Leçon d’intégration n°1

Après l’épisode « Souviens-toi… l’hiver dernier » où je voyageais en train, me voilà plus proche de Chronos avec un souvenir de janvier 2020. Assise cette fois-ci dans le bus, je croise mon voisin avec lequel nous échangeons quelques paroles maladroites en allemand. Après s’être assurés que tout allait bien, selon la formule d’usage « ça va ? Oui ça va, et toi ? », il  me demande :

– Tu rentres de l’école ?

Stupéfaite, je lui réponds :

– Non, je travaille (mon sac à dos l’induit peut-être en erreur ! ou alors ma tête ?).  

Sur le chemin de l’école  

En réalité, il n’y a pas d’âge pour apprendre. Marcher toute sa vie sur le chemin de l’école peut faire découvrir des horizons aussi lointains que merveilleux. Mais s’il est coutume de dire que tous les chemins mènent à Rome, toutes les écoles mènent-elles au but recherché ?

La notion d’éducation et de formation tout au long de la vie, définie par la Commission européenne en 2001, regroupe « toute activité d’apprentissage entreprise à tout moment de la vie, dans le but d’améliorer les connaissances, les qualifications et les compétences, dans une perspective personnelle, civique, sociale et/ou liée à l’emploi ». Elle repose sur trois principes: « place centrale de l’apprenant, égalité des chances, pertinence et qualité de l’offre de formation». En Suisse, la politique du Conseil fédéral, née de son initiative visant à combattre la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, mise sur quatre priorités dont l’une d’elle : se former de manière continue et relever le niveau de qualification répondant aux besoins du marché du travail. Malheureusement, les statistiques suisses montrent qu’il y a encore du travail en matière de formation continue, car plus on avance en âge et plus on s’abstient.

Pour ma part, je veux un chemin d’école qui, tous les jours, me donne l’envie d’entreprendre, de créer, de mieux être et me connaître, d’aimer et de grandir encore. Sortis du bus, mon voisin et moi continuons à marcher sur les pistes de notre enquête :

– Quel âge as-tu ?

– 9…euh non 10 !

– Tu as 9 ans alors ?

– Non 10 : mon anniversaire c’est demain !

Le lendemain, jour J de son anniversaire, je décide de glisser dans sa boîte aux lettres une carte de vœux avec un bon cadeau d’une librairie à Berne. Quelle chance ! C’est l’occasion de faire plaisir à mon voisin et de trouver l’inspiration pour une « leçon d’intégration n°2 ».

 

Sources et références:

Faits d’hiver

C’était un dimanche de l’hiver dernier et je prenais le train pour me rendre en montagne. J’ignorais que des faits divers allaient me plonger dans des réflexions nées d’échanges quelque peu burlesques. Une question intéressante germa tout de même de ces faits de l’hiver passé : où va-t-on, lorsque l’on ne sait pas d’où l’on vient ?

Qui es-tu ?   

Questionner le passé peut s’avérer utile, mais n’est pas toujours efficace. Assise dans le train, le contrôleur qui vérifia mon billet me signala froidement qu’il fallait régler un petit détail, sans m’expliquer tout de suite que mon billet via Neuchâtel exigeait un paiement supplémentaire qui n’aurait pas été nécessaire si je l’avais pris via Bienne. L’opération terminée, c’est alors que je me permis de lui demander si je pouvais avoir le reçu de la modique somme de CHF 2.40.- que j’allais payer immédiatement. Il s’exclama alors d’un air hautain et méprisant « Biensûr ! Je ne sais pas comment c’est chez vous, mais ici on donne toujours un reçu ». La poursuite de notre dialogue se tint alors à peu de choses près sous cette forme :

– Vous avez dit chez vous? Mais qu’est-ce que vous entendez par là ?

(hésitations) écoutez, je ne sais pas…à la maison !

– Mais comment ça à la maison, ça veut dire quoi à la maison? êtes-vous en train de me dire que je ne suis pas chez moi ou que je ne suis pas Suisse ?

– Biensûr que vous êtes Suisse !

– !?

Une première série de questionnements se pointa à l’horizon : Mais qui suis-je ? Une voyageuse en état de fraude ? Une enquiquineuse du dimanche qui ignore qui elle est ? Une étrange passagère qui semble étrangère aux mœurs et aux coutumes du train ? Une persona non grata qui gratte là où ça fait mal ? Quelqu’un qui pose trop de questions ?

Je ne suis pas un bébé !

Une fois sortie du train et avant d’engager ma montée vers les cimes, je crus bon de me permettre une pause au Café de la gare. Mais voilà qu’au moment de partir et de saluer tout le monde avec un « Bonne journée ! » d’une expression chantante et toute ingénue, un certain habitué du coin me lança un défi « Soyez sage ! ». Très amusée de voir qu’un inconnu me recommandait d’être sage (si je peux), je rebroussais alors chemin pour lui demander « Ah bon? Mais vous êtes sage ? ». On ne sait jamais, la sagesse peut être transmissible. Je ne me souviens malheureusement plus si je ressemblais au petit Chaperon rouge ou à un bébé qui va se perdre dans la forêt et à qui on avertit d’être sage.

Quelques pas plus tard, seule parmi les arbres et comme si ça ne suffisait pas, on m’interpellait à nouveau pour me lancer au vol : « Moi non plus, je ne suis pas un bébé ! ». Soulagée de voir que je n’étais finalement pas si seule, je fus tout de même surprise par cet interlocuteur. Fort de son argumentation, l’arbre, qui portait une lolette comme un étendard imposé de force, me convainquit qu’effectivement il n’était ni un bébé ni un service pour objets trouvés. Après tout, il était fort probable que le papa ou la maman du bébé qui avait perdu sa lolette soit dépourvu de l’idée géniale d’aller rechercher cet objet sale en forêt.

                               

Tout le monde à (a) sa place

Touchée par la requête de mon ami l’arbre, je me résolus à prendre la lolette et à la donner à sa légitime propriétaire : la poubelle. C’est vrai, il y a encore du boulot pour combattre les déchets et le réchauffement climatique, mais il y a aussi des bouleaux qui nous rappellent à l’ordre. L’ordre des choses. Cette nature qui nous questionne sur nos origines et sur nos multiples relations au monde. Comment se respecter soi-même et les autres, si nous ne parvenons pas à respecter notre environnement…

Mais où va-t-on, lorsque l’on ne sait pas d’où l’on vient ?

Ni une tour ni une cathédrale (Acte III)

Il était une fois au paradis perdu d’Adam et Eve, au commencement du monde, à la genèse de notre espèce, un temps où nous n’étions ni tours, ni cathédrales, ni symboles, ni cultures, ni identités, ni nationalités, ni maîtres, ni esclaves. Et le Verbe se fit chair.

Aimé – Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la chair rouge du sol, elle plonge dans la chair ardente du ciel…

Hélène – Il était une fois. Trois fois. Trois actes avec Aimé Césaire. Il entrait par mes yeux et en sortait par le cœur. En alchimiste de toutes les pierres, transformait la chair en Verbe. Cette fois, je me demande quel est ce pouvoir créateur qui libère, fait (re)naître ? Où trouver ce paradis perdu ? Que faire ?

Aimé – Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir.

Hélène – Et si je refuse aujourd’hui d’être « bavarde et muette » ? Si je refuse de ne participer « à rien de ce qui s’exprime, s’affirme, se libère » ? Si je m’exprime, m’affirme, me libère ?

Aimé

Hélène – Ce qui se révèle ne peut ni se voir avec les yeux ni se comprendre par les mots. Mais les pages blanches verront couler l’encre noire. Il y a des voix qui dépassent cet espace, défient le temps, parlent au présent.

Aimé – Ô vous qui vous bouchez les oreilles, c’est à vous, c’est pour vous que je parle, pour vous qui écartèlerez demain jusqu’aux larmes la paix paissante de vos sourires.

Hélène – Voir et entendre quoi ? Comment distinguer le murmure de la création du bruit envahissant ? L’effondrement des monuments tape à l’ouïe…à l’œil souvent nous n’y voyons que du feu. Existez-vous tours et cathédrales éternelles ? Existes-tu temple de pierre où je trouverai refuge ?

Jésus – Détruisez ce temple et en trois jours je le relèverai.

Hélène – Bâtir une humanité et la mettre debout ? Oui, mais alors – toujours cette question – comment devenir créateurs et créatrices ? Où commencer ? Quels repères ?

Aimé – Les balisiers se déchirent le cœur sur le moment précis où le phénix renaît de la plus haute flamme qui le consume.

Hélène – Ah fleur de balisier : ma balise ! Celle qui guide ici mes mots sur le chemin du cœur, t’avais-je oublié ? Pour André Breton, tu es une « grande fleur énigmatique »…

André – … un triple cœur pantelant au bout d’une lance. C’est là et sous les auspices de cette fleur que la mission, assignée de nos jours à l’homme, de rompre violemment avec les modes de penser et de sentir qui l’ont mené à ne plus pouvoir supporter son existence m’est apparue vraiment sous sa forme imprescriptible. Qu’une fois pour toutes j’ai été confirmé dans l’idée que rien ne sera fait tant qu’un certain nombre de tabous ne seront pas levés, tant qu’on ne sera pas parvenu à éliminer du sang humain les mortelles toxines qu’y entretiennent la croyance (…) à un au-delà, l’esprit de corps absurdement attaché aux nations et aux races et l’abjection suprême qui s’appelle le pouvoir de l’argent.

Hélène – L’argent n’est pas le pouvoir du poète. Dans le récit de La dame blanche qui retrace la vie d’Emily Dickinson, l’écrivain Christian Bobin raconte comment Thomas Higginson vécu telle une révélation sa rencontre avec Emily : « Il n’a jamais imaginé que la poésie puisse être une affaire vitale, l’apothéose de toutes lucidités, l’arrachement du bandeau que la vie met sur les yeux des vivants pour qu’ils n’aient pas trop peur à cet instant dernier qu’est chaque instant passant. »

Higginson – Si je lis un livre et qu’il rend tout mon corps si glacé qu’aucun feu ne pourra jamais me réchauffer, je sais alors que c’est de la poésie. Si je sens le sommet de ma tête arraché, je sais aussi qu’il s’agit de poésie. Ce sont mes deux seules façons de le savoir. Y en a-t-il d’autres ?

Hélène – Et si en plus de reconnaître la poésie, nous pouvions aussi être Poésie ? La dame blanche de Christian Bobin et La femme en blanc d’Ina Césaire, toutes deux vêtues de blanc face à l’évènement mortuaire du Père, rayonnent par leur seule présence.

Maurice Zundel – Chacun de nous est le créateur de cet univers intérieur qui peut faire de chacun un bien commun, une richesse universelle, une source de liberté pour tout l’univers.

Hélène – Pour préserver ce pouvoir créateur, ne faudrait-il pas respecter la dignité de chacun et chacune d’entre nous ?

Maurice – L’héroïsme est pour tout le monde, la grandeur est la vocation de chacun, parce qu’en chacun de nous il y  a ce trésor que la femme pauvre sentait vivre en elle et qu’elle brûlait de communiquer, lorsqu’elle disait : « La grande douleur des pauvres, c’est que personne n’a besoin de leur amitié. »

Hélène – Plus que d’humain augmenté, faudra-t-il trouver les moyens d’augmenter notre humanité ?

Aimé – Donnez-moi la foi sauvage du sorcier, donnez à mes mains puissance de modeler, donnez à mon âme la trempe de l’épée, je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue…

Aimé – Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie…

Aimé – Ce que je veux, c’est pour la faim universelle, pour la soif universelle…

 

Sources :

  • Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Editions Présence Africaine, 1983.
  • Ina Césaire, La femme en blanc, L’Esprit du Temps, 2018.
  • Christian Bobin, La dame blanche, Editions Gallimard, 2007.
  • Maurice Zundel, Je ne crois pas en Dieu, je le vis, Edition Le Passeur, 2017.

 

Ni une tour ni une cathédrale (Acte II)

À Paris le feu s’est éteint dans une cathédrale en ruine. Pas de morts suite à cet incident. Mais un fantôme s’est approché de moi : Aimé Césaire ! Un nouveau feu s’est allumé, en entendant sa voix portée par un souffle de l’au-delà : « Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la chair rouge du sol, elle plonge dans la chair ardente du ciel ».

Hélène – Que dire de cette « chair rouge du sol » et de cette « chair ardente du ciel » ? Comment m’empêcher de penser à ce lien qui unit l’être humain à la nature et de la nécessité de protéger cet environnement ?

Aimé – Dans mes vers j’évoque ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole, ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité, ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel, mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre, gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte, davantage la terre, silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre.

Hélène – Il y a les avions, les voitures qui polluent…qu’avons-nous inventé pour faire durer l’humanité ? Existe-t-il une seule invention qui possède plus de valeur que la vie elle-même ?

Aimé – Dans mon Discours sur le colonialisme en 1950 je questionnais en parlant d’usines et d’industries : ne voyez-vous pas, hystérique, en plein cœur de nos forêts ou de nos brousses, crachant ses escarbilles, la formidable usine, mais à larbins, la prodigieuse mécanisation, mais de l’homme, le gigantesque viol de ce que notre humanité de spolié a su encore préserver d’intime, d’intact, de non souillé, la machine, mais à écraser, à broyer, à abrutir les peuples ?

Hélène – Notre santé est en jeu. Selon une étude de 2010 et pour ne donner qu’un exemple parmi d’autres, la simple contemplation d’images de milieux arborés active notre système limbique, impliqué dans les sensations de joie et de plaisir.

Aimé – Vous êtes maintenant à l’ère de l’économie 4.0.

Hélène – Mais la nature justement ne sert-elle pas aussi à développer de nouvelles technologies ? Pourquoi n’utilisons-nous pas le biomimétisme, par exemple, mais au service de l’humanité ?

Aimé – « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », comme l’a dit Rabelais.

Hélène – Même si le feu de Notre-Dame qui aurait commencé dans les poutres de la charpente surnommée la forêt est maintenant éteint, Notre-Dame-la-forêt brûle encore…

Aimé – Greta Thunberg, lycéenne de 16 ans, n’a pas mâché pas ses mots quand elle s’est exprimée devant la commission de l’environnement du Parlement européen. Ecoutons-là à nouveau.

Greta – Je vous demande de vous réveiller et de faire ce qui est nécessaire. Notre-Dame sera reconstruite. J’espère que ses fondations sont solides. J’espère que nos fondations sont solides aussi, mais je n’en suis pas sûre. En 2030, ce sera une situation où nous aurons une réaction en chaîne irréversible que l’être humain ne pourra plus contrôler et ce sera la fin de notre civilisation.

Hélène – Peut-être ne pourrons-nous qu’écouter La Cathédrale engloutie de Debussy. En lisant l’histoire romancée de Nsaku Ne Vunda, baptisé plus tard Dom Antonio Manuel et pour qui une statue fut érigée à Rome en 1608, la nature avait sa place dans le royaume du Kongo.

Nsaku Ne Vunda – Nous, les Bakongos, étions convaincus que le sang de la terre coulait entre chaque berge, surtout aux endroits où grondaient les rapides. Le même liquide circulait dans nos veines, il irriguait la sève des plantes qui proliféraient sur les rives et nous consacrait sœurs et frères de la nature qui nous entourait.

Hélène – Quelle ironie de l’histoire tout de même ? Les peuples proches de la nature étaient ridiculisés, traités de sauvages et de primitifs. Leur domination et leur exploitation servaient une cause plus nécessaire, celle d’une croissance économique et industrielle sans limites. Et maintenant que le confort matériel est acquis, suite à la destruction de cette nature et de ces peuples civilisés, l’Europe et le monde manifestent pour le climat…

Aimé – Monsieur René Hénane m’a également cité dans son commentaire (Ni une tour ni une cathédrale (Acte I)). Une image de la piéta de Notre-Dame.

René – «…merveilleusement couché le corps de mon pays dans le désespoir de mes bras…».

Hélène – Cher René Hénane, combien de corps sacrifiés ? Qu’avons-nous sacrifié pour un avenir commun ? Le monde actuel et son corps social deviendront-ils aussi, par effet boomerang, « une foule si étrangement bavarde et muette » comme l’a vu Césaire ?

Aimé – Dans cette ville inerte, cette foule désolée sous le soleil…

Hélène – La nature est un patrimoine vivant mais aussi culturel, puisqu’elle nous inspire. Combien de Printemps silencieux de Rachel Carson faut-il pour agir ? Même la Suisse décrite par André Crettenand dans un de ces livres ne sera pas épargnée.

André – Assis sur la plateforme de la Jungfrau, je comprends que la Suisse n’avait pas vraiment besoin de bâtir des cathédrales gothiques aux flèches infinies pour atteindre Dieu. Elle a les sommets enneigés. La Tour Eiffel est inutile quand on a le Cervin.

Hélène – Sans nature, qui saura encore écrire avec amour ?

Aimé – Vienne le colibri, vienne l’épervier, vienne le bris de l’horizon, vienne le cynocéphale, vienne le lotus porteur du monde, vienne de dauphins une insurrection perlière brisant la coquille de la mer, vienne un plongeon d’îles, vienne la disparition des jours de chair morte dans la chaux vive des rapaces, viennent les ovaires de l’eau où le futur agite ses petites têtes, viennent les loups qui pâturent dans les orifices sauvages du corps à l’heure où à l’auberge écliptique se rencontrent ma lune et ton soleil.

Hélène – Qui pourra encore saisir les secrets de l’inspiration ?

Aimé – Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre.

Hélène – Qui pourra encore invoquer la paix et la beauté du monde ?

Aimé – Pour que revienne le temps de promission et l’oiseau qui savait mon nom, et la femme qui avait mille noms, de fontaine de soleil et de pleurs, et ses cheveux d’alevin, et ses pas mes climats, et ses yeux mes saisons, et les jours sans nuisance, et les nuits sans offense, et les étoiles de confidence, et le vent de connivence.

 

Sources et références:

  • Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Editions Présence Africaine, 1983.
  • Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Editions Présence Africaine, 1955 et 2004.
  • Wilfried N’Sondé, Un océan, deux mers, trois continents, Actes sud, 2018.
  • André Crettenand, Suisse, L’invention d’une nation, Editions Nevicata, 2016.
  • Jacques Tassin, Penser comme un arbre, Odile Jacob, 2018.
  • Kim T.H., Jeong G. W., Baek H. S., Kim G. W., Sundaram T., Kang H. K., Lee S. W., Kim H. J., Song J. K., “Human brain activation in response to visual stimulation with rural and urban scenery pictures : A functional magnetic resonance imaging study, Science of the Total Environment, 2010, 408, p. 2600-2607.

Ni une tour ni une cathédrale (Acte premier)

À Paris, une cathédrale s’effondre. Je m’interroge. Tout à coup quelqu’un frappe à ma porte. Sans prévenir : Aimé Césaire ! Lui et ses airs aimés. Lui, fantomatique. Il luit, là, et franchit à l’instant le seuil de ma porte, celle des souvenirs. En ce lundi de Pâques, j’assiste surprise à la résurrection de ses quelques vers : « Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la chair rouge du sol, elle plonge dans la chair ardente du ciel ».

Hélène – Parler de Négritude, n’est-ce pas un peu risqué ou déplacé de nos jours ? Ce terme si difficile à comprendre et souvent galvaudé ne génère-t-il pas l’incompréhension ? Et d’ailleurs en quoi cela permet-il de questionner la notion d’identité ou de définir ce qu’est le commun qui permet le vivre-ensemble ou encore de parler d’universalité ?

Aimé – La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie. C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire.

Hélène – Ah oui l’histoire…Si seulement on pouvait comprendre le passé pour vivre le présent, bien plus urgent. Nos économies mondialisées et la globalisation c’est aussi toute une histoire ! Peut-on d’ailleurs imaginer que l’esclavage, la colonisation ou les génocides n’aient pas influencé et construit nos sociétés actuelles ? Ce patrimoine commun devrait faire comprendre ce qui a été construit mais aussi détruit. Sinon comment abolir les rapports de forces inégalitaires au sein de nos propres sociétés et de par le monde ? Comment saisir la notion d’universalité et sa portée actuelle ?

Aimé – La Négritude a été une révolte contre l’instinctive tendance d’une civilisation éminente et prestigieuse à abuser de son prestige même pour faire le vide autour d’elle en ramenant abusivement la notion d’universel à ses propres dimensions, autrement dit, à penser l’universel à partir de ses seuls postulats et à travers ses catégories propres.

Hélène – Aujourd’hui, nous souffrons encore d’une certaine culture bâtie sur la base de préjugés. À mon avis, les véritables stigmates de l’histoire ne sont ni les ruines ni les musées, mais les plaies morales, psychologiques, politiques et institutionnelles qui ont traversé des générations et qu’il faut réparer si on veut construire un avenir et une paix commune…Un grand pan de notre humanité est encore à terre et il est faut la remettre debout.

Aimé – En vérité, lors de mon discours sur la Négritude en 1987, ce n’était pas la Négritude qui faisait question. Ce qui faisait question, c’était le racisme.

Hélène – Aïe le racisme, voilà un autre mot qui fait peur. Quelle en est sa cause ? D’ailleurs n’a-t-il pas servi au capitalisme de l’époque ? En 1791, un député du nom de Barnave avait fait une déclaration assez choquante devant l’Assemblée nationale française.

Aimé – Après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 août 1791, Barnave avait déclaré : « En raison de l’effrayante disproportion qui existe entre le nombre de Blancs (33 000) et celui des esclaves (450 000), il faut pour contenir ceux-ci que le moyen moral vienne à l’appui de la faiblesse des moyens physiques. Ce moyen moral est dans l’opinion qui met une distance immense entre l’homme noir et l’homme blanc. C’est dans cette opinion qu’est le maintien du régime des colonies et la base de leur tranquillité. (…) Ce régime est absurde, mais il est établi et on ne peut y toucher brusquement sans entraîner le plus grand désordre ; ce régime est oppressif, mais il fait exister en France plusieurs millions d’hommes (…). »

Hélène – Et aujourd’hui, quelle est cette distance entre les êtres humains qui continue à servir les intérêts du capitalisme néolibéral actuel ?… Bref, restons positifs, et si on demandait à Maurice Zundel, homme d’église et mystique fribourgeois, ce qu’il a dit sur le progrès de l’humanité vers la fin des années 1960 ?

Maurice – La civilisation européenne est dans une impasse. Comme son exportation américaine, parce que, dans son ensemble, elle est restée fermée à l’expérience mystique. C’est essentiellement une civilisation du discours, peut-être héritée des sophistes grecs. Nous parlons notre vie mais ce sont nos instincts qui la vivent.

Hélène – Que faire ?  

Maurice – Toutes les morales, toutes les religions sont superflues si nous ne commençons pas par nous mettre nous-même en question.

Hélène – Une démarche individuelle est donc nécessaire. Mais comment agir collectivement que ce soit à l’église ou ailleurs ?

Maurice – Pour moi, la messe c’est cela : rassembler tout l’univers, récapituler toute l’histoire, ressusciter tous les morts, voir tous les personnages de l’histoire, connus ou inconnus, comme des visages qui vont se grouper autour de l’autel, qui vont peut-être sortir des ténèbres, qui vont accéder à la lumière, qui vont entrer dans le royaume de l’Amour du fait que notre cœur s’ouvre pour les accueillir et les entraîne avec nous vers le Seigneur qui est leur Sauveur comme il est le nôtre. Il me semble impossible de vivre la messe sans la vivre dans l’universalité.

Aimé – L’universel, oui, non pas par négation, mais comme approfondissement de notre propre singularité.

Hélène – « Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la chair rouge du sol, elle plonge dans la chair ardente du ciel ». Qu’y a-t-il de plus universel et de plus humain que nos corps et nos esprits qui, à la mort, retourneront – et peu importe notre statut – dans cette « chair rouge du sol » et cette « chair ardente du ciel » ?

 

 

Sources bibliographiques:

  • Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Editions Présence Africaine, 1983
  • Aimé Césaire, Discours sur la Négritude, Editions Présence Africaine, 1955 et 2004
  • Alain Foix, Toussaint Louverture, Editions Gallimard, 2007
  • Maurice Zundel, Je ne crois pas en Dieu, je le vis, Edition Le Passeur, 2017

Eldorado

Une fois né dans l’imaginaire, il peut avorter les espoirs les plus tenaces et cacher derrière lui des réalités plus crues : l’eldorado, tel qu’il se définit, n’est pas toujours aussi doré qu’on le croit. Eldorado, c’est aussi le titre choisi par Markus Imhoof pour son dernier film qui sera projeté le 21 mars en avant-première française au Centre culturel suisse de Paris. À bord d’un bateau, le réalisateur suisse a filmé plus de 100’000 êtres humains dans la Méditerranée. La projection sera suivie d’une discussion à laquelle je participerai avec Markus Imhoof, Eric Pliez et Camille Hamidi. « Quel avenir pour les migrants dans l’Europe de demain ? » sera la question phare. Les réalités qui se cachent derrière cet Eldorado-là serviront de balise.

Quel avenir ?

En Europe comme en Suisse, la numérisation, la mondialisation de l’économie, la croissance démographique ou la protection de l’environnement sont autant de défis qui exhibent les failles de systèmes politiques, économiques et sociaux en manque de solutions. Tous ces éléments ajoutés à la migration constituent des variables interdépendantes les unes des autres qui remodèlent le visage de l’Europe et de la Suisse. Les changements qui sont déjà à l’œuvre nous impliquent donc toutes et tous dans la construction d’un avenir qui ne concernera pas que les migrants, mais toutes celles et ceux qui vivent en Europe. Alors, quelle vision du présent capable de questionner l’avenir avons-nous ? Que représentent à nos yeux les migrants : des réfugiés, des assistés, de la main-d’œuvre bon marché, une menace ou une chance ? Certains les perçoivent comme des concurrents sur un marché du travail qui se précarise. D’autres en font des sujets de rejet plus viscéral qui menacent l’identité culturelle et nationale. Le frottement de ces lignes de démarcations identitaires et la précarisation du marché du travail fusionnent comme des plaques tectoniques bouleversant nos conforts de vie, nos valeurs et nos convictions. Une remise en question s’impose. Quelles sont donc les cartes dont nous disposons actuellement pour que l’avenir en Europe soit viable pour celles et ceux qui y vivent? Et la Suisse, géographiquement au centre de l’Europe, que nous inspire-t-elle par sa politique et ses projets d’intégration ?

L’art au secours de notre indifférence

Quant à l’art, partie prenante au discours, comment contribue-t-il à construire notre avenir ? Si la plupart du temps nous sommes submergés par des flots continus d’informations sans plus savoir sur quelle onde surfer, l’art devrait alors aider notre empathie. Et celle-ci devrait à son tour être un vecteur de réflexion capable de dépasser le clivage du simple discours politique gauche-droite. La traversée en Méditerranée a pour obstacle la frontière européenne, mais l’émotion, elle, – sans alimenter les peurs en ouvrant notre cœur – est sans frontières. Bref, pourquoi ne pas laisser l’émotion de l’art être tout simplement cette bouée de secours capable de nous sauver d’un naufrage intellectuel et créatif ? Car l’avenir, pour exister, a besoin d’être pensé et créé avec empathie.

Les « gilets jaunes » d’Afrique

En France, après l’heure grave des « gilets jaunes », un accent plus aigu se porte désormais sur le « grand débat national ». Mais tout le monde n’y est pas convié et encore moins les « gilets jaunes » d’Afrique. Des visages un peu perplexes risquent de s’affoler, mais qu’à cela ne tienne, l’Afrique a elle aussi ses « gilets jaunes », ses idées jeunes et peut-être un mot à dire. Beaucoup d’africains ont malheureusement sombré en méditerranée faute de gilets et ne pourront s’exprimer, mais il y en a qui sont arrivés en France et d’autres qui sont restés en Afrique. Or l’Afrique, surtout celle de l’Ouest, porte en elle depuis de nombreuses années une histoire économique et migratoire liée à la France. Alors, est-ce que la réduction des inégalités en Afrique (et ailleurs) alimentées par un modèle de croissance néolibéral basé, entre autres, sur l’extraction des matières premières pourrait profiter aux « gilets jaunes » français ? Et quid de l’impact économique de l’intégration des migrants ?

Ecologie et environnement comme chevilles ouvrières

Une meilleure qualité de vie en Afrique pourrait-elle aussi bénéficier à la France ? Il existe des interactions complexes entre la différence de pouvoir d’achat Nord-Sud, les spéculations sur les matières premières et la productivité. De même, dans un contexte où productivité rime aussi avec écologie et environnement, les décisions qui s’y rapportent ont un impact sur l’économie, nos salaires et nos niveaux de vie. Mais ces problèmes qui dépassent largement les frontières nationales induisent aussi des efforts internationaux.

               

Dans le domaine écologique et environnemental, j’ai justement eu l’occasion de découvrir, durant mon séjour à Lomé et grâce à mon frère impliqué dans des projets locaux, un site de recyclage du plastique appartenant à l’entreprise GIP (Green Industry Plast Togo) créée en 2016 par le président de l’ONG STADD. Son champ d’activité qui vise à influencer plusieurs échelons du développement sociétal s’intéresse aux énergies renouvelables, à l’éducation, la santé et la création d’emplois. L’existence de tels projets m’a soulagée, mais en parcourant les rues et les plages du Togo, la vision des plastiques et autres déchets polluant les sols, l’océan et l’air m’a fait comprendre que je ne serai pas à l’abri des conséquences, même si je retournais en Suisse. J’ai aussi vu des « gilets jaunes » africains œuvrant dans le silence et l’oubli, des femmes qui trient, lavent, découpent et broient le plastique qui sera ensuite transformé en granulés constituant la matière première pour la transformation d’autres objets. Avec ce projet, il faut compter 7 sites de collectes et de stockage dans la ville de Lomé et ses environs, la création de nouveaux emplois et une sensibilisation plus accrue sur les questions environnementales auprès des jeunes. Mais ces femmes « gilets jaunes », que nous enseignent-elles des inégalités salariales et du pouvoir d’achat des pays riches ? Si l’on considère que pour vivre décemment il faut compter au moins 80’000.- francs CFA par mois – minimum salarial que la majorité n’atteint pas et équivalant à 140.- francs suisses (120.- euros) – est-il possible dans un système d’interdépendance économique internationale de réduire les inégalités en France sans penser à cette inégalité-là ?

L’intégration a-t-elle un impact économique ?

Dans nos relations humaines, sociales et économiques il y a peut-être un effort à fournir pour repenser nos dynamiques. Si en tant que citoyens et citoyennes nous disposons d’une certaine marge de manœuvre pour réduire les inégalités à travers le monde, nous avons aussi un rôle en matière d’intégration. Lorsque nous l’évoquons, nous pensons certes aux intérêts économiques, mais trop souvent dans une logique dominant-dominé issue d’un capitalisme à outrance. Dans nos inconscients collectifs habitent encore des images de Super-héros dotés de pouvoirs extraordinaires pour sauver les plus faibles. Or, pour défendre les plus démunis et prôner une société plus égalitaire où les biens seraient mieux répartis et les plus humbles mieux considérés, c’est d’une prise en considération des ressources humaines de chaque individu qu’il est nécessaire. Malheureusement, la migration est trop souvent perçue comme un problème. Par conséquent, que pourraient nous apporter les migrants si on n’y voit que des assistés ? La manière de penser l’intégration doit donc elle aussi changer de cap pour que nous puissions envisager différemment nos rapports de forces à l’intérieur de nos frontières et à l’extérieure de celles-ci. Ainsi seulement les « gilets jaunes » de tous les pays obtiendront justice.

Mariage blanc

C’est le premier dimanche du mois de février et il neige sur Berne. Ce jour-là, je décide de faire un mariage blanc. « Pourquoi ?» me direz-vous, « Pour me sentir plus intègre et mieux m’intégrer » vous répondrai-je. Car si le mot intégration tire son origine du latin integratio qui signifie faire partie d’un tout, alors le mariage me permet justement d’entrer en relation, en union avec ce tout.

Indices fixés par la loi

En Suisse comme dans d’autres pays, les soupçons de mariage blanc ou fictif qui laissent présumer qu’une personne étrangère ou sans-papier se fait passer la bague au doigt dans le but d’obtenir un droit de séjour sont relevés sur la base d’un faisceau d’indices. Les autorités suisses peuvent, par exemple, arguer que la différence d’âge est trop importante, que les circonstances de la première rencontre sont douteuses, les connaissances réciproques faibles ou les déclarations contradictoires. Or, malgré certaines probabilités, le risque d’arbitraire à vouloir juger de la sincérité des fiancés n’est pas d’emblée écarté, pendant que la vie intime du couple est sacrifiée aux questions indiscrètes, voire humiliantes. Cette procédure d’enquête, sans compter sur les dégâts collatéraux qu’elle peut causer au sein même du couple, n’est pas forcément la meilleure alliée de l’intégration. En effet, comment la promouvoir à long terme si la suspicion d’abus plane pour commencer sur le statut d’étranger ?

Liée par les liens du mariage blanc    

Afin de « penser global » selon l’appellation d’Edgar Morin et de mieux comprendre les enjeux de l’intégration, je conseille un autre genre de mariage blanc. Pour ma part, lorsque je me lance dans l’aventure le premier dimanche de ce mois de février, la neige ne cesse de tomber et habille la forêt avec grâce et délicatesse. Dans leur nouvelle tenue d’apparat, les arbres dansent une danse invisible aux allures majestueuses. Leur danse rythmée au son du silence fait tournoyer leur robe de fête qui scintille de mille éclats de lumière blanche. Au sol, d’autres formes se dessinent. Des racines sorties des entrailles de la terre s’entrelacent et apparaissent tels des serpents blancs d’une élégante sensualité figée par le froid. Tout est si tranquille et plein de magie blanche. Soudain, une envolée de corneilles dessine une chorégraphie de points noirs sur fond blanc. Je marche doucement sur un sol duveteux qui fait le bruit d’un biscuit croustillant qu’on déguste en prenant son temps. Nulle trace d’être humain avant moi. Seules des empreintes très rapprochées de daims ont laissé les marques d’une démarche lente qui, semblant consciente du lieu sacré, s’est consacrée du temps. Nulle raison de courir : la neige par endroit est trop profonde et me retient. Des cloches sonnent au loin et emplissent l’espace de vibrations. J’observe le paysage qui épouse des formes nouvelles dans un mariage blanc à nul autre pareil et à mon tour, je m’unis à cet espace après un « oui je le veux ». Un « oui » pour une union avec ces espaces infinis de vérités silencieuses.

« Quel lyrisme !» pourriez-vous penser, mais en réalité ce genre d’union a vocation à faire naître une prise de conscience que l’être humain fait partie d’un tout et que chacun y a sa place. De même, comprendre notre lien avec la nature et l’influence que ce lien exerce, entre autres, sur nos relations sociales, notre économie et les mouvements migratoires permet d’envisager l’intégration sous un autre angle. L’intégration n’est alors pas qu’une affaire d’étrangers, mais concerne tout le monde dans l’apprentissage du savoir-vivre ensemble et dans la capacité d’agir avec lucidité dans ce tissu d’interactions complexes qui façonnent notre environnement.

Tetris, game over à la citoyenneté

Si Tetris est ce jeu qui consiste à imbriquer des formes prédéfinies les unes dans les autres, transposer cette logique à des citoyens formés dans des moules dictant des modes stéréotypés de vie et de pensée pour structurer la société pourrait en révolter plus d’un. Un Tetris humain mettrait ainsi fin au jeu de la citoyenneté par exclusion des formes de libertés propres à la démocratie. Alors comment éviter ce piège en voulant repenser la société et l’Etat ? Et comment trouver sa place parmi une population aux exigences multiples et parfois contradictoires ?

Repenser l’Etat

Repenser l’Etat est aujourd’hui nécessaire pour répondre aux défis socio-économiques actuels. La montée des populismes de droite avec leurs idées totalitaires capables de tétaniser ou tetrisaniser se nourrit, entre autres, de l’incapacité de l’Etat à répondre aux changements actionnés, par exemple, par la numérisation, la migration, la croissance démographique, l’environnement et le développement durable. Si le système de l’Etat est en panne il faut donc le réviser et réfléchir sur les possibilités de participation au sein de la société. La Commission fédérale des migrations s’est d’ailleurs penchée sur la question durant sa journée annuelle et dans son magazine Terra cognita. Mais, malgré les divers efforts investis publiquement, il se peut aussi que quelques voix intérieures s’élèvent pour dire : « moi je n’ai ni le temps, ni l’envie, ni les compétences de m’intéresser à la politique! ». Voilà de quoi faire retourner Aristote et Platon dans leur tombe, eux, qui considéraient la politique et l’organisation de l’Etat comme primordiales : l’être humain étant par essence un citoyen membre d’une société organisée. Faudrait-il alors ressusciter les épicuriens pour répondre à ces voix intérieures ? Nous pourrions aussi oublier les philosophes et nous demander : pourquoi repenser l’Etat sans repenser l’humain, puisque c’est lui qui façonne l’Etat ? C’est peut-être une première piste de réflexion pour éviter les ombres de Tetris.

Le syndrome de Tetris

Sans envie, compétences ou temps de s’intéresser à la politique, il est toutefois possible d’agir au quotidien pour changer son état d’esprit et (qui sait) son Etat de résidence. Se demander s’il existe un syndrome de Tetris en nous – ce syndrome qui consiste à coller des étiquettes et à assigner des cases aux personnes – peut contribuer à l’éviter. Par exemple, voici quelques questions types que nous posons souvent :

  • Tu viens d’où : quelle origine ?
  • Tu fais quoi dans la vie : tu travailles où ?
  • T’as étudié quoi ?

Ces questions n’ont rien de méchant, mais – surtout lorsqu’elles sont les premières à être posées lors d’une rencontre – conditionnent nos façons de penser et de comprendre le monde. Car l’origine, le métier ou la situation sociale – souvent associés à des idées stigmatisantes – éludent le véritable parcours d’une personne et ses influences personnelles. Martin Luther King disait : « Nous avons tendance à mesurer la réussite à l’importance de notre salaire ou à la grosseur de nos voitures plutôt qu’aux liens que nous cultivons avec les autres ». Or, les liens que nous cultivons avec les autres sont les prémisses d’une société.

Comment stimuler la créativité

Et si connaître une ou des personnes commençait par apprendre à se connaître soi-même ? « Connais-toi toi-même » disait Socrate. Loin d’une injonction de psychanalyse, il s’agit plutôt de connaître ses propres tendances à l’illusion, à l’erreur et d’expérimenter son ignorance pour se remettre en question. La créativité et la capacité à bousculer ses propres idées sans se laisser ni réduire ni insérer dans une forme sont des qualités qui permettent d’avancer soi-même en collaboration avec les autres. Alors voici quelques propositions d’actions pour stimuler la créativité qui peuvent toujours se discuter :

  • Continuer à se former tout au long de sa vie si possible, car la vieillesse n’est pas une garantie de sagesse ;
  • Observer plutôt que juger dans certaines situations, car nous ne savons pas tout ;
  • Replacer l’humain au centre de nos préoccupations, qu’il soit jeune ou âgé, riche ou pauvre, cultivé ou pas ;
  • Favoriser la démocratie participative, les échanges et l’écoute. Des évènements, comme par exemple celui organisé le 5 décembre par le Campus pour la Démocratie, permettent de connaître de nouveaux projets et d’y côtoyer de nouvelles personnes ;
  • Partager le savoir et la connaissance et se questionner sur l’utilité de nouvelles recherches, à l’instar de la Haute école de travail social qui organise une table ronde le 6 décembre.

Chaque personne est libre de compléter la liste. En attendant, les fans d’Hervé Vilard n’auront aucun mal à chanter sous la douche « Tetris, c’est fini ! ».

Etre ou ne pas être un étranger intégré ?

La plupart des narratifs politiques ou médiatiques liés à la migration contiennent l’image d’une boîte de Pandore. Mais pourquoi n’oserions-nous pas une fois convoquer Shakespeare et Cendrillon au débat?

Faire partie de la société : véritable moteur d’intégration

Si Shakespeare questionne la complexité existentielle et identitaire à travers son fameux « être ou ne pas être », Cendrillon, elle, renverse certaines idées de classe sociale et de responsabilité rattachées à l’image de l’étranger « intégré » dans notre société. Pour stimuler une réflexion, les occasions n’ont pas manqué la semaine passée : un podium de discussion organisé par le « nccr – on the move » et la Stiftung Mercator sur les discriminations de suisses de « deuxième génération » et un Late night show d’INES avec des artistes comme Jilet Ayse, Meloe Gennai, ZØla et Renato Kaiser. Ma semaine réflexive s’achève, mais un évènement inattendu et banal vient m’éclairer : j’enfile une robe magnifique et dès l’instant où je me contemple dans le miroir une magie opère « Waouh, mais je suis belle ?! ». Stupéfaction : un sourire béat s’extirpe de mes tripes et je jubile. Cette robe me révèle à moi-même comme une Cendrillon sortie de sa misérable condition. Et c’est alors que – à la question « être ou ne pas être un étranger intégré? » – Shakespeare m’inspire une réponse : « Telle n’est pas la question ».  En effet, j’ai beau être belle, mais qu’importe si je n’en ai pas le sentiment? De même, être intégré ne signifie pas se sentir intégré. Or, le pouvoir du sentiment – celui d’appartenance à la société – peut être transformateur et révélateur d’une véritable intégration. Un passeport suisse ne suffit donc pas, rêver à Guillaume Tell non plus. Il faut des processus réciproques d’engagement et de volonté de la part des membres et organes de la société.

Révéler le citoyen caché en nous 

Combien de Suisses ne se sentent pas Suisse parce qu’on leur renvoie une image de « faux Suisses » ? Et combien de Suisses diffèrent dans leur conception-même de la Suisse ? Une société fractionnée en catégories d’étrangers – nommés tantôt migrants, réfugiés ou expatriés – et en classes de « bons ou mauvais » citoyens ne peut que nuire à la cohésion sociale. Associer la politique, les lois et les prises de décisions à l’objectif de rassembler et non pas de diviser la population poserait alors les bases d’un engagement citoyen possible. Les acteurs de l’économie jouent également un rôle, puisque le marché du travail est considéré comme l’un des vecteurs principaux d’intégration. Une politique d’entreprise mettant en valeur les compétences, mais également les ressources humaines et sociales de ses collaborateurs profiterait financièrement à tous. En somme, la société est comme un miroir qui devrait laisser à chacun une possibilité de s’y voir comme citoyen à part entière : un citoyen capable d’être et de se sentir intégré.