La Touchétie, terre sauvage et solidaire

Cavaliers en Touchétie © Isolda Agazzi

Dans le Caucase géorgien, les bergers et leurs familles retournent pendant l’été dans les régions isolées de Touchétie, aux pieds du puissant voisin russe. Ils renouent avec des traditions ancestrales et la vie en communauté. La preuve vivante, peut-être, que l’entraide est un principe d’évolution plus puissant que la compétition, comme l’affirment certains philosophes

Un check point dans le Caucase, planté au milieu de nulle part pour surveiller le passage entre la Khevsourétie et la Touchétie, deux régions contiguës de Géorgie : une maison en tôle, une tente, deux drapeaux qui flottent au vent et des vaches qui broutent, impassibles aux tumultes de la géopolitique. De l’autre côté de la vallée, majestueuses et menaçantes, se dressent les montagnes de Tchétchénie et du Daghestan, des républiques autonomes de la Fédération de Russie. Un vent froid balaie ces prairies qui ressemblent à une purée de petits pois où paissent les chevaux et passent les bergers.

Fabrication du fromage © Isolda Agazzi

Bergers, militaires et cavaliers

Depuis peu, un bivouac accueille les randonneurs qui s’aventurent dans ces terres inhospitalières pendant la courte saison d’été. Ils y trouvent un terrain plus ou moins plat pour planter leur tente et une cabane sommaire pour s’abriter du vent : un toit, un poêle, des parois en bois avec des tableaux en feutre et… le wifi. Lali, une quarantaine d’années, est montée du village où elle passe l’hiver dans le dénuement le plus total, à l’exception des panneaux solaires et… du wifi. Bonnet en laine vissé sur la tête, sourire doux et ongles peints en mauve, elle propose aux passants transis de froid une onctueuse fondue et des khatchapouris, les célèbres galettes au fromage. Un jeune homme assis près du poêle écoute du Amy Winehouse sur son smartphone.

Attablés sous l’auvent, bergers, militaires et cavaliers jouent au backgammon, indifférents aux températures glaciales. Ils ont cuisiné des sortes de röstis de pommes de terre qu’ils arrosent copieusement de chacha, l’eau de vie locale. “Portons un toast à la famille” lance le tameda, le chef de table, et l’assemblée boit cul sec. “Levons notre verre aux morts qui n’ont personne pour se rappeler d’eux”, continue-t-il après une courte pause et rebelote, cul sec, selon un rituel bien rôdé qui se poursuit tard dans la nuit, dans une ambiance qui se réchauffe au fur et à mesure que la température baisse.

Check-point © Isolda Agazzi

La Russie grignote un peu la frontière chaque année

Semi-nomades, les Touches, estimés à 7’000 personnes, sont les principaux éleveurs de moutons de Géorgie. Aujourd’hui il resterait 80’000 bêtes que des chiens féroces protègent des loups et des ours. Les ovidés sont gardés par une cinquantaine de bergers qui fabriquent du fromage à même les pâturages, où ils font bouillir le lait sur le feu de bois et le battent sous des bâches en plastique. Ensuite ils l’emballent dans des fûts que les cavaliers attachent à leur selle et transportent en bas de la vallée. L’atmosphère est sauvage, brute, presque surréaliste.

Pourtant ces check points n’ont rien d’absurde car le puissant voisin russe en fait voir des belles à la petite Géorgie. Chaque année il grignote un bout de territoire et récemment il a même annexé deux villages abandonnés. Plus personne n’y habitait depuis que Staline, le Géorgien le plus connu de l’histoire, avait déplacé les montagnards dans la vallée car trop insoumis et attachés à leurs traditions, à son goût, et plus utiles dans les usines d’Etat et les kolkhozes.

 

Village de Touchétie © Isolda Agazzi

Les pestiférés s’enterraient vivants pour préserver les villageois

Vers la fin de l’ère soviétique les gouvernements successifs ont fourni des efforts pour électrifier les villages et construire des infrastructures, à commencer par la route qui relie Omalo à la Kakhétie– une des plus dangereuses au monde ! – mais depuis l’indépendance de la Géorgie, il y a trente ans, les subsides se sont taris. Aujourd’hui, à l’exception des militaires, les villages de Touchétie et de Khevsourétie sont entièrement dépeuplés ou presque en hiver, lorsque la température peut descendre jusqu’à -30°, et ne s’animent que pendant l’été.

