Le tonnerre avant l’aube ?

Photos © Isolda Agazzi

Tout le monde avait voulu croire à la transition démocratique en Birmanie, mais depuis le coup d’Etat sa fragilité nous a explosé à la figure. De plus en plus de jeunes sont prêts à en découdre pour faire table rase du passé, écarter définitivement l’armée et créer un nouveau pays qui respecte les droits des minorités

Le 9 novembre 2015, j’ai rejoint la petite foule rassemblée devant le siège de la Ligue nationale pour la démocratie à Rangoon, pour attendre le résultat des premières élections démocratiques de l’histoire du Myanmar, appelé anciennement Birmanie. La nuit, des trombes d’eau s’étaient abattues sur la ville et avaient transformé les rues en rivières, comme si le ciel voulait laver le passé et tourner définitivement la page. Mais ce matin-là la journée s’annonçait radieuse.

Après avoir boycotté pendant des décennies la visite de ce pays – l’un des plus beaux d’Asie, mais dirigé d’une main de fer par les militaires depuis 1962 – mon émotion était à son comble. Et l’espoir à la hauteur de celui des défenseurs des droits humains rencontrés au fil des ans à l’ONU de Genève, où ils venaient plaider pour la libération d’Aung San Suu Kyi, la cheffe de l’opposition, placée en résidence surveillée par la junte militaire pendant vingt ans.

Ce jour-là, l’atmosphère était paisible et bon enfant: les gens attendaient à l’ombre en lisant le journal, en sirotant un thé ou en consultant leur téléphone portable. Le suspense a pris fin rapidement : le parti de la lauréate du Prix Nobel de la Paix a remporté les élections législatives haut la main et elle est devenue de facto la cheffe du gouvernement.

Personne n’était dupe, mais tout le monde voulait y croire

Malgré l’enthousiasme soulevé par cette victoire, personne n’était dupe : en vertu de la constitution qu’ils s’étaient taillés sur mesures, les militaires conservaient 25% des sièges au Parlement et les trois ministères clé de la Défense, l’Intérieur et les Frontières – stratégique s’il est dans un pays où plus de 130 minorités ethniques vivent principalement le long des frontières. Pourtant un vent d’optimisme soufflait sur le Myanmar et la certitude que le pays allait vers des jours meilleurs et l’ouverture au monde.

Malheureusement on a déchanté très rapidement. Dès 2017, des centaines de milliers de Rohingyas, la minorité musulmane apatride de l’ouest du pays, ont dû fuir vers le Bangladesh pour éviter les massacres perpétrés par l’armée birmane. A la grande déception des militants des droits humain, Aung San Suu Kyi est restée muette face à ces exactions et s’est même rendue en personne à la Cour internationale de justice de la Haye pour défendre son pays des accusations de génocide. Des pétitions ont même circulé pour demander qu’on lui retire le Prix Nobel de la Paix.

Nouvelle constitution qui respecte les droits des minorités

Depuis lors, c’est encore pire : le 1er février, cette démocratie aux pieds d’argile s’est effondrée. Les militaires ont perpétré un coup d’Etat extrêmement violent qui a déjà fait plus de 760 morts parmi les manifestants et arrêté 3’600 personnes, dont beaucoup sont portées disparues. De plus en plus de jeunes voient dans la lutte armée la seule option possible et rallient les guérillas des minorités ethniques pour constituer une armée nationale. Un gouvernement parallèle a été constitué. Les Birmans veulent une nouvelle constitution, véritablement démocratique, qui écarte définitivement les militaires et respecte les droits des minorités.

Les pays occidentaux ont adopté des sanctions ciblées contre les responsables de la junte et les deux conglomérats qu’elle contrôle, potentiellement plus efficaces et moins nocives pour la population que l’embargo américain et européen qui a duré jusqu’en 2012. La Russie et les pays asiatiques, principaux investisseurs au Myanmar et soutiens du régime, à commencer par la Chine, se limitent à des exhortations au calme, mais ils n’ont pas adopté de sanctions. La Chine et la Russie bloquent toute résolution au Conseil de sécurité des Nations Unies.

Beaucoup de Birmans semblent prêts à en découdre pour faire table rase du passé et construire un nouveau pays. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard pour trouver une solution diplomatique et éviter une guerre civile qui sonnerait alors comme un coup de tonnerre avant l’aube.


