Le temps est tellement précieux car on n’en a jamais ! Et pourtant, si seulement nous avions ne serait-ce que 120 secondes supplémentaires dans nos vies trépidantes, pas pour des tirs aux buts, ni pour tirer des conclusions, ni pour se tirer d’affaire, mais pour autre chose… ?
Un jour, je cherchais en ville de la monnaie dans mon porte-monnaie quand une voix insistante m’interpella plusieurs fois : « Bonjour ! », « Bon…jour ! ». Persuadée qu’on me réclamait de l’argent, je levais la tête et vis un jeune mineur migrant que j’accompagnais dans sa procédure d’asile : « Bonjour ! », répondis-je surprise et hébétée.
Quelques jours plus tard, mais cette fois-ci dans un magasin, on se recroisait au rayon pistaches et autres noix. Elles étaient en action à quelques pourcentages et moi immobile à tout prix. « Bonjour ! », pour la deuxième fois je me retrouvais malgré moi projetée vers l’enfance, comme une réminiscence des Télétubbies. « Bonjour ! », mot clé pour entrer dans le monde secret d’une société d’accueil. « Bonjour ! », comme le tic-tac du crocodile poursuivant le Capitaine Crochet. « Bonjour ! », était-ce vraiment le bon jour ?
Le jeune prit alors dans sa main un paquet de pistaches et me les montra en essayant de me poser une question. Avec un doigt arrêté sur la mention 250 grammes, il s’empara ensuite d’un deuxième paquet et fit un geste de la main pour indiquer le chiffre 5 : « five ?». Songeuse et perturbée, je lui dis : « 2 fois 250 grammes font 500 grammes : Yes, two is five, ok. Two packs is 5 ». Il partit me remerciant et me laissant immobile près des noix en action. Mais à peine avait-il dit « five » en montrant sa main entière avec ses cinq doigts tendus, que je restais coi ! Quoi ? Je savais intuitivement que l’équation n’avait pas été résolue et que X restait la parfaite inconnue. Quoi ? vous dis-je.
Deux minutes. Deux minutes pour me rendre compte de ma bêtise. Deux minutes c’est 2 fois 60 secondes. Et 2 fois 60 secondes équivalent à compter jusqu’à 120 : le temps de faire le tour du magasin pour jouer à cache-cache.
Cacher ma honte !
Où est le rayon crayon, qu’on me gomme ? Le rayon fromage, qu’on me rappe ? Le rayon patates, bananes, courges, pour m’y confondre ? Le rayon cosmétique, qu’on me maquille ? Le rayon Histoires, histoire d’oublier ?
Finalement, je me perdis au rayon casseroles que je laissais traîner. Mais, il me restait encore beaucoup de secondes avant d’arriver à 120 et je pu réfléchir. C’est vrai, ce jeune n’était certainement pas en train de cogiter nerveusement en se demandant si 250 grammes de pistaches allaient lui permettre de concocter cette fameuse recette lue au détour d’un livre qui en réclamait en fait 500 ! L’art de la consommation est-il le même partout ? Bien que cachée, je cherchais…une réponse :
– Tiens ! l’emballage plastique est-il biodégradable ? Et si oui, à 100% ?
– Tiens ! ces biscuits contiennent plus de trois E, faut-il s’en méfier ?
– Tiens ! cette pâte à tartiner contient-elle de l’huile de palme ?
– Tiens ! ce produit est-il issu du commerce équitable ?
– Tiens ! ces fraises maudites sont-elles de saison cet hiver ?
– Tiens ! ces tomates sont-elles cultivées par des migrants exploités au sud de l’Italie ?
– Tiens ! ce poisson a-t-il échappé aux filets électrifiés de la pêche intensive ?
Tiens, tiens, tiens … je n’en finirai jamais ! Et oui, l’art de la consommation est épuisant et nous consomme avant que l’on puisse consommer soi-même.
Il existe ce slogan : « Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es ». Mais que dit un parcours migratoire difficile ou des conditions de vie difficiles de ce que nous sommes (les uns par rapport aux autres) ? Peut-être que si l’on se pose trop de questions, c’est qu’on va bien et qu’on a assez d’argent. Mais si on est dans l’urgence et la précarité, une seule question compte :
– ça coûte combien ?