L’aventure d’une jeune actrice dans la jungle d’une ville étrangère

Dans Aventurera, Mélanie Delloye Betancourt explore les difficultés de percer dans le cinéma sans céder au harcèlement, mais aussi de poursuivre ses rêves et savoir ce qu’est le bonheur. Sorti trois ans avant l’éclatement de l’affaire Weinstein, le film est présenté dans le cadre du festival Filmar en America Latina de Genève.

Le monde entier se souvient encore du visage poupin, doux, mais déterminé de cette jeune fille qui, âgée d’une vingtaine d’années à peine, crevait les écrans de télévision pour réclamer la libération de sa mère, Ingrid Betancourt, détenue par les FARC dans la jungle colombienne  et finalement libérée en 2008, après plus de six ans de captivité. Aujourd’hui âgée de 33 ans, Mélanie Delloye Betancourt est à Genève, à l’invitation du festival Filmar en America Latina, présenter Aventurera, où elle joue le rôle principal. Un film qu’elle a co-écrit avec son mari, Leonardo D’Antoni, et qui a valu à ce dernier le prix du meilleur réalisateur argentin au Festival international du cinéma de Mar del Plata, en 2014. Trois ans avant l’éclatement de l’affaire Weinstein, la jeune femme faisait (une fois de plus) preuve de courage, en s’attaquant à un sujet encore tabou: la difficulté de percer dans le cinéma sans céder aux avances sexuelles des producteurs. A la différence qu’Aventurera se déroule à Buenos Aires… Alors l’Argentine et Hollywood, même combat ?

« Léonardo et moi avons fait nos études ensemble aux Etats-Unis, où nous avons côtoyé de nombreux acteurs et avons couru beaucoup de castings. Quand nous sommes allés à Buenos Aires, j’ai été frappée par les points communs entre cette ville et New York. Il y a énormément de théâtres, c’est la Mecque du cinéma en Amérique latine, un passage obligé pour les acteurs et actrices qui veulent se lancer», nous explique Mélanie Delloye Betancourt, alors qu’une ribambelle d’enfants et un public pétillant se pressent autour de nous, savourant une empanada ou un alfajor et sirotant un mojito – c’est aussi cela l’ambiance chaleureuse de Filmar ! « Pour écrire le film, j’ai beaucoup parlé avec des actrices d’Uruguay, du Paraguay, du Chili, de Colombie, de Costa Rica, et je me suis rendue compte à quel point c’est difficile d’être artiste, surtout quand on est étrangère. Léa, le personnage principal du film, est Colombienne. Elle est loin de chez elle, la solitude lui pèse, elle cherche des liens et les trouve auprès de ses amis acteurs, de la vieille dame dont elle s’occupe, mais aussi dans sa communauté d’origine. »

#Metoo en Amérique latine : puissant, mais fragile

Alors qu’en est-il de la lutte contre le harcèlement sexuel en Amérique latine ? « Les réseaux sociaux ont permis la propagation du mouvement #Metoo, c’est très important, nous répond-elle sans hésitation. Il y a toute une génération de jeunes femmes, mais aussi d’hommes, qui sont beaucoup plus conscients du harcèlement et veulent sortir du système patriarcal. Mais ce n’est pas simple, regardez les élections au Brésil – elles montrent que la misogynie est toujours présente – ou l’Argentine, où le parlement vient de refuser la légalisation de l’avortement. Dans les sociétés latino-américaines le machisme est toujours ambiant, mais il y a des femmes extraordinaires, qui jouent des rôles très forts !» En effet, seuls trois pays – l’Uruguay, la Guyane et Cuba – autorisent l’avortement sans condition sur le continent.

Pourtant il serait réducteur de ne voir dans Aventurera qu’un film sur le harcèlement sexuel. Il aborde, avec beaucoup de délicatesse, des thèmes plus larges, comme la difficulté de suivre son ambition et de répondre à sa vocation – jusqu’où est-on prêt à aller pour réaliser ses rêves? « C’est une histoire sur les dangers qu’on porte en nous-mêmes, continue Mélanie. On croit qu’on est prêt à se battre pour un idéal, mais le bonheur est peut-être déjà là, à côté de nous. Béa, la protagoniste, fait l’impasse sur les vraies relations qu’elle est en train de construire, elle se fait avaler par une spirale qu’elle ne contrôle plus. Mais tout n’est pas noir ou blanc, la fin est ouverte…. »