Shatili, une forteresse imprenable qui compte encore quelques habitants, fait figure d’exception. A quelques kilomètres de là se trouve l’étonnante nécropole d’Anatori : au 18ème siècle, alors que la peste faisait rage, les pestiférés ont construit eux-mêmes leurs tombeaux, des sortes de caveaux où ils allaient s’enterrer vivants pour ne pas contaminer les villageois. Les restes de leurs ossements et crânes sont encore bien visibles et le sacrifice de ces valeureux est cité volontiers comme un exemple extrême de solidarité en ces temps de pandémie.

 

Notre groupe de randonneurs © Isolda Agazzi

L’écotourisme, complément de revenu bienvenu

On arpente, à pied ou à cheval, des vallées sauvages ponctuées de tours de guet autour desquelles planent les vautours, et de villages fantômes perchés comme des nids d’aigle. Les anciens habitants, installés pour la plupart dans la basse Kakhétie, ont pris l’habitude d’y remonter l’été. En juillet et août, ils célèbrent des fêtes en l’honneur des dieux païens qu’ils continuent à vénérer derrière un vernis de christianisme, dans un syncrétisme parfaitement assumé. Un autel trône au centre des villages dont les femmes ne peuvent pas s’approcher, ou alors par un autre chemin que celui des hommes. Ces derniers brassent la bière et les femmes préparent un festin pantagruélique dans la plus pure tradition de la succulente cuisine géorgienne.

L’écotourisme, encore à ses balbutiements, contribue à revaloriser ce patrimoine architectural et fournit un complément de revenu aux quelques habitants qui ont ouvert des gîtes. La plupart des maisons tombent en ruine, mais certaines sont restaurées par les agences de coopération étrangères ou grâce aux transferts de fonds des migrants, estimés à 1,7 millions de personnes sur une population de près de quatre millions au pays. Beaucoup de femmes touches travaillent comme aides familiales en Europe occidentale et de nombreux jeunes rejoignent la Légion étrangère. C’est le cas d’un homme de 25 ans dont la mère avoue ne pas savoir où il se trouve dans le monde et qui gagne, nous dit-elle, 1’300 euros par mois, une somme non négligeable dans un pays où le salaire moyen est de 300 – 400 euros.

« L’entraide, un facteur de l’évolution »

Un matin, près du poêle de la maison d’hôte, nous rencontrons Gregorio Paz Iriarte, un jeune Colombien qui écrit une thèse de philosophie sur le principe de l’entraide. Connu comme le loup blanc dans la région, il a appris le géorgien en quatre mois et s’est parfaitement intégré dans la culture locale. “Le plus frappant, c’est de voir comment la communauté touche est soudée et les gens s’aident sans avoir recours aux rapports monétaires, nous raconte-t-il en sirotant une tasse de café. Si quelqu’un donne un coup de main, il sera aidé en retour avec de la nourriture, par exemple. C’est une région assez isolée car la route est très mauvaise. J’ai l’impression que l’Etat n’est pas vraiment présent car la manière dont les Touches sont organisés est assez anarchique. L’armée, en revanche, est bien visible car on est près de la Russie qui avance sa frontière tous les jours, si bien que pour passer d’une région à l’autre il faut montrer son passeport. Mais elle n’intervient pas dans les rapports interpersonnels.”

 

Vie au village © Isolda Agazzi

Le jeune philosophe s’est inspiré de Pierre Kropotkine, un écrivain russe du 19ème siècle, auteur de “L’entraide, un facteur de l’évolution”. Il y réfute la théorie du social-darwinisme, selon laquelle l’homme est un loup pour l’homme, et affirme que l’entraide est un facteur d’évolution aussi important, si ce n’est plus, que la compétition – un concept très important dans la théorie anarchiste. A l’appui de ses dires, il donne l’exemple de la région de Khevsourétie.

Pour Gregorio Paz Iriarte, 120 ans plus tard ce principe d’entraide est exemplifié plutôt en Touchétie en raison de son isolement. “Les Touches résolvent les conflits et problèmes entre eux, ils gèrent les dynamiques sociales sans intervention extérieure et cela marche très bien car c’est une communauté très soudée”, conclut-il.

En espérant que le développement de l’éco-tourisme, pour l’instant encore bénéfique à la population locale, ne vienne pas rompre ces liens sociaux largement désintéressés.


