Amazon surfe sur la vague des données

L’irrésistible ascension d’Amazon retrace l’aventure d’une entreprise dont la toute-puissance menace la souveraineté des Etats. Pendant ce temps, à l’OMC, le “grand confinement” pourrait relancer les négociations sur l’e-commerce, mais la protection des données et leur circulation au-delà des frontières restent les principales pierres d’achoppement

 

« Amazon est devenue aussi puissante que plusieurs pays réunis. Au nom de la démocratie, il est vital de ne pas la laisser se propager sans aucune forme de contrôle ». C’est sur cri d’alarme que se termine L’irrésistible ascension d’Amazon, un documentaire de David Carr-Brown sorti en 2018 et rediffusé cette semaine par Arte. Une ascension devenue encore plus fulgurante en cette période de “grand confinement” planétaire et d’explosion du commerce électronique.

Depuis ses premiers surfs sur internet, en 1993, Jeff Bezos, son fondateur, est passé de la vente de livres en ligne à une société de services au pouvoir monopolistique, devenant au passage l’homme le plus riche du monde. L’idée initiale d’une plateforme électronique mettant en contact producteurs et consommateurs de toutes sortes de biens et services s’est rapidement étendue à Amazon Web Services (les services de cloud computing, la division la plus rentable du groupe) et, plus récemment, à Blue Origin, une entreprise spatiale qui fabrique des fusées. Car, dans un modèle économique entièrement basé sur la croissance, la vision de Jeff Bezos est claire : plutôt que limiter la consommation des ressources de notre planète, il faut coloniser l’espace !

Amazon ne crée pas de richesse, elle la prélève

Les conditions de travail des 800’000 employés sont précaires. Ils sont sous-payés (même si le salaire horaire vient d’être revalorisé) ou payés à la course, comme c’est généralement le cas dans l’économie ubérisée. Le groupe exerce son contrôle par le codage informatique. Son pouvoir réside dans la gestion des données, qui lui permettent d’afficher des prix défiant toute concurrence. « Amazon ne crée pas de richesse, elle la prélève », souligne le film.

L’entreprise, qui possède des entrepôts dans une dizaine de pays, pratique une optimisation fiscale féroce et ne paie pas d’impôt sur les sociétés, ne contribuant pas à la maintenance des infrastructures qu’elle utilise. Pourtant 200 villes américaines se sont battues pour abriter le 2ème siège mondial du groupe après Seattle – c’est finalement New York et Airlington qui l’ont emporté. « Les villes sont en train de céder le pouvoir à Amazon, elles vont le regretter », prédit funestement le film.

Les pays ne sont pas en reste. En Grande Bretagne, le National Health Service, largement privatisé, se dirige vers une dépendance vis-à-vis des rois du Big Data, comme Amazon. Car les données de masse stockées par ces entreprises, combinées à l’intelligence artificielle, permettent d’accéder à des secteurs clés comme la santé, l’éducation et l’énergie. Dès lors, les pouvoirs publics sont obligés de coopérer de plus en plus avec ces entreprises. « Les politiciens ouvrent la porte au bradage de leur souveraineté et des biens publics », avertit le film. Les intrusions d’Amazon dans le domaine public se multiplient et le géant recueille et analyse les données de nos moindres transactions.

« Le débat central dans les années à venir sera l’accès aux données », avertit  Margrethe Vestager, commissaire à la Concurrence de l’UE, qui essaye de réglementer l’avancée des Big Tech sur le continent.

 L’OMC négocie de nouvelles règles sur le commerce électronique

Pendant ce temps, à l’OMC, de nouvelles règles se préparent. Il y a exactement un an, 76 pays, dont les USA, l’UE, la Suisse et la Chine, mais à l’exclusion notable de tous les pays africains (sauf le Nigéria) et de l’Inde, ont lancé des négociations sur le commerce électronique. Alors que jusqu’ici elles avançaient cahin-caha, le “grand confinement” pourrait leur donner des ailes.

Elles couvrent beaucoup de thèmes, qui vont des paiements électroniques à la protection des consommateurs. Mais les principaux points de friction portent sur la localisation des données, la circulation de celles-ci au-delà des frontières et la protection de la sphère privée. Les Etats-Unis veulent une circulation sans restrictions des données et une approche très libérale de la protection de celles-ci. L’UE est intéressée par la libre circulation des données, mais elle veut des garanties sur la protection de la sphère privée. La Chine a une vision très restrictive de la cyber sécurité. La Chine, cette terra incognita pour Amazon, où règne en maître absolu son principal concurrent, le géant Alibaba.

Peu avant le lancement des négociations, 315 ONG du monde entier, dont Alliance Sud, ont écrit une lettre aux membres de l’OMC. Partant du constat qu’à l’ère de l’économie numérique les données sont devenues la principale richesse des pays, elles s’inquiètent du fait que « les propositions à l’OMC de donner aux Big Tech le droit au transfert non réglementé des données à l’étranger, d’interdire aux pays de pouvoir exiger le stockage des données sur leur territoire ou l’utilisation de serveurs locaux limiteraient sévèrement la capacité des pays en développement – et de tous ceux qui n’ont pas de Big Tech – d’assurer que leurs citoyens profitent de la numérisation. »

Risque de colonisation digitale

En dépit de la rhétorique pro-développement, qui veut que les pays pauvres profitent aussi de l’e-commerce, la lettre affirme que « se connecter à des plateformes d’e-commerce ne va pas augmenter automatiquement les exportations [des pays du Sud], mais peut entraîner une érosion accrue des parts de marché national. Ainsi la libéralisation dans la sphère numérique, sans les investissements nationaux nécessaires pour améliorer les capacités productives, va détruire des emplois et les pousser encore plus vers le secteur informel, décimer les micros, petites et moyennes entreprises et limiter sévèrement le développement futur.”

Pour les ONG, ces menaces à la souveraineté économique et aux prospectives de développement par la libéralisation numérique prématurée seraient largement amplifiées si l’espace économique numérique était gouverné par des règles élaborées par des multinationales pour leur profit.

Les Etats captifs des entreprises

Les syndicats abondent dans le même sens. Sharan Burrow, la secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale, affirmait récemment à la CNUCED que « les gouvernements promeuvent de nouvelles règles qui réduiraient encore plus leur pouvoir de réglementer dans l’intérêt des gens, dans la mesure où ils se comportent davantage comme les captifs des entreprises, y compris des monopoles technologiques géants, que comme les gardiens de l’intérêt public”.

Selon elle, le contrôle des données est au cœur des propositions de négociation à l’OMC et grâce à ce contrôle, le pouvoir des mastodontes numériques, comme Amazon, atteindrait de nouveaux sommets. « Pourtant leur pouvoir est déjà très étendu, en raison de l’incapacité des gouvernements à appliquer la politique de concurrence pour les empêcher de dominer les marchés”, avertit-elle.