OMC: un succès en trompe l’œil

Photo © Réseau OWINFS (Our World is Not for Sale)

La 12ème conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce, qui s’est terminée ce matin à l’aube après avoir joué les prolongations, a adopté une décision sur le covid qui ne résout pas le problème et n’a pas trouvé de solution permanente aux stocks obligatoires de denrées alimentaires

Tout ça pour ça. L’Organisation mondiale du commerce (OMC), dont la 12ème conférence ministérielle était censée se terminer le 15 juin, aura eu besoin de deux nuits et un jour supplémentaire pour produire des documents finaux qui ne contribuent à résoudre ni la crise sanitaire, ni la crise alimentaire qui frappent le monde. Comme souvent dans ce genre de négociations, c’est parce que ces textes reflétaient un consensus qui ne satisfaisait véritablement personne qu’ils ont fini par être adoptés.

Sur la réponse au covid d’abord, les 164 membres se sont entendus au forceps sur une Décision sur l’accord sur les ADPIC qui est loin, très loin de la proposition présentée par l’Inde et l’Afrique du Sud en octobre 2020. Celle-ci demandait une dérogation temporaire de tous les droits de propriété intellectuelle – brevets, secrets des affaires et exclusivité des données – sur les vaccins, médicaments et tests anti-covid, afin d’en faciliter la production et commercialisation dans les pays en développement. Soutenue par une centaine de pays et par les ONG du monde entier, elle était farouchement combattue par la Suisse, l’Union européenne, les Etats-Unis et la Grande Bretagne.

Licence obligatoire très difficile à mettre en œuvre

La décision adoptée ne fait que répéter des dispositions déjà existantes à l’OMC, notamment la possibilité pour un pays en développement éligible – la Chine s’est engagée à ne pas en bénéficier – d’émettre des licences obligatoires sur les vaccins pendant cinq ans au moins, c’est-à-dire de commercialiser des génériques sans tenir compte des brevets. Les membres devront se retrouver d’ici à six mois au maximum pour décider s’ils étendent la décision aux médicaments et tests anti-covid. Cette disposition n’aide en rien à renforcer les capacités de production sur place : il est inutile de lever les brevets sans dévoiler les secrets de fabrication et transférer la technologie et le savoir- faire. Pourtant des pays comme l’Afrique du Sud, le Rwanda et le Sénégal sont prêts à fabriquer des vaccins à l’ARN – Messager et les accords éventuels passés avec des entreprises pharmaceutiques, soumis au bon vouloir et aux conditions de ces dernières. ne résolvent pas fondamentalement le problème.

De plus, le mécanisme des licences obligatoires est très difficile et long à mettre en œuvre et, bien qu’existant depuis 2001, il a été utilisé très rarement. La Suisse en sait quelque chose, qui a fait pression sur la Colombie en 2015 pour qu’elle renonce à émettre une licence obligatoire du Glivec, un anti-cancéreux fabriqué par Novartis, ce qui aurait permis de faire baisser de 77% le prix d’un traitement estimé à 15’000 USD au bas mot par patient et par an.

Au vu de cette situation, les ONG dont Alliance Sud auraient préféré qu’il n’y ait pas d’accord du tout plutôt qu’un mauvais accord : les membres auraient été obligés de remettre l’ouvrage sur le métier et d’essayer de trouver une solution satisfaisante dans le cadre multilatéral.

Pas de solution permanente aux stocks obligatoires de denrées alimentaires

La réponse à la crise alimentaire qui menace les pays du Sud, à cause notamment de la guerre en Ukraine et de la crise climatique, n’est pas tellement meilleure. La principale mesure qui aurait permis aux pays en développement d’augmenter leur capacité de production n’a pas été adoptée.

Neuf ans. Cela fait presque une décennie que l’Inde et de nombreux pays en développement attendent une solution permanente à la question brûlante des stocks obligatoires. Ces programmes d’aide alimentaire leur permettent de soutenir les paysans et consommateurs pauvres sans risquer de faire l’objet d’une plainte devant l’Organe de règlement des différends de l’OMC. Une « clause de paix » avait été décidée en ce sens à la ministérielle de Bali, en 2013, censée durer jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée. Elle prévoyait que l’OMC revoie ses règles sur l’agriculture pour permettre aux pays en développement de soutenir leurs paysans et consommateurs pauvres, comme les pays développés le font depuis longtemps – les Etats-Unis, pour ne mentionner qu’eux, à hauteur de 75 milliards USD par an, à l’époque. Les Etats-Unis et quelques autres pays ne voulaient pas en entendre parler, de peur que l’Inde exporte ses céréales subventionnées, mais une solution temporaire avait pu être trouvée, censée durer jusqu’à l’avènement d’une solution permanente.