Cinéma colombien en pleine expansion

Aujourd’hui, quelle est la relation de cette battante avec la Colombie, dont elle doit garder aussi des souvenirs douloureux ? « J’y ai passé toute mon enfance, nous réponde-elle émue. J’ai dû partir à 16 ans, avec mon frère, car ma mère était candidate à la présidence et cela devenait trop dangereux pour nous. C’est un pays que j’aime profondément. Je suis ravie de voir à quel point il se développe, j’ai envie de croire que la paix va arriver de façon durable et qu’on va transcender le traumatisme de la guerre. Les FARC ont été intégrés à la vie politique et c’est positif car le dialogue est important, on ne peut pas s’exprimer par la violence. Mais il faut qu’il soit respecté. De très beaux efforts sont faits. Le gouvernement aide à financer le cinéma, qui se développe de façon spectaculaire – aujourd’hui il y a beaucoup plus de film qu’il y a cinq ans! »

Installée en France, cette actrice, réalisatrice et cinéaste très prometteuse est en train d’écrire un long métrage, très personnel, sur la destruction de la maison de sa grand-mère à Reims, « avec un personnage féminin très fort ». Comment dire… ? Cela ne nous étonne pas vraiment.

 

Argentine : la dollarisation fait exploser le prix du gaz

Photo: Buenos Aires © Isolda Agazzi

La dévaluation du peso argentin a fait exploser le prix du gaz, payé en USD aux multinationales pétrolières. Face à la pression populaire, le gouvernement a renoncé à augmenter les tarifs et accepté de payer lui-même la différence résultant de la variation du taux de change –  une mesure qui soulage la population dans l’immédiat, mais qui va encore accroître la dette du pays. 

Le 11 octobre, suite à la pression populaire et craignant que le parlement refuse d’adopter le budget 2019, le gouvernement a fait marche arrière. Au lieu d’augmenter les tarifs du gaz, il a décidé de payer lui-même – à partir de l’année prochaine et en 30 tranches – la dette des sociétés de distribution de gaz vis-à-vis des pétroliers étrangers. Dans une récente note informative, la centrale syndicale CTA Autonoma explique que celle-ci résulte de la « dollarisation », à savoir la décision du gouvernement Macri, l’année passée, de payer les pétroliers en USD. A celle-ci s’ajoute la brutale dévaluation du peso qui, entre avril et septembre, a fait perdre à la monnaie nationale 50% de sa valeur, atteignant les 40 pesos pour un USD. Malgré la dévaluation, les sociétés nationales de distribution de gaz ont continué à payer celui-ci aux pétroliers – Total, Panamerican, Tecpetrol et YPF – à un taux de change de 20 pesos pour un USD, comme inscrit dans les contrats de vente. Sauf que la variation du taux de change leur a fait cumuler une « dette » de 250 millions USD vis-à-vis des multinationales pétrolières, que le président Mauricio Macri va finalement faire payer par l’Etat et non par les consommateurs, comme initialement prévu.

Si ces deniers sont soulagés dans l’immédiat, ils ne sont pas dupes : ils savent parfaitement que ce sont eux et leurs enfants qui vont devoir payer cette dette, tôt ou tard. Une dette du gaz qui  s’ajoute à une dette extérieure déjà explosive : « En 2019, 20% du budget de l’Etat va servir à payer le service de la dette. A ce rythme, celle-ci va atteindre les 90% du PIB d’ici la fin de cette année, nous explique Gonzalo Manzullo, directeur des relations internationales à la CTA. » Pour remédier à cet endettement record, l’Argentine a fait appel au Fonds monétaire international, qui lui a octroyé un prêt de 57 milliards USD – la première tranche a été versée en juin. En contrepartie, il a imposé des coupes budgétaires qui ont entraîné notamment la réduction du nombre des ministères de vingt-deux à onze, dont la suppression d’un ministère historiquement aussi important que celui du Travail. Depuis son élection à la tête de l’Etat, il y a deux ans, le président Mauricio Macri avait déjà arrêté la plupart des subventions aux services publics tels que la distribution de gaz et d’eau, dont certains ont augmenté jusqu’à 300%.

L’inflation fait diminuer la classe moyenne

Face à cela, la CTA dénonce les USD 2’865 millions de subventions que les entreprises nationales de distribution de gaz vont recevoir entre 2018 et 2019. La centrale syndicale appelle a mettre fin à la dollarisation du gaz et à convoquer un grand débat sur les services publics et la politique énergétique pour garantir la réalisation du  droit humain à l’énergie pour tous.

Hier, la presse locale annonçait que la classe moyenne inférieure était la plus durement touchée par la hausse des prix – les billets de bus et de train augmentaient le jour même – et des tarifs. La Ville de Buenos Aires compte un peu plus de trois millions d’habitants, dont deux millions appartiennent à la classe moyenne, 565’000 sont pauvres et 386’000 riches. Par rapport à la même période de l’année passée, la classe moyenne a perdu 104’000 personnes et il y a 69’000 pauvres en plus. Si dans les quartiers chics et touristiques on le remarque à peine – la chute du peso a fait baisser les voyages des Argentins à l’étranger, mais augmenter le tourisme –, les centres commerciaux et les cinémas de quartier affichent une baisse de fréquentation frappante. Les salaires n’ont de loin pas augmenté autant que l’inflation et les travailleurs peu reliés aux marchés globaux ne craignent plus seulement l’inflation, mais aussi de perdre leur emploi et de tomber dans la pauvreté.

La situation économique actuelle rappelle de douloureux souvenirs aux Argentins, qui n’ont pas oublié la crise économique de 2001 et les remèdes de cheval imposés par le FMI. S’ils gardent le sens de l’humour – l’augmentation des tarifs du gaz et de l’électricité, la corruption, le FMI et les péripéties de la politique nationale font l’objet d’innombrables sketchs humoristiques à la télévision, dans les théâtres et jusque dans les fêtes de mariage –, les syndicats ont déjà annoncé une grève générale de 36 heures pour le mois de novembre. Le sommet du G20, qui se tiendra à Buenos Aires le 30 novembre et 1er décembre, pourrait aussi entraîner une forte mobilisation sociale. Le président Macri a promis aux chefs d’Etat et de gouvernement invités de leur apprendre à danser le tango. Sauf que, comme dit l’adage, pour danser le tango il faut être deux et il n’est pas sûr que la rue suive.

 

Argentine : les retraités trinquent, les investisseurs jubilent

Photo: manifestation à Buenos Aires, décembre 2017 © Isolda Agazzi

La réforme des retraites adoptée en décembre passé est censée amener 6 milliards USD d’économies. Alors que l’Argentine doit 8 milliards 650 millions USD (au moins) aux investisseurs étrangers et a déjà payé 11 milliards USD aux fonds vautour…

Le 19 décembre dernier, le rideau venait à peine de tomber sur la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce, à laquelle j’avais participé comme représentante d’Alliance Sud, que les rues de Buenos Aires se transformaient en champ de bataille. Malgré des manifestations incessantes et des grèves générales depuis un mois, le président Mauricio Macri avait fait passer au forceps la très controversée réforme qui prévoit l’augmentation de l’âge de la retraite et une limitation de l’indexation des pensions sur l’inflation. Pourtant, avec une inflation record de 20% par an, beaucoup de retraités peinent à joindre les deux bouts et les travailleurs voient leur pouvoir d’achat dégringoler. Le taux de pauvreté officiel se situe à 28,6%. Le bras de fer entre le président libéral et la gauche péroniste et les syndicats a entraîné l’embrasement des rues de Buenos Aires et une répression brutale, comme cela ne s’était jamais vu depuis la crise financière de 2001.

Le but affiché du gouvernement, élu en 2015, est de réduire un déficit budgétaire de 31 milliards d’USD en faisant 6 milliards USD d’économies. Mais prendre l’argent des retraités est-ce la meilleure façon d’y parvenir, me suis-je demandé ? Pour répondre à cette question, il suffit de comparer ce montant aux sommes astronomiques que l’Argentine doit aux investisseurs étrangers.

Crise financière, état d’urgence et avalanche de plaintes

Pour comprendre les origines de la crise de 2001, qui avait mis le pays à genoux, il faut remonter au début des années 1990. L’Argentine croulait sous les dettes. Pour y faire face, le gouvernement avait privatisé nombre d’entreprises publiques, les cédant notamment à des investisseurs étrangers, et avait conclu, pour les attirer, une cinquantaine d’accords de protection des investissements (API). Malgré ces ouvertures, le pays n’est pas arrivé à rembourser sa dette publique. En 2001 il a fait faillite.

Prenant des mesures exceptionnelles, le nouveau gouvernement Duhalde a alors déclaré l’état d’urgence. Il a dû abandonner la parité du peso et d’USD, entraînant une brusque dévaluation de la monnaie nationale et une perte du pouvoir d’achat de la population sur les produits importés. Il a gelé les prix et obligé les investisseurs étrangers à percevoir les recettes en pesos. Ceux-ci tenaient pourtant à continuer à être payés en USD, ou alors en pesos, mais à la même valeur que lors de la réalisation des investissements, ce qui aurait signifié une augmentation de 200, 300 ou 400% – insupportable pour des clients déjà étranglés par l’inflation et le chômage.

