« C’est la nécessité qui pousse les gens à s’organiser et à revendiquer leurs droits »

Photo de Paraty et de la réserve de Paraty Mirin © Isolda Agazzi

Rencontre, au Brésil, avec des Indiens Guaranis d’Argentine en visite chez leurs confrères de Paraty. Ce couple d’enseignants met en garde contre les généralisations et les visions amenées de l’extérieur. La situation de toutes les communautés Guaranis n’est pas la même. 

La réserve Guarani de Paraty Mirin se trouve à un jet de pierre du centre de Paraty, petit bijou d’architecture coloniale sur la Costa Verde, à 250 km de Rio de Janeiro. Et l’ambiance y est tout autre : quelques maisons en bois ou en briques dispersées dans la végétation luxuriante, une rue en terre battue qui descend au milieu du village, beaucoup de chiens errants et quelques jeunes affalés sous un grand arbre, qui vous accueillent aimablement. Peu de visiteurs dans cette « réserve » (c’est le nom officiel), l’une des trois de la ville. Les touristes, très nombreux à la haute saison, préfèrent déambuler dans les ruelles pavées du centre-ville, admirer les églises baroques blanchies à la chaux, se prélasser dans les eaux cristallines des innombrables baies et îles environnantes et jouer à Tarzan dans les chutes d’eau en pleine jungle. A l’occasion, ils achètent une babiole aux quelques Guaranis qui exposent leur artisanat à même le sol, à la sortie des restaurants. Ce sont les derniers survivants des peuples autochtones exterminés – ou assimilés, c’est selon la théorie – par les Portugais, qui fondèrent Paraty au XVIe siècle pour y vendre l’or et les pierres précieuses et y cultiver la canne à sucre et, plus tard, le café.

A l’entrée de la réserve, assis sur un tronc d’arbre, nous rencontrons un couple de Guaranis argentins, José Fernandez et Liliana Frias – Jera Poty Mbya et Karay, de leurs noms en Guarani. Ils viennent de la communauté de Tekoa Arandu, dans la province de  Misiones, au nord de l’Argentine et, avec leur fille, ont fait le long chemin en bus pour rendre visite à leur « famille » brésilienne. Enseignants dans leur communauté, membres de Redine – Red de Investigacion Educativa -, très actifs sur le plan social, ils se rendent régulièrement dans des communautés au Brésil et au Paraguay et constituent donc des observateurs/acteurs privilégiés. Comme Liliana pestait contre les « anthropologues qui prétendent parler au nom des Guaranis, assènent des généralités et racontent ce qui les arrangent », nous avons voulu leur donner la parole, sans filtre.

 

Les Guaranis sont estimés à 70’000 – 80’000. Est-ce correct?

Liliana Frias: C’est impossible de connaître leur nombre avec précision. Les recensements étatiques ne sont pas fiables. A Misiones, par exemple, les fonctionnaires gouvernementaux n’ont pas interrogé chaque famille, ils se sont limités à questionner le chef du village et ont fait une estimation approximative. Il faudrait faire un travail sérieux et c’est aux communautés elles-mêmes de le faire, d’autant plus qu’elles maîtrisent la technologie.  Ici, à Paraty Mirin, il y a une vingtaine de familles, cela doit représenter 150 personnes.

Quelle est l’atmosphère dans cette communauté?

Liliana Frias : Les gens sont très gais, souriants, ils n’ont pas de problèmes de santé ou de handicap comme chez nous. Le rythme de vie y est différent, ils sont tranquilles. La réserve appartient à l’Etat, ils n’ont pas de grands conflits, beaucoup de familles vendent de l’artisanat à Paraty, ils sont bien acceptés par la population. A Misiones, par contre [en Argentine], de nombreuses familles ont de la difficulté à vendre leurs produits au reste de la société et elles sont obligées d’aller mendier dans les grandes villes. Dans ce village, du moins, cela ne se voit pas. Ils mangent ce que leur donnent l’Etat et les organisations. Pendant la semaine que nous avons passée ici, nous en avons vu défiler beaucoup.

Est-ce à dire qu’il n’y a aucun problème dans cette réserve ?

Liliana Frias : D’après ce que nous sommes en train de voir, il n’y en a pas. Du point de vue de mon mari et moi, par contre, qui sommes enseignants, le problème qu’il pourrait y avoir est que les membres de cette communauté ne connaissent pas leur culture. Ils n’ont personne pour la leur enseigner et c’est pour cela qu’ils nous ont demandé de venir travailler ici, ce que nous sommes en train d’évaluer – mais pour eux ce n’est peut-être pas un grand problème ! Dans d’autres communautés de la région de Rio il y a des enseignants, mais pas ici parce que c’est reculé. Selon nous, ce problème va surtout se poser à l’avenir car la communauté va s’agrandir. Il y a beaucoup de mobilité, des familles vont aller vivre dans d’autres villages, d’autres vont venir s’installer ici. La vie des Guaranis est ainsi : si tu veux venir vivre ici, la communauté se réunit en assemblée pour décider si elle t’accepte et, le cas échéant, elle te donne une petite maison – en échange tu dois accepter les règles du lieu. Dans notre village nous recevons beaucoup de communautés du Paraguay et le protocole est le même.

Que pensent les Guaranis de l’élection du nouveau président Jair Bolsonaro, qui a promis de déboiser la forêt amazonienne au profit de l’agro-business ?

Liliana Frias: Le monde des Guaranis est complètement différent [du vôtre]. Les gens vivent au jour le jour, ce qui compte pour eux c’est  d’être en paix avec soi-même, avec les dieux et avec la nature et que leurs enfants aillent bien. Ils ne sont pas conscients des changements politiques. Ici ils ont peut-être voté, on ne sait pas, mais dans cette communauté du moins ils ne parlent jamais de politique. Ils ne nous ont jamais dit qu’ils avaient eu un quelconque conflit avec les voisins. Ils sont amis avec tout le monde, ils parlent portugais, l’échange est incroyable. Ils respectent énormément le couple d’anciens qui a fondé la communauté – Miguel, le grand-père, dit avoir 118 ans. Le soir de Nouvel An, par exemple, les jeunes des environs sont venus les inviter pour aller voir les feux d’artifice sur la plage. Les jeunes filles voulaient y aller, mais le grand-père a refusé, disant que c’était dangereux. Tout le monde a obtempéré, ils sont restés ici et ils ont dansé jusqu’à 7 heures du matin.

Vous ne pensez donc pas que la situation des Guaranis du Brésil va empirer avec le nouveau gouvernement?

José Fernandez : Il va y avoir un changement politique très fort. Nous savons que le nouveau gouvernement est discriminatoire. Le nouveau président a annoncé qu’il allait limiter les terres attribuées aux peuples autochtones et exploiter les ressources naturelles. Mais sous l’ancien gouvernement il y avait déjà de l’exploitation et des meurtres en Amazonie, où il y a beaucoup de communautés, très nombreuses. Les Indigènes ont des conflits avec tous les gouvernements, car ces derniers ont tous des intérêts économiques. La communauté de Paraty Mirin est petite, il n’y a pas de ressources naturelles, donc il ne va pas y avoir de problèmes ici. Le problème est en Amazonie, où il y a beaucoup « d’argent vert » [tiré des agro-carburants, le Brésil étant un producteur très important d’éthanol], ou dans l’Etat du Paraná où il y a des monocultures. Il y a déjà eu énormément de morts et de conflits dans ces régions et cela va continuer. Tout le monde ne va pas être affecté, mais les communautés qui ne sont pas reconnues sont celles qui vont avoir le plus de difficultés.

La terre appartient-elle aux Guaranis?

Liliana  Frias: Au Brésil les communautés n’ont pas de titres de propriété. Les réserves appartiennent à l’Etat, qui met la terre à leur disposition. A Porto Alegre, après beaucoup d’années de lutte, l’Etat a donné aux Indiens des lieux qui lui appartenaient, comme des campings désaffectés. Ils s’y sont installés, ont des écoles, des dispensaires, ils sont reconnus. Nous y sommes allés en juillet et ils étaient en train de s’organiser, ils avaient beaucoup de projets. En Argentine, toutes les communautés sont loin d’être reconnues, mais certaines sont propriétaires de la terre qu’elles habitent – la nôtre possède 5’014 hectares

L’une des choses les plus frappantes au Brésil est la présence des Eglises évangéliques jusque dans les endroits les plus reculés. En va-t-il de même ici?

Liliana Frias: Dans toute l’Amérique latine, là où l’Etat n’a pas de pouvoir d’organisation, les Eglises et les ONG prennent sa place. C’est pareil ici. Souvent elles résolvent de grands problèmes, mais parfois elles font de l’assistanat et les familles n’ont plus besoin de chercher d’alternatives. Dans cette communauté, les gens n’ont pas besoin de travailler car tout leur est donné – la nourriture, le logement, les soins de santé. C’est la nécessité qui pousse les gens à s’organiser et à revendiquer leurs droits. C’est quand ils touchent le fond qu’ils bougent. Ici ils ont beaucoup de temps libre, mais il faudrait l’organiser pour qu’il soit productif, sinon ils risquent de tomber dans toutes sortes de vices. Mais attention : tout ce que l’on sait des communautés est presque toujours de la fiction. Il faut tout remettre en question, se demander qui est la source. Même ici, la communauté ne va pas forcément tout nous dire car nous sommes des visiteurs. Chez nous, à Misiones, c’est pareil : chaque famille a ses conflits, ses ambitions, une communauté n’est jamais unanime.

 

 

 

Isolda Agazzi

Isolda Agazzi est la responsable du commerce international romand d’Alliance Sud, la coalition des principales ONG suisses de développement. Après des études en relations internationales à Genève et des voyages aux quatre coins du monde, elle travaille depuis plus de 20 ans dans la coopération internationale, en Suisse et dans les pays du Sud. Elle est journaliste RP et a enseigné à l’université en Italie. Elle s'exprime ici à titre personnel.

2 réponses à “« C’est la nécessité qui pousse les gens à s’organiser et à revendiquer leurs droits »

  1. Si vous descendez jusqu’en Uruguay, j’essaierai de vous mettre en contact avec des charruas.
    Il parait qu’il en reste, des survivants?

    (Bon, moi je les appelle des nativos autoctonos, laissons les indiens en Inde, non?)

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