Celle-ci a été repoussée sans cesse et même cette ministérielle n’aura pas permis de parvenir à un accord. Un projet de Décision finale sur la sécurité alimentaire visant une solution permanente d’ici à la prochaine ministérielle n’a finalement pas été adopté. Certains craignent qu’elle ne voie jamais le jour.

L’Inde devenue auto-suffisante sur le plan alimentaire

Pourtant la décision de Bali a permis à l’Inde de mettre en œuvre un programme d’aide alimentaire estimé à 20 milliards USD par an. Prenant la parole le 14 juin, le ministre indien du Commerce, Shri Piyush Goyal, a rappelé que l’Egypte et le Sri Lanka, particulièrement affectés par la crise alimentaire, avaient aussi demandé une solution permanente aux stocks obligatoires – comme beaucoup d’autres pays en développement. Car ces stocks fonctionnent : « L’Inde a fait l’expérience de passer d’une nation déficiente sur le plan alimentaire à une nation largement autosuffisante. Le soutien de l’État, sous la forme de subventions et d’autres interventions gouvernementales, a joué un rôle très important pour parvenir à cette autosuffisance. C’est pourquoi nous nous battons au nom de tous les pays en développement, y compris les Pays les moins avancés (PMA), en nous fondant collectivement sur notre propre parcours et notre expérience », a-t-il déclaré.

La difficulté est qu’une solution permanente nécessite une révision de l’Accord sur l’agriculture et là, c’est du donnant – donnant. Les pays développés, comme la Suisse, veulent lier la question des stocks obligatoires à d’autres sujets sensibles, comme les soutiens internes en agriculture. Ils veulent un programme de travail complet sur tous les piliers agricoles – soutiens internes, accès au marché, subventions aux exportations – et n’étaient pas favorables à un règlement définitif de la question des stocks obligatoires dans le cadre de cette conférence. Ils avaient des questions sur ces stocks, la façon dont ils fonctionnent et la revente éventuelle sur le marché international.

La canicule qui frappe Genève aurait pourtant dû rappeler aux délégués que le dérèglement climatique menace la planète entière, à commencer par la sécurité alimentaire des pays les plus pauvres. En agriculture comme en matière de propriété intellectuelle, les règles de l’OMC fixées il y a des décennies ont besoin d’une sérieuse mise à jour dans l’intérêt de tous.

La guerre en Ukraine risque de provoquer famines et émeutes en Afrique

Marché à Arusha, Tanzanie, qui importe 60% de son blé d’Ukraine et de Russie © Isolda Agazzi

La hausse vertigineuse des prix des matières première agricoles et énergétiques pourrait plonger 44 millions de personnes dans la famine. Pour Alliance Sud, il faut délaisser l’agriculture industrielle pour aller vers l’agroécologie et réduire la dépendance aux importations en favorisant la production locale et la souveraineté alimentaire

Selon la FAO, 8 à 13 millions de personnes supplémentaires pourraient souffrir de sous-nutrition en raison de la guerre en Ukraine, surtout en Asie, en Afrique et au Proche-Orient. Or, la faim dans le monde touche déjà une personne sur dix et 1/3 de la population mondiale est en situation d’insécurité alimentaire à cause de la pandémie de covid 19 et de la hausse des prix de l’énergie. Le nombre de personne souffrant de la famine pourrait ainsi atteindre les 44 millions dans 38 pays.

L’Ukraine et la Russie sont parmi les principaux exportateurs de blé, maïs, colza, orge et tournesol et représentent, à elles deux, plus de 1/3 des exportations mondiales de céréales. La Russie est même le principal exportateur de blé ; l’Ukraine le cinquième. Les deux pays vendent 52% de l’huile de tournesol.

Or, le blé est l’aliment de base de 35% de la population mondiale et son prix explose : il a atteint 380 euros la tonne, un record. La hausse est due au blocage des exportations depuis les ports ukrainiens de la mer Noire. Quant à la prochaine récolte en Ukraine, prévue pour juin, il n’est pas sûr qu’elle puisse avoir lieu. La Russie, de son côté, a menacé de suspendre toute exportation jusqu’au 30 juin (ou jusqu’à la fin de l’année, ce n’est pas très clair). Ses ports sur la mer Noire sont ouverts, mais les sanctions ont rendu les transactions difficiles et déprécié fortement le rouble, ce qui pourrait faire augmenter les prix.