Pour protester contre ces mesures exceptionnelles, mais nécessaires, les investisseurs étrangers ont déposé une avalanche de plaintes : 60, un record mondial ! Il n’y a aucune plainte d’entreprise suisse. Leur particularité est que beaucoup portent sur des services publics, certains de base, comme la fourniture d’eau, d’électricité et de gaz

Issue des plaintes

L’issue de ces plaintes est la suivante :

Décidées en faveur d’aucune des deux parties: 1

Données non disponibles :     3

Décidées en faveur de l’Etat          : 5 (seulement)

Abandonnées:            9

En cours : 9. La plus récente est celle déposée en 2017 par un investisseur américain, MetLife, suite à la nationalisation du système privé des retraites en 2008. D’autres font suite aux mesures susmentionnées d’après-crise, comme celle de l’investisseur Luxembourgeois Camuzzi, un distributeur de gaz naturel actif dans sept provinces.

Réglées : 14. Il s’agit de plaintes où les deux parties ont pu trouver un accord sur le montant du dédommagement, mais seulement deux de ces arrangements sont publics : 5 milliards USD accordés à la compagnie pétrolière espagnole Repsol pour expropriation (un record absolu !) et 1 milliard 350 millions USD pour régler le cas Abaclat vs. Argentina, une plainte déposée par 60’000 épargnants ayant perdu leurs obligations souveraines suite à la restructuration de la dette publique en 2001.

Les autres arrangements ne sont pas publics, mais l’Argentine a aussi dû délier les cordons de la bourse.

Décidés en faveur de l’investisseur :        19

Il s’agit du nombre le plus élevé. D’après nos calculs, basés sur les données de la CNUCED, l’Argentine doit payer 2 milliards 295 millions USD de dommages et intérêts.

D’après nos propres calculs toujours, si on additionne ce montant à celui mentionné précédemment, l’Argentine doit payer au moins 8 milliards 650 million. Comme déjà dit, en réalité c’est beaucoup plus puisque tous les montants ne sont pas connus et il faut ajouter à cela les frais de justice. Une plainte coûte en moyenne 8 millions USD, partagés différemment entre le plaignant et l’Etat hôte selon l’issue de celle-ci.

Attirer les investissements étrangers d’accord, mais à quel prix ?

Depuis son élection en décembre 2015, le président Mauricio Macri a adopté des mesures pour faire revenir les investisseurs étrangers : élimination du contrôle des capitaux, dévaluation du peso, baisse des impôts sur les entreprises, réduction des obstacles bureaucratiques. Il s’apprête à libéraliser aussi le droit du travail, ce qui augure de nouvelles manifestations dans les rues de Buenos Aires… Pour l’instant en tout cas il n’a pas touché aux mesures contestées par les investisseurs étrangers, mais les temps ont changé et il n’est plus question de revenir à la parité du peso et du USD, par exemple (aujourd’hui 1 USD s’échange contre 20 pesos).

Les plaintes auxquelles l’Argentine a dû et doit faire face – 9 sont encore en cours et de nouvelles ne sont pas exclues – posent énormément de questions: en principe, la souveraineté de l’Etat ne peut pas être engagée lorsque surviennent des évènements économiques tels qu’une crise financière, l’effondrement d’une devise ou du cours mondial d’un produit. Dès lors, puisque les mesures prises par l’Argentine étaient directement liées à la situation économique du pays et de la région, elles devraient être considérées comme faisant partie des risques économiques que les investisseurs étrangers doivent assumer et dégager le pays de sa responsabilité juridique internationale.

Pourtant, le fait que l’Argentine ait été condamnée 19 fois et n’ait obtenu gain de cause que cinq fois montre que ce principe n’a presque jamais été respecté. Visiblement, l’obligation d’un gouvernement de fournir les services publics de base et de respecter les droits humains de la population passe après ses obligations envers les investisseurs étrangers.

 A ne pas confondre avec les 11 milliards USD payés aux fonds vautour !

A ces chiffres astronomiques il faut ajouter les 11 milliards USD que l’Argentine a accepté de payer aux fonds vautours américains en février et mars 2016. Cette bataille juridique est aussi interminable que scandaleuse: en 2005 et 2010, les gouvernements Kirchner avaient réussi à négocier une restructuration de la dette avec 93% de leurs créanciers, qui avaient accepté une décote de 70%. Mais les fonds spéculatifs américains, qui détenaient 7% de la dette, n’ont pas accepté cet arrangement. Ils ont saisi les tribunaux new-yorkais pour obtenir un remboursement total des obligations argentines, qu’ils avaient pourtant achetées à prix cassé.  Ils ont fini par toucher le jackpot : 2 milliards USD pour des obligations achetées 80 millions dans les années 2000 ! L’Argentine a pu retourner sur les marchés financiers internationaux, mais à quel prix ?

 

Cet article est d’abord paru dans Global + 67, Printemps 2018, le magazine d’Alliance Sud