L’hospitalité au cœur des hommes et au sommet des Alpes

Photos de l’Hospice du Grand Saint Bernard © Isolda Agazzi

L’Hospice du Grand Saint Bernard accueille des voyageurs depuis près de mille ans. Aujourd’hui, neuf mois sur douze, ce sont des skieurs fascinés par la paix et la beauté  des lieux. Bien que non directement confrontés aux réfugiés, les chanoines regrettent « qu’en plaine » des gens soient rejetés à cause de leur différence.

C’est une maison de couleur ocre adossée à la montagne, suspendue entre deux pays ou entre ciel et terre, comme vous voudrez… On y vient à raquettes ou en ski de randonnée entre octobre et juin, lorsque la route est fermée et l’Hospice du Grand-Saint-Bernard coupé du monde et assoupi sous un manteau neigeux. Maintenant on y monte plus facilement que par le passé (bien que non sans risques en hiver), mais de tout temps le passage des Alpes a été une expédition, souvent mortelle, pour les voyageurs, pèlerins, marchands, contrebandiers et autres passants – les plus célèbres étant Napoléon et dit-on, Hannibal, même si ceci s’avère être une légende. Jusqu’à la fondation de l’Hospice en 1050 et la création de la Congrégation des chanoines du Grand-Saint-Bernard par Bernard, archidiacre d’Aoste, au sommet du col, en territoire actuellement helvétique, à un jet de pierre de la frontière italienne.

« Ce qui compte pour nous, c’est l’humain. Nous offrons l’hospitalité à toute personne qui vient frapper à notre porte et ne demandons jamais de passeport », s’exclame Raphaël Duchoud, la joie de vivre estampillée sur le visage, l’un des quatre membres de la Communauté religieuse qui font tourner l’énorme bâtisse, avec une dizaine de collaborateurs au service de l’accueil, tous membres de la Maisonnée. « Une fois, des contrebandiers et des douaniers ont été accueillis simultanément, mais les chanoines se sont débrouillés pour qu’ils ne se croisent pas ! » s’amuse-t-il à raconter.

Combe des Morts et arrivée à l’Hospice

Aujourd’hui les amateurs de montagne rejoignent l’Hospice, situé à 2’473m d’altitude, en montant pendant un peu plus de deux heures depuis l’ancienne station de ski du Super Saint-Bernard, avant l’entrée du tunnel. On foule la neige en longeant la rivière et l’on passe par deux refuges d’où, jusqu’à une époque récente, on pouvait appeler directement l’Hospice pour information ou en cas de besoin. En avançant encore un peu, on arrive à la Combe des Morts, la bien nommée car c’est là que le danger d’avalanches est le plus élevé – la dernière avalanche meurtrière y remonte à 2015. Par mesure de sécurité en cas de danger marqué, on peut laisser la distance d’une vingtaine de mètres entre les marcheurs ; du fond de la combe, on rajoute encore un peu de dénivelé et soudain… on se retrouve nez à nez avec l’austère bâtisse.

Quand il neige, c’est encore plus impressionnant : dans le brouillard et le vent, c’est à l’improviste, au détour d’une bosse, que surgit le refuge tant convoité qu’on cherchait en vain des yeux depuis le fond de la vallée. Comme pour ajouter encore quelques frissons dans le froid polaire, une des premières bâtisses qu’on aperçoit, c’est la morgue : une petite construction sur la gauche surmontée d’une croix, où reposent quelques 200 cadavres de victimes d’avalanches que personne n’est venue réclamer, pour la plupart momifiés par le froid. Murée depuis 1950, elle est pourtant loin d’être sinistre et participe même de l’atmosphère si particulière des lieux, où se mêlent la vie et la mort, la nature et la spiritualité.

