintenant abandonnés même par leur gouvernement.

Il y a des jours où on se dit que le monde est tombé sur la tête… Le 7 septembre, le bras de fer qui oppose l’Equateur au pétrolier Chevron Texaco depuis 25 ans a connu un nouveau rebondissement. Et des plus hallucinants. La Cour permanente d’arbitrage de La Haye a condamné l’Equateur à payer des dommages et intérêts – dont le montant n’est pas encore connu – au pétrolier américain, sur la base du traité de protection des investissements entre les Etats-Unis et l’Equateur. L’Equateur a pourtant dénoncé ce traité en 2017 – comme tous ses traités bilatéraux d’investissement, dont celui avec la Suisse, mais ces derniers comportent une clause qui protège les investisseurs étrangers encore pendant vingt ans. Il faut dire que l’Equateur a fait l’objet de pas moins de 23 plaintes d’investisseurs étrangers, pour la plupart dans le secteur du pétrole et du gaz.

Cette affaire remonte à 2011, lorsque la justice équatorienne a condamné Chevron à payer 9,5 milliards USD pour la pollution de l’Amazonie causée par sa filiale Texaco. Chevron a toujours affirmé que cette sentence était le fruit de la fraude et la corruption et intenté moult recours devant les tribunaux américains – qui lui donnaient raison – et équatoriens – qui lui donnaient tort. En 2018, la cour constitutionnelle d’Equateur a validé définitivement la sentence. Au niveau international, Chevron a intenté deux procès devant des tribunaux d’arbitrage, dont il a gagné le premier – mais la sentence a été suspendue – et maintenant aussi le deuxième.

30’0000 paysans et autochtones contre l’un des majors pétroliers

Cette interminable bataille juridique est aussi étourdissante que passionnante. C’est l’illustration même de la lutte de David contre Goliath. David : 30’000 paysans et communautés autochtones qui demandent des dédommagements pour le déversement de plus de 80’000 tonne de résidus pétroliers dans la région de Lago Agrio par Texaco, entre 1964 et 1992. Dès 1993 ils commencent à s’organiser – internet a beaucoup aidé –, se rassemblent, se battent pour leurs droits avec l’aide d’avocats locaux et internationaux, dont ceux de UDAPT et CDES, deux ONG équatoriennes qui viennent de publier une lettre ouverte pour protester contre la sentence du 7 septembre.  Goliath : l’un des plus puissants pétroliers du monde, qui affirme que Texaco a tout nettoyé – un mémorandum a même été signé avec le gouvernement équatorien – et qu’elle n’est plus responsable de la pollution restante. Ce à quoi les plaignants rétorquent que la dépollution n’a pas été faite convenablement. Pour preuve : le taux de cancers dans la région de Lago Agrio est nettement supérieur à la moyenne nationale et va même croissant – 2000 morts à ce jour.

Habitués des batailles à armes inégales, les signataires de la lettre ouverte découvrent maintenant avec effarement qu’ils ont perdu un allié de taille: leur propre gouvernement. Ils s’étranglent de l’attitude du nouveau cabinet de Lenin Moreno qui, le 6 septembre, a annoncé vouloir respecter la sentence arbitrale pour mettre fin au différend avec Chevron. Un virage à 180° par rapport à l’attitude de son prédécesseur, Rafael Correa. Ce dernier avait fait adopter une nouvelle constitution qui interdit le transfert de la juridiction souveraine à des tribunaux internationaux d’arbitrage, avait lancé une vaste campagne pour dénoncer les crimes contre la nature commis par les pétroliers et s’était engagé activement pour un traité contraignant sur les multinationales et les droits humains, négocié sous les auspices des Nations Unies à Genève. Un engagement qui s’est affaibli récemment, selon les signataires de la lettre.

« En tant que UDAPT, nous continuons notre combat pour l’accès à la justice et la réparation, s’exclame Pablo Fajardo Mendoza, l’un des avocats de l’association, même au cas où l’Etat équatorien bloquerait notre accès à la justice, nous persécuterait et nous mettrait en prison pour nous neutraliser. Nous ne pouvons pas laisser notre Amazonie, nos communautés autochtones  et paysannes continuer à être victimes de délits commis par les multinationales – et maintenant avec la complicité de l’Etat. »