Une autre raison à la hausse des prix est d’ordre psychologique : les marchés, qui craignent les restrictions aux exportations, risquent d’adopter des comportements spéculatifs.

L’Egypte, la Turquie, le Bangladesh et l’Iran importent 60% de leur blé des deux belligérants

Une autre raison majeure explique cette hausse : la Russie est le principal exportateur de gas et le 2ème de pétrole au monde, dont les prix ont fortement augmenté aussi en raison de la guerre. Le gaz sert à fabriquer les engrais azotés de synthèse, dont la Russie est le principal exportateur au monde et qui n’alimentent pas moins de 25 pays. Finalement, l’explosion du prix du gaz et du pétrole a aussi une conséquence sur le fonctionnement des machines agricoles, le transport et la transformation des produits.

L’Erythrée, le Kazakhstan, la Mongolie, l’Arménie, la Géorgie et la Somalie dépendent à 100% de l’Ukraine et de la Russie pour l’importation de blé.  Le Liban, déjà au bord du gouffre économique, importe 80% de son blé d’Ukraine – le 10 mars, le gouvernement a augmenté le prix du pain. Quant à l’Egypte, la Turquie, le Bangladesh et l’Iran, qui sont les principaux importateurs de blé au monde, ils s’approvisionnent jusqu’à 60% en Russie et en Ukraine. Et la liste continue : 26 pays dépendent à plus de 50% de ces deux pays pour leurs importations de blé. D’autres en dépendent fortement, comme la Tunisie, le Yémen, la Libye, le Pakistan et la Syrie. Au Soudan, le prix du pain a augmenté dimanche de sept centimes et lundi des manifestations ont éclaté, réprimées à balles réelles par la police.

 Argentine, Brésil, et autres exportateurs pénalisés par la hausse du prix du carburant

Certes, des sources d’approvisionnement alternatives existent, comme le Canada, les Etats-Unis, l’Argentine et l’Australie, mais ces pays pourraient restreindre les exportations pour nourrir leur population. Cependant, même de grands producteurs agricoles comme le Brésil et l’Argentine ne profiteraient pas de la hausse des prix car les coûts d’importation, notamment des engrais russes dont ils sont très dépendants, sont devenus beaucoup plus élevés.

Dès lors, si guerre continue, la FAO s’attend à ce que son indice des prix alimentaires, qui agrège plusieurs denrées alimentaires (céréales, sucre, viande, produits laitiers, etc.) grimpe de 8% à 20% au-dessus de son niveau actuel, qui est déjà très élevé.

Les conséquences sont prévisibles : insécurité alimentaire et troubles sociaux, notamment en Afrique et au Moyen-Orient. La situation est particulièrement grave en Afrique de l’Ouest, où 26 millions de personnes sont déjà en situation d’urgence alimentaire. Un chiffre que les experts projettent à 38 millions d’ici l’été. La production agricole de la région a fortement baissé en raison des conflits, du changement climatique et du covid.

Passer à l’agroécologie et à la production locale

Pour rappel, la hausse spéculative des prix des céréales après de mauvaises récoltes en Ukraine et en Russie en 2011 a été l’un des éléments déclencheurs des révolutions arabes. Or, il est difficile pour la plupart des pays en développement de subventionner les denrées alimentaires, ou de les subventionner davantage. Les caisses des Etats sont vides et ils doivent reprendre le service de la dette, suspendu en 2020 à cause du covid. Le Mali, pour ne citer qu’un cas, est déjà en défaut de paiement.

Pour Alliance Sud, la solution, à long terme, est de réduire la dépendance agricole aux énergies fossiles en délaissant l’agriculture industrielle pour se tourner vers l’agroécologie, une forme d’agriculture plus respectueuse des ressources naturelles et qui réduit les intrants chimiques. Il faut aussi revoir les chaînes d’approvisionnement global et réduire la dépendance aux importations en favorisant la production locale et régionale et la souveraineté alimentaire.

A court terme, il faudrait réduire les agrocarburants et le gaspillage alimentaire ; s’opposer à la privatisation des semences ; et augmenter l’aide humanitaire, à commencer par les fonds alloués au Programme alimentaire mondial (PAM).