Chanoines et chiens Saint-Bernard au secours des voyageurs

Pour atteindre l’Hospice par les deux versants du col, la montée est un peu sportive, mais elle permet de se faire une idée très vague du périple d’antan. Jusqu’au début du XXème siècle, on ne pouvait franchir le col qu’à pied, à cheval ou à dos de mulet. Ensuite l’invention et la diffusion du ski, avec bâtons et peaux de phoques, vinrent faciliter les déplacements hivernaux ; une facilité toute relative… Un film en noir et blanc datant de 1936, véritable morceau d’anthologie qu’on se délecte à voir et revoir à l’Hospice, montre les voyageurs qui descendaient du train à Orsières et prenaient la diligence, puis un traîneau jusqu’à Bourg-Saint-Pierre, d’où ils partaient à pied ou chaussaient de longs skis en bois pour entamer la montée. S’ils étaient pris dans une tempête de neige ou emportés par une avalanche, les chanoines dévalaient les pentes à ski pour voler à leur secours, leurs longues tuniques, soutanes et redingotes virevoltant dans le vent. Ils sondaient l’avalanche à l’aide de longues tiges en bois arrondies aux extrémités, aidés par les célèbres chiens Saint-Bernard. Après avoir découvert les malheureux, ils les déposaient sur une civière et les ramenaient à l’Hospice, vivants ou morts. Les voyageurs qui arrivaient sains et saufs étaient nourris et logés gratuitement dans des chambres très confortables, « où l’épaisseur des murs et le chauffage central les maintenaient au chaud. Ils pouvaient y passer une nuit et prendre deux repas, à moins que le mauvais temps ne les retînt plus longuement », récite le film.

Aujourd’hui les chiens Saint-Bernard passent l’hiver près de Martigny et ont été avantageusement remplacés par les détecteurs d’avalanches et les hélicoptères. Ils ne remontent à l’Hospice qu’en été, pour prendre la pose avec les touristes.

Actuellement, l’Hospice peut accueillir en hiver jusqu’à 130 personnes et le week-end, il affiche souvent complet. Les sportifs viennent fortifier le corps et ressourcer l’esprit dans le silence de ce lieu hors du temps, posé au cœur de montagnes immaculées. Ils gagnent le Col de Fenêtre ou grimpent sur le Mont Fourchon pour une vue imprenable sur les Alpes, le fidèle Mont Blanc toujours en arrière-plan. Le soir, ils déambulent dans les allées de cette auguste bâtisse chargée d’histoire, dégustent un repas simple, mais succulent et varié, et passent une nuit douillette en dortoir, ou dans des chambres aux meubles en bois massif et canapés en velours, le tout dans une chaleur humaine contagieuse, comme seuls les chanoines savent la transmettre « dans l’esprit de saint Bernard. »

Provisions amenées par camion pour neuf mois

Approvisionner une maison aussi grande, coupée du monde neuf mois par an, c’est un véritable défi que l’Hospice a relevé haut la main : début octobre, des camions fournisseurs amènent les provisions qui, en principe, vont suffire jusqu’au début juin – « sauf en ce qui concerne le pain, pour lequel nous avons recours à un héliportage au début mars afin de compléter les stocks pour tenir jusquà l’ouverture de la route au début juin» précise le père Raphaël. L’approvisionnement en eau se fait par une source qui appartient à l’Hospice. L’électricité y est installée depuis novembre 1911 ; jusqu’en 1962, elle a été produite par une génératrice fonctionnant à mazout et depuis lors, par un câble électrique qui relie le bâtiment au tunnel du Grand-Saint-Bernard. En ce qui concerne les poubelles, « vu que le prochain camion-poubelle ne passera qu’en juin, les hôtes sont priés de ramener leurs déchets et d’aider, si possible, à descendre les sacs poubelles pour les acheminer dans les molochs à ordures prévus par la Commune », nous explique-t-on.

Quant au chauffage, il est assuré par deux chaudières à mazout, tellement puissantes qu’il fait presque trop chaud. « Aujourd’hui il est rare qu’il fasse – 30 degrés, comme rapporté dans le film. Le réchauffement climatique se fait sentir, mais il faut dire qu’il est en marche depuis un siècle. Du temps des Romains, il faisait même beaucoup plus chaud que maintenant et la végétation boisée croissait plus haut en altitude qu’aujourd’hui ; le mot Cervin, par exemple, viendrait du latin “silva“, qui veut dire forêt, car celles-ci atteignaient cette montagne au pied de ses parties rocheuses. Le grand refroidissement date du Moyen-Age » explique le père Raphaël à un public médusé, le visage cramé par le soleil d’altitude.

 

Un seul réfugié est passé

Comment cette communauté religieuse comptant au total une quarantaine de membres, composée en majorité de Valaisans – elle possède aussi l’Hospice du Simplon et est présente dans quelques secteurs paroissiaux comme celui de Martigny, de Bagnes et d’Orsières, ainsi qu’en mission à l’île de Taïwan – perçoit-elle les murs qui se dressent sur le continent ? «Ce qui nous impressionne, c’est la peur de la différence, qui fait qu’on se bloque face à l’inconnu, nous répond le père Raphaël. C’est clair que beaucoup de personnes ne sont pas prêtes à être confrontées à l’inconnu et ont le sentiment d’être envahies par l’étranger. »

L’automne passé l’Hospice a accueilli un réfugié de passage, mais c’était un fait rarissime. Il y a trois ou quatre ans, des réfugiés avaient essayé de s’engager sur le col pendant le mois de novembre, mais avant d’y arriver, ils avaient été bloqués par le mauvais temps et rejoints par la police italienne ; les habitants du Col n’ont été informés qu’ultérieurement de ce fait.

L’Hospice n’est donc pas confronté directement à la réalité de l’asile, mais les membres de la Congrégation en paroisse sont concernés par ce phénomène. A la paroisse de Martigny, une laïque consacrée, membre de la communauté et chargée de la pastorale des réfugiés, s’occupe de leur insertion dans la société martigneraine. Il y a quelques années, un groupe de réfugiés appelés à se réinsérer dans le monde du travail « en plaine » ont participé près de l’Hospice à la restauration du mur en pierres sèches soutenant le chemin plat qui abrite les conduites d’amenée d’eau potable. «De par notre tradition, nous sommes sensibles à la réalité des gens qui ont dû quitter leur pays natal à cause de la famine, de la persécution et de la guerre et qui essaient de trouver une vie digne dans les pays occidentaux – d’où l’indignation et la révolte que l’on peut ressentir face au drame de convois entiers de réfugiés naufragés en mer dans des situations déplorables, ceci à cause d’un manque d’accueil qui leur a été fatal.»

Isolda Agazzi

Isolda Agazzi est la responsable du commerce international romand d’Alliance Sud, la coalition des principales ONG suisses de développement. Après des études en relations internationales à Genève et des voyages aux quatre coins du monde, elle travaille depuis plus de 20 ans dans la coopération internationale, en Suisse et dans les pays du Sud. Elle est journaliste RP et a enseigné à l’université en Italie. Elle s'exprime ici à titre personnel.

2 réponses à “L’hospitalité au cœur des hommes et au sommet des Alpes

  1. C’est vraiment dommage que la Suisse, aussi neutre que reine des bons offices, n’ait pas offert cet asile à Julian Assange… Il aurait été plus confortable près des Dieux, que dans son cagibi londo-équarceliano (ne vous fiez jamais aux latinos, ni aux suisses non plus 🙂 .

    Le résultat se voit quand les policemenexiters le lancent dans le camion comme un vieil homme ou comme un sac.
    Enfin, la Suisse va sûrement se rattraper avec Carlos Goshn? (en fonction des accords, je veux dire)
    🙂

    1. Je suis d’accord avec vous. Julian Assange est un personnage controversé, mais sans Wikileaks on n’aurait jamais connu le contenu des négociations de TTIP et TISA, par exemple, ce qui a contribué à les faire échouer

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