Ce reportage a été publié dans l’Echo Magazine. Ce trek de deux semaines a été réalisé avec l’excellente agence francophone géorgienne Mon Caucase

Sortir du chaos pour rester dans le Caucase

Photo: vie de village en Géorgie © Isolda Agazzi

Pour essayer d’éviter le chaos dans une région profondément instable, la nouvelle stratégie de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud – Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan – mise sur le développement des régions dépeuplées et l’intégration des minorités ethniques et des migrants

Il est 6h, dans la nuit encore noire Aleksander sort d’un pas pressé, clope au bec, pour aller traire ses vaches. « Normalement c’est un travail de femmes, mais aujourd’hui c’est moi qui m’y colle », nous confie ce diplômé en mathématiques de l’Université de Tbilissi, rentré dans son village natal du sud de la Géorgie pour s’occuper de sa vieille mère. Avec sa femme, affairée à préparer le petit-déjeuner, il a ouvert quelques chambres d’hôte pour compléter son modeste revenu d’agriculteur. La traite se fait-elle à la machine ? « Non, à la main », nous répond-il dans un anglais rudimentaire qu’il apprend de sa fille, scolarisée à l’école primaire du village. Dans son jardin, il cultive une profusion de fruits et légumes et des fleurs, omniprésentes en Géorgie, ce qui confère au village, situé à 1’300 m d’altitude, un aspect riant et joyeux, en été. Mais l’hiver est rude : pour tout chauffage, la maison dispose d’un poêle en bois car le gaz, reconnaissable dans tout le pays aux tuyaux d’adduction bien visibles, n’est pas arrivé dans ce coin reculé, proche de la frontière avec la Turquie et l’Arménie.

Agriculture très peu productive

« La Suisse est très présente en Géorgie, où elle soutient l’agriculture et l’élevage, nous explique Danielle Meuwly, responsable de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud, en nous recevant dans son bureau de Tbilissi. Le contraste entre les villes et les campagnes est énorme : 40% de la population travaille dans l’agriculture, mais celle-ci est très peu productive et ne contribue qu’à 8% du PIB. »

Le pays est assez inégalitaire : en 2021, le coefficient de Gini est de 36,4, ce qui en fait le 89ème pays le plus inégalitaire au monde selon le World Population Review, un classement américain.

Pour améliorer le savoir-faire des paysans, la Suisse a lancé un projet de formation professionnelle en agriculture, en collaboration avec l’Institut Plantahof. Pour augmenter leurs revenus, un programme de soutien aux PME en milieu rural, en collaboration avec l’ONG Swisscontact. Elle travaille aussi sur la préservation des forêts dans l’esprit du nouveau code forestier, qui règlemente strictement le déboisement. Mais encore faut-il le faire accepter par la population et surtout offrir aux habitants, comme Aleksander, une alternative au bois pour se chauffer et cuisiner…

La Suisse représente les intérêts de la Russie en Géorgie et vice versa

Ces activités font partie de la nouvelle stratégie 2022 – 2025 de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud, publiée début décembre. « C’est une stratégie régionale qui couvre aussi l’Arménie et l’Azerbaïdjan et qui réunit la DDC, le Seco et la Division sécurité humaine, continue Danielle Meuwly. Notre bureau se trouve en Géorgie pour des raisons pratiques et parce que c’est le pays qui reçoit le plus gros budget. L’engagement de la Confédération dans cette région est important et elle y assure notamment un mandat de protection.»

Après la guerre d’août 2008 et la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie, la Géorgie a rompu ses relations diplomatiques avec Moscou. Depuis 2009, la Suisse représente les intérêts de la Russie en Géorgie et ceux de la Géorgie en Russie.

Quant à l’Abkhazie, une région extrêmement pauvre et sous perfusion de l’aide humanitaire internationale, la Coopération suisse y mène des projets pour rénover les blocs sanitaires dans les écoles et améliorer les capacités des femmes à produire du fromage dans le respect des règles d’hygiène.

Intégrer les minorités ethniques et religieuses

« Au-delà de l’aspect diplomatique, nous essayons de construire un pont et une coopération entre les personnes et la société civile des deux côtés, nous explique Medea Turashvili, responsable des questions de sécurité humaine. Et nous veillons à garantir la protection des droits des minorités religieuses et des groupes ethniques ». Dans un pays qui a subi les invasions incessantes des Mongols, des Turcs, des Arabes, des Perses et des Russes, ceci ne va pas de soi. La religion, incarnée par la puissante Eglise orthodoxe de Géorgie, a toujours servi de refuge à la population et aujourd’hui elle fait encore partie intégrante de l’identité nationale.

Même si les Chrétiens orthodoxes sont largement majoritaires, le pays compte aussi des Musulmans géorgiens, des Azéris, des Tchétchènes, des Arméniens et d’autres minorités peu intégrées. « Souvent les personnes issues des minorités ethniques et confessionnelles ne parlent même pas la langue géorgienne car le système d’enseignement ne leur permet pas de l’apprendre correctement, souligne Danielle Meuwly. Ils ont des liens beaucoup plus forts avec leur communauté d’origine qu’avec leur entourage direct. Notre objectif est de réduire ce degré d’aliénation pour que les différentes communautés vivent en paix. Dans la région du sud, où la communauté azérie est importante, on a ouvert des centres de services à la population qui donnent des informations en azerbaidjanais. Avant les élections de 2018 et 2020, nous avons travaillé avec les partis politiques pour faciliter l’élaboration d’un code de conduite. »

Aide à la réintégration des migrants

Dans la plaine de Kakhétie, à l’est du pays, les vergers et vignobles abondent. La région est célèbre pour le vin, que la Géorgie a été le premier pays à produire au monde et que chaque famille fait encore dans sa cave. Dans les villages, les maisons abandonnées sont légion et les balcons en bois finement ouvragés tombent en ruine. La plupart des habitants, à commencer par les jeunes, sont partis à l’étranger. Dans un pays où le salaire moyen est de 300 – 400 euros par mois, ils vont chercher fortune en Europe occidentale, souvent dans le bâtiment, pour les hommes, et dans l’aide à domicile, pour les femmes. La Géorgie compte 1,7 million de travailleurs migrants sur une population de près de quatre millions au pays.

Les transferts de fonds des migrants sont une source de revenu précieuse pour les familles. La Géorgie est le cinquième pays de provenance des requérants d’asile en Suisse depuis qu’en 2018 ses ressortissants ont été exemptés de visa pour les pays de l’espace Schengen. Mais ils n’ont aucune chance d’obtenir le statut de réfugié et ils sont systématiquement refoulés. La Coopération suisse mène en Kakhétie et dans d’autres provinces des projets de réinsertion des anciens migrants et de revitalisation des communautés.

Alliance Sud salue le fait que la Suisse aide à la réintégration socio—économique des migrants de retour au pays. Mais elle l’appelle à ne pas conditionner son aide à l’acceptation des requérants d’asile déboutés, comme elle s’est engagée à le faire. Vu le manque de main d’œuvre dans beaucoup de secteurs en Suisse – comme les aides à domicile, le bâtiment, les mécaniciens de train, la restauration, l’hôtellerie et le personnel médical – elle appelle le Conseil fédéral à mettre en place une politique de migration régulière pour permettre aux migrants de trouver un emploi en Suisse sans tomber dans le travail au noir.


Société civile indépendante, mais surveillée de près

La société civile est un acteur important en Géorgie. Principalement financée par les bailleurs occidentaux, dont la Suisse, ses relations avec le gouvernement connaissent des hauts et des bas.

« Dans l’ensemble, nous pouvons mener nos activités sans entraves, mais depuis quelques années le parti au pouvoir a tendance à discréditer les organisations de la société civile critiques, en les accusant sans fondement de manquer de compétences ou de travailler en accord avec les partis d’opposition. Cette attitude hostile complique la défense de nos recommandations auprès des différentes branches du gouvernement », nous confie Vakhtang Menabde, directeur du Programme de soutien aux institutions démocratiques auprès de l’Association géorgienne des jeunes avocats (Gyla).

Depuis 2012, la Géorgie est gouvernée par le parti Rêve géorgien, qui a succédé au gouvernement du Mouvement national uni. Selon le militant, celui-ci avait limité fortement l’indépendance du système judiciaire et la liberté de la société civile. Après les élections de 2012, certains processus de libéralisation ont commencé. « Même si plusieurs vagues de réformes ont été lancées, la plupart d’entre elles n’ont amélioré que certaines failles du système, mais elles n’ont pas modifié les véritables caractéristiques institutionnelles. C’est pourquoi, malheureusement, l’indépendance du pouvoir judiciaire en Géorgie est aujourd’hui sévèrement limitée », continue-t-il.

En ce qui concerne le rôle de la société civile, l’ONG Gyla préconise depuis des années des réformes concernant les organes judiciaires, le gouvernement local et la loi électorale. Vakhtang Menabde estime que nombre de ses recommandations ont été réellement reflétées dans la loi, mais les propositions les plus cruciales, qui entraîneraient de réels changements de pouvoir, ont été négligées. « Pour résumer, les sociétés civiles en Géorgie opèrent essentiellement dans un environnement libre, mais très polarisé et tendu », conclut-il.

Par ailleurs, plusieurs scandales récents ont montré que les militants de la société civile, les journalistes et les associations politiques sont surveillés de près par les Services de sécurité de l’Etat. Dans une lettre ouverte publiée en août, une dizaine d’ONG ont dénoncé les pouvoirs excessifs des services de renseignement et leur atteinte à la vie privée.


Ce reportage a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud