Ni une tour ni une cathédrale (Acte III)

Il était une fois au paradis perdu d’Adam et Eve, au commencement du monde, à la genèse de notre espèce, un temps où nous n’étions ni tours, ni cathédrales, ni symboles, ni cultures, ni identités, ni nationalités, ni maîtres, ni esclaves. Et le Verbe se fit chair.

Aimé – Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la chair rouge du sol, elle plonge dans la chair ardente du ciel…

Hélène – Il était une fois. Trois fois. Trois actes avec Aimé Césaire. Il entrait par mes yeux et en sortait par le cœur. En alchimiste de toutes les pierres, transformait la chair en Verbe. Cette fois, je me demande quel est ce pouvoir créateur qui libère, fait (re)naître ? Où trouver ce paradis perdu ? Que faire ?

Aimé – Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir.

Hélène – Et si je refuse aujourd’hui d’être « bavarde et muette » ? Si je refuse de ne participer « à rien de ce qui s’exprime, s’affirme, se libère » ? Si je m’exprime, m’affirme, me libère ?

Aimé

Hélène – Ce qui se révèle ne peut ni se voir avec les yeux ni se comprendre par les mots. Mais les pages blanches verront couler l’encre noire. Il y a des voix qui dépassent cet espace, défient le temps, parlent au présent.

Aimé – Ô vous qui vous bouchez les oreilles, c’est à vous, c’est pour vous que je parle, pour vous qui écartèlerez demain jusqu’aux larmes la paix paissante de vos sourires.

Hélène – Voir et entendre quoi ? Comment distinguer le murmure de la création du bruit envahissant ? L’effondrement des monuments tape à l’ouïe…à l’œil souvent nous n’y voyons que du feu. Existez-vous tours et cathédrales éternelles ? Existes-tu temple de pierre où je trouverai refuge ?

Jésus – Détruisez ce temple et en trois jours je le relèverai.

Hélène – Bâtir une humanité et la mettre debout ? Oui, mais alors – toujours cette question – comment devenir créateurs et créatrices ? Où commencer ? Quels repères ?

Aimé – Les balisiers se déchirent le cœur sur le moment précis où le phénix renaît de la plus haute flamme qui le consume.

Hélène – Ah fleur de balisier : ma balise ! Celle qui guide ici mes mots sur le chemin du cœur, t’avais-je oublié ? Pour André Breton, tu es une « grande fleur énigmatique »…

André – … un triple cœur pantelant au bout d’une lance. C’est