Une version de cette chronique a été publiée par l’Echo Magazine

 

Holcim empêtrée en Birmanie

Cérémonie de LafargeHolcim au Myanmar, 2014 © UMA/FB

En 2019, une enquête de l’ONU révélait que LafargeHolcim entretenait des relations étroites avec le MEHL, un conglomérat contrôlé par l’armée birmane. Le cimentier affirme qu’il avait quitté le pays. Pourtant à ce jour il n’a toujours pas liquidé son entité juridique inactive au Myanmar et les défenseurs des droits humains s’impatientent

Dans la foulée du coup d’Etat perpétré par l’armée birmane le 1er février, et qui a déjà fait plus de 760 morts, le député Nicolas Walder a demandé au Conseil fédéral de s’assurer que les activités des entreprises suisses ne soient pas liées aux conglomérats MEC et MEHL, contrôlées par l’armée. Mais y en a-t-il ? La réponse se trouve dans Les intérêts économiques de l’armée du Myanmar, un rapport du Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies qui détaille les intérêts économiques de la Tatmadaw, la puissante armée birmane. En 2017, en pleine crise des Rohingyas, l’ONU a dépêché au Myanmar (appelé anciennement Birmanie) une mission d’enquête internationale pour essayer d’assécher les finances de l’armée, responsable des « crimes les plus graves en droit international ». Dans les Etats Shan et Kachin du nord du pays, où se trouvent les mines de jade et de rubis et les plantations extensives de bois, l’armée était accusée de travail forcé et violences sexuelles et, dans l’Etat du Rakhine, de génocide envers les Rohingyas.

En 2018, LafargeHolcim a quitté le Myanmar en catimini

Parmi les 44 entreprises ayant des liens commerciaux avec l’armée birmane, le rapport mentionnait une multinationale suisse, active au Myanmar depuis 2014 : LafargeHolcim, le plus grand cimentier du monde, dont le siège est à Zoug. Une de ses filiales, Thilawa Cement and Building Materials, était accusée de partager le conseil d’administration avec une filiale du MEHL. Le rapport recommandait de couper toute relation commerciale avec les deux conglomérats contrôlés par l’armée.

LafargeHolcim l’a-t-elle fait ? « L’entreprise a décidé de quitter le pays en 2017 et a cessé ses activités en 2018. Nous sommes en train de liquider l’entité juridique inactive au Myanmar et avons demandé sa radiation auprès du tribunal compétent de Yangon (ce qui implique bien sûr que l’entité juridique inactive n’a plus d’employés) » nous répond un porte-parole.

Pourtant les experts de l’ONU l’ignoraient : « Lorsque nous avons publié notre rapport en 2017, nous n’avions pas connaissance d’une annonce publique d’une quelconque décision de LafargeHolcim de quitter le Myanmar » nous déclare Chris Sidoti, l’un des enquêteurs. « Ont-ils pris cette décision en 2017 ? On ne nous l’a pas dit. Ont-ils fait une annonce publique à ce moment-là ou en 2018 lorsqu’ils disent avoir cessé leurs activités ? Nous n’en avons pas eu connaissance. Ni personne d’autre. »

LafargeHolcim affirme avoir quitté à cause de « la situation »

Pourquoi LafargeHolcim a-t-elle quitté le Myanmar en 2018 et ne l’a annoncé que deux ans plus tard ? « En 2017, quand le conseil d’administration a pris connaissance de la situation, il a décidé de quitter le pays. L’entreprise a immédiatement cessé ses activités qui ont pris un terme en 2018. C’était une activité non-matérielle pour le groupe, qui ne nécessitait pas de communication globale. Depuis, l’entreprise est inactive, il n’y a pas d’employés, pas de vente, mais le processus de désenregistrement prend du temps », nous assure le porte-parole.

La première annonce a été faite en juillet 2020, après une enquête menée par un journaliste de la Sonntagszeitung par suite du rapport de l’ONU. Il a révélé qu’après avoir investi 11 millions de francs au Myanmar, LafargeHolcim était en train d’essayer de se débarrasser de l’affaire en la vendant à deux actionnaires minoritaires liés aux entreprises contrôlées par la junte. Selon le journaliste, ce sont ses questions qui ont décidé LafargeHolcim à arrêter la transaction et à liquider l’entreprise au lieu de la vendre, quitte à perdre deux millions de francs – ce qui lui a permis d’éviter de justesse un énième scandale, après celui de Daech en Syrie.

Christ Sidoti est sceptique : « Si LafargeHolcim a cessé sa collaboration avec les militaires du Myanmar, c’est une bonne chose. Néanmoins, il est intéressant de constater que, trois ans après leur prétendue décision, ils n’ont toujours pas liquidé leur « entité juridique inactive ». En fait, ils continuent à remplir des déclarations d’entreprise au Myanmar. Ont-ils vendu leurs actifs au Myanmar ? Pas avant juillet 2020, selon le journaliste suisse qui s’est rendu sur place à l’époque. »

Déclaration annuelle rendue le 26 avril

La Direction des investissements et de l’administration des entreprises du Myanmar indique sur son site internet que l’entreprise a rendu une déclaration annuelle le 26 avril et que la prochaine est due dans un an. Le porte-parole de LafargeHocim affirme qu’il s’agit d’une formalité obligatoire que toutes les entreprises du Myanmar doivent remplir tant que la société est enregistrée et même si elle est inactive. Mais ce n’est pas un rapport d’activités, ni une déclaration financière.

Des déclarations qui ne convainquent pas Yadanar Maung, porte-parole de l’ONG Justice for Myanmar : « Il n’y a eu aucun changement sur le papier concernant les activités de LafargeHolcim au Myanmar, qui sont liées au conglomérat militaire MEHL. LafargeHolcim maintient ses dossiers d’entreprise à jour au lieu de couper les liens avec les militaires, comme le recommandait la mission d’évaluation des Nations Unies. LafargeHolcim doit cesser de traîner les pieds et liquider son entreprise de manière à respecter ses obligations internationales en matière de droits humains et à empêcher ses partenaires militaires de réaliser des profits. L’armée du Myanmar fonctionne comme un gigantesque cartel institutionnalisé qui vole les richesses du peuple birman et finance les atrocités. Lafarge Holcim doit mettre fin à sa complicité avec ce cartel », nous déclare-t-il.

Sur place, la situation devient toujours plus compliquée. Le 16 avril, le Myanmar a formé un gouvernement d’unité nationale, sur la base de la nouvelle Charte fédérale de la démocratie publiée le 31 mars. L’existence de deux groupes (les forces armées et le gouvernement d’unité nationale) qui prétendent être le gouvernement national pourrait impliquer que le secteur privé restant sera bientôt confronté à la difficile question de savoir à quelles lois et procédures il devra obéir et à qui il devra payer des impôts.


Lafarge empêtrée avec Daech en Syrie

2019 a été décidément une année noire pour LafargeHolcim : le 7 novembre, la justice française a confirmé sa mise en examen pour financement du terrorisme. Le cimentier est soupçonné d’avoir versé près de 13 millions d’euros à des groupes djihadistes en Syrie, dont Daech, pour maintenir les activités de son site. Dans une question déposée au Parlement en 2017, Mathias Reynhard avait demandé au Conseil fédéral comment il s’assurait que LafargeHolcim ne collaborait plus avec des groupes terroristes. Celui-ci avait répondu que les faits reprochés remontaient à 2013 – 2014, avant la création du groupe LafargeHolcim en juillet 2015 et que la législation suisse n’était donc pas applicable à l’époque.


Trois entreprises occidentales liées à l’armée en 2019

Selon le rapport de l’ONU (septembre 2019), trente officiers de haut rang, à commencer par le général Min Aung, possédaient et contrôlaient deux conglomérats, le Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL) et le Myanmar Economic Corporation (MEC), qui a leur tour possàdaient pas moins de 106 entreprises dans tous les secteurs économiques – de la construction à l’extraction de pierres précieuses, en passant par l’assurance, le tourisme, la manufacture et la banque – auxquelles il fallait ajouter 27 entreprises étroitement affiliées au MEHL et au MEC par le biais de structures corporatives.

14 entreprises étrangères avaient des joint-ventures et 44 au moins d’autres formes de liens commerciaux avec les entreprises de la Tatmadaw. Les entreprises en joint-venture étaient toutes asiatiques (surtout de Corée du Sud, Japon et Chine). Les entreprises ayant des liens contractuels ou commerciaux aussi (surtout chinoises, singapouriennes, sud-coréennes et indiennes) à l’exception notable de trois entreprises européennes : la franco-suisse LafargeHolcim, la française Oberthur Technologies (qui appartient au groupe Idemia) et la belge Newtec.

Seize entreprises étrangères (surtout russes, chinoises et indiennes) vendaient des armes à l’armée birmane et sept, dont quelques européennes, du matériel technologique à double usage.

Les experts recommandaient aux Etats membres de l’ONU de mettre en œuvre des sanctions ciblées, y compris des interdictions de voyage et le gel des avoirs des patrons de la Tatmadaw. Le 25 mars, les Etats-Unis ont adopté des sanctions contre le MEC et le MEHL. Le 19 avril, l’Union européenne a imposé à son tour des sanctions contre les deux conglomérats. Le 30 avril, la Suisse a pris aussi des sanctions contre le MEC et le MEHL.


Une version de cet article a été publié dans Le Courrier du 4 mai 2021