Photo: famille bhoutanaise © Helvetas
Dans Lunana, film bhoutanais récemment sur les écrans, Ugyen rêve de quitter son pays, pourtant le chantre du Bonheur national brut. Un rapport de l’ONU classe le Bhoutan dans le dernier tiers des pays les plus heureux du monde, alors que les pays scandinaves et la Suisse sont en tête du peloton. Et si le bonheur était une expérience intérieure et incommensurable ?
Qu’est-ce que le bonheur ? L’école la plus reculée du monde où un yack broute au milieu de la classe, à en croire Lunana, un rare film bhoutanais récemment à l’affiche en Suisse romande. C’est dans ce village de 56 âmes, perdu dans l’Himalaya à six jours de marche du dernier arrêt de bus, qu’Ugyen est envoyé effectuer la cinquième et dernière année de son service national obligatoire. Mais le jeune homme a envie de tout, sauf d’être instituteur et il rêve de quitter le Bhoutan pour les lointains rivages d’Australie. On le devine : après des débuts difficiles, le citadin finira par prendre goût à sa nouvelle vie dans des paysages majestueux, malgré le froid et l’absence d’eau courante et d’électricité. Une frugalité largement compensée par la chaleur des habitants et de ses petits élèves, pour qui il est ni plus ni moins que le pont vers l’avenir.
« Tu vis au pays du bonheur, pourquoi veux-tu partir ? » l’interroge le chef de village, faisant référence au Bonheur national brut, un indice qui ne mesure pas uniquement le produit intérieur brut, mais aussi les autres composantes du développement durable, à savoir les questions sociales et écologiques. «C’est un outil de planification quinquennal construit sur la collecte des souhaits et idées de la population à la base. Ce plan assure également un cadre pour l’ensemble des actions de développement, à l’image de celles d’Helvetas » nous explique Lionel Giron, le représentant de l’organisation suisse, active au Bhoutan depuis 1975.
Droit de s’exprimer et de demander des comptes aux élus
Il avoue que, malgré son attractivité, le concept a ses limites car finalement c’est l’administration centrale qui formate les souhaits de la population et établit un plan quinquennal – de façon plus ou moins fidèle aux idées initiales amenées par la base, notamment les jeunes. « Nous menons un projet d’appui à la décentralisation et à la gouvernance locale pour que les habitants soient davantage conscients de leur capacité à influencer les choix et les politiques publics, notamment au niveau du village ou de la municipalité. Vu que le Bhoutan est une monarchie constitutionnelle depuis 2008, la population a maintenant le droit de s’exprimer et de vérifier que les élus répondent à ses demandes. »
Une administration très disciplinée, qui a permis de lutter efficacement contre le covid, le pays ayant déploré un seul mort.
Le défi de l’emploi des jeunes
« Un des enjeux majeurs du Bhoutan est l’emploi des jeunes, continue l’expert. Traditionnellement, ils font des études supérieures pour entrer dans l’administration. Mais aujourd’hui elle embauche moins et l’économie nationale n’offre pas suffisamment d’emplois pour des diplômés universitaires, alors que les filières d’apprentissage sont largement déconsidérées. »
Un paradoxe, alors que le secteur de la construction est en plein boom depuis une décennie et que les entreprises bhoutanaises embauchent des travailleurs indiens. Avec la pandémie, l’économie s’est enrayée, d’autant plus qu’elle est très basique et dépendante de l’Inde. Aujourd’hui les jeunes sont sur les réseaux sociaux, ils voient ce qui se passe dans le monde et l’appel de l’étranger est très fort, plus fort que les potentiels emplois dans des métiers du secteur secondaire », conclut-il.
C’est le cas d’Ugyen, qu’on retrouve à la fin du film en Australie, en train de chanter des chansons quelconques, le regard perdu dans le vide, dans un bar où les clients lui prêtent à peine attention. Mais la nostalgie de son pays prend le dessus. Tout à coup il entonne une mélopée apprise d’une bergère, là-haut sur les montagnes bhoutanaises, et tout le monde reste bouche bée.
95ème place du rapport sur le bonheur de l’ONU
Mais peut-on vraiment mesurer le bonheur ? L’ONU s’y est attelée, qui publie depuis plusieurs années un Rapport sur le bonheur dans le monde dont le classement 2021 peut laisser perplexe : la Finlande et le Danemark occupent les deux premières places, suivies par la Suisse et les pays scandinaves. L’Afghanistan est en queue du peloton. Le classement se base sur six indicateurs qui sont le PIB, l’espérance de vie, la générosité, le soutien social, la liberté et la corruption.
Etonnamment, le Bhoutan ne figure nulle part. « Pendant la pandémie, le Bhoutan a une fois de plus fourni au monde un exemple inspirant sur la manière de combiner santé et bonheur, expliquent les auteurs. Il a fait un usage explicite des principes du bonheur national brut en mobilisant l’ensemble de la population dans des efforts de collaboration pour éviter ne serait-ce qu’un seul décès dû au COVID-19 en 2020, alors qu’il est fortement lié aux voyages internationaux. Bien qu’il n’ait pas été possible de faire figurer le Bhoutan dans le classement cette année, en raison de l’absence d’enquêtes Gallup [les données sur lesquelles se base le rapport] ces dernières années, ce pays continue d’inspirer le monde, et en particulier le Rapport sur le bonheur dans le monde »
Soit. Toujours est-il qu’en 2019, date à laquelle on trouve le Bhoutan dans ce classement pour la dernière fois, il figurait à la 95ème place sur 156. Ce qui nous fait penser à Drunk, un film qui nous vient du Danemark – le 2ème pays le plus heureux du monde selon l’ONU – et dont les personnages se noient dans l’alcool et ne semblent pas particulièrement heureux…. Et si le bonheur était une expérience intérieure et par essence impossible à mesurer ?
Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine