L’éloge de la lenteur

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Sueurs froides. Ça y est, mon improductivité m’est jetée en pleine face ; voilà la preuve de mon incapacité à faire les choses correctement. Pourtant, j’ai l’impression que ma dernière publication date à peine d’hier ! La première chose qui me vient à l’esprit ? « Il faut vite que j’écrive quelque chose ».

 

La tyrannie du « vite »

Ainsi donc, j’arrive au terme de ma première année d’université.

Après le gymnase, deux directions sont majoritairement prises : l’année sabbatique, ou les études. Prendre une année sabbatique ? Jamais ! Hors de question de « perdre une année ». Il faut vite faire des études, vite avoir un Bachelor, vite commencer un Master, vite entrer dans le monde du travail – vite, vite, vite. Ce mot fait partie intégrante de mon vocabulaire. « Je vais vite regarder ça », « je passe vite à maison », « je vais vite prendre une photo ». Pour cause, la liste des choses à faire semble toujours interminable. Il faut faire vite, accomplir vite, réussir vite ! Je vais vite faire du sport, vite réviser mes cours, vite sur les réseaux sociaux – ce qui, paradoxalement, risque d’être l’activité la plus prenante de la journée –, vite voir des ami·e·s. Pour pouvoir ingurgiter un maximum d’informations, j’augmente la vitesse de lecture des vidéos sur YouTube. Je n’ai même pas le temps de regarder toutes celles qui m’intéressent. Essayer d’être à la hauteur de toutes ces personnes qui ont l’air tellement productives relève de la mission impossible. Plus question de regarder avec mélancolie le paysage défiler au travers de la vitre du train : il faut répondre à ses messages, rattraper le retard sur les cours, s’informer des nouvelles de ce monde. Attendre est un cauchemar, l’ennui une calamité. Qui n’a jamais été pressé·e de bondir hors du train et appuyé de multiples fois avec agacement sur le bouton d’ouverture des portes, dans une vaine tentative d’accélération du cours des choses ? Nous sommes, pour reprendre les termes du philosophe Harmut Rosa, véritablement « aliéné·e·s par les diktats de la vitesse ». Dans une société qui valorise plus que tout la rapidité et l’efficacité, nous nous retrouvons à nous éparpiller dans tous les sens ; l’énergie est disséminée tellement d’activités, que les résultats risquent d’être globalement moyens – si ce n’est médiocres.

 

Un petit coup de frein

Dans ce tourbillon quotidien, j’en oublie ce qui importe vraiment. Bien sûr, faire les choses plus lentement ne signifie pas abandonner ses engagements. Mais décider de ralentir le rythme, en prenant par exemple une année sabbatique au lieu d’immédiatement commencer l’université,  cela ne veut pas dire que l’on « perd du temps » – surtout si l’on est indécis·e sur la direction à prendre. Dans cette tyrannie du « vite vivre », les vrai·e·s résistant·e·s sont celles et ceux qui osent s’accorder le temps de souffler – encore faut-il que cela soit possible sans être considéré comme complètement déplacé –, et mettent de l’énergie dans ce qui compte à leurs yeux.

Alors, qui pour ralentir un peu la cadence ?

Irène Dutoit

Irène Dutoit est étudiante en Lettres à l’Université de Genève. Elle compte poursuivre des études de journalisme, et accorde un intérêt tout particulier aux arts et à l’évolution du monde qui l’entoure.

5 réponses à “L’éloge de la lenteur

  1. Bravo et pour ceux que cela intéresse, lisez l’éloge de la lenteur de Carl Honoré ! Version livre de ce blog, nécessite de prendre plus de temps !

  2. Cela a été un plaisir pour moi de lire votre article qui réhabilite la lenteur. Mon premier souvenir, ce sont les pages arrachées des mains quand le professeur de maths, au collège secondaire, passait entre les tables à la vingtième minute du travail écrit. Et pareil plus tard quand je m’étais inscrit à l’EPFL en Microtechnique. Moi qui depuis l’âge de sept ans élaborais mes plans de machines, d’inventions, depuis la serrure inviolable, en passant par la lampe tue-mouches et la trottinette pliable, jusqu’au mini Talkie-Walkie numérique, palpable sans sons, pour tricher aux examens… Des objets qui ont existé des dizaines d’années plus tard, et que tout le monde demande ! J’ai été évalué sur l’aptitude à étudier en vitesse, alors qu’il y a des personnes très rapides qui, malgré leurs examens réussis, ne créent jamais rien durant toute leur vie !

    Mon père était excédé de ma lenteur. Un jour nous regardions en famille un reportage TV sur un créateur d’images publicitaires de parfums, filmé en direct, assisté par trois personnes à qui il donnait des ordres : « Avancez un peu la petite bouteille… Non, un peu plus quand même… Moins sur la gauche, mais légèrement plus haut… La lumière, moins directe, levez un peu le premier projecteur vers le plafond… Baissez légèrement le second pour atténuer l’ombre du bouchon opaque, mais sans toucher au verre qui diffuse la lumière… Oh mais qu’est-ce que vous avez fait ?.. Tout est à recommencer ! » Gamin, je me sentais très ému en voyant cet artiste travailler, je pensais : « Oh… C’est ce que je voudrais faire plus tard !.. » Et au même instant mon père déclarait : « Eh bien voilà un métier pour Dominic ! Il est comme cet imbécile qui passe des heures pour n’arriver à rien !.. » Puis le second reportage, où un chorégraphe et créateur de vêtements réajustait le col, le revers de la manche, le foulard de la jolie jeune femme… Il tournait autour d’elle pour varier son angle de vison, se rapprochait, hésitait, reculait, avant de finalement dire : « C’est parfait ! » Je me sentais de nouveau très ému : « Oh ce que c’est beau, ce cuir brillant, ce long bracelet qui tombe si facilement, ces bottines comme des petits sabots de biche ! Plus tard je voudrai habiller une femme heureuse de se sentir jolie !.. » Et juste après mon père déclarait : « Mais… Quelle femme voudrait se promener dans la rue comme ça ? Ils veulent nous montrer quoi ?.. Ces-gens-sont-cin-glés ! »

    Je n’ai exercé aucune de mes professions de rêve, mais ai continué à créer des centaines de plans de machines entre mon bureau et mon atelier privé. Des dessins artistiques, des histoires compliquées de personnages qui voyagent entre la réalité et les rêves, persuadés que la porte du paradis est au bout du corridor, que le bonheur est en réalité dans le papier des romans d’amour, que milles pommes peuvent dévaler subitement les escaliers qui mènent au parc public de l’enfance, jamais mangées et encore intactes soixante ans plus tard !..

    Et j’oubliais, je vis maintenant le bonheur d’être à la retraite, pas seulement pour réaliser mes projets, dans le temps qui me manquait jusque-là, mais aussi pour « prendre tout le temps », pour des petites choses très courantes et infiniment importantes ! Je songe à ces petits enfants qui ramassent un caillou, une feuille morte plus loin, pendant que leur mère impatiente dit « Viens, viens !.. » Mais pour aller où ? Maintenant je veux profiter de rester !..

  3. Autre perle sur le même argument : Elogio della lentezza (traduit en français, Hâte-toi lentement) de Lamberto Maffei, classe 1936, médecin et spécialiste de neurosciences.
    Longtemps je me suis sentie inadéquate face à des gens qui me disaient vivre à 300 à l’heure jusqu’au jour où mon premier médecin à Lausanne, une femme déjà âgée dans les années ’70 (ça pour les néo-féministes !), m’a dit de suivre l’exemple de nos ancêtres: suivre le rythme des saisons et de la lumière naturelle.
    C’est si simple que ça !

    1. Je pense quand même que toutes les professions ne permettent, ou ne permettaient pas même dans le passé, de suivre le rythme des saisons et de la lumière naturelle. Les nettoyeuses mal payées qui panossent la nuit et qui s’occupent de leurs enfants le jour, balancées entre deux horaires qui les font courir. Et même pour des professions qui ne sont pas le dernier choix, comme par exemple policier. Il n’y avait que le commissaire Maigret qui pouvait se donner le temps fumer lentement sa pipe pour mieux réfléchir. Mais le bien vivre existe aussi chez certaines forces de la nature qui veulent réaliser le plus possible sans jamais se reposer. Un médecin aussi, qui offrait tout le temps à ses patients pour les écouter, pendant que nous attendions parfois quatre heures dans la salle d’attente ! Il finissait assez souvent ses journées à onze heures du soir, sa secrétaire le réprimandait : “Docteur ! Je ne peux pas envoyer les factures si vous ne me donnez rien !”, et elle avait pourtant son bureau recouvert de piles de dossiers. Ce médecin qui recevait ses patients jusqu’à des heures tardives, oubliait en hiver d’allumer la lumière. Alors d’une certaine manière, lui aussi s’adaptait au rythme de la lumière naturelle. Puis il rentrait chez lui pour aller encore promener ses trois chiens, avant de prendre enfin un moment de détente en se mettant à son piano ! Mon récit semble peut-être une fiction… Ce médecin a existé, il aidait beaucoup de marginaux que ses collègues n’avait plus la force de soutenir. Il a combattu pour les plus faibles, a fait l’objet de moqueries, mais rien ne l’arrêtait, et personne ne pouvait le persuader d’être « un peu plus normal… » Il avait trouvé son équilibre à lui, d’autres qui auraient suivi son rythme seraient devenus fous…

  4. Comme (presque) chaque samedi matin, j’ouvre sur la table du petit déjeuner la presse de la semaine écoulée que je n’ai pas pu encore pu consulté faute de temps pris pour le faire, dont mon quotidien favori. Et les propos d‘Irène Dutoit on éveillé en moi une réflexion philosophique: s’il y a encore des jeunes qui prennent le temps de se faire de telles réflexions et de les partager, on peut se sentir confiant dans l’avenir. Le constat que je fait toutefois est un peu teinté de crainte: si les jeunes d’aujourd’hui sont confrontés à cette perpétuelle recherche du toujours plus et plus vite, ce phénomène que tout un chacun fait au cours de sa vie semble apparaître à chaque génération plus tôt. Osons espérer que la prise de conscience nécessaire à contrebalancer ce mouvement de fuite en avant de fasse également suffisamment tôt. Les propos de notre blogueuse tendent à me le confirmer. Bravo pour avoir fait le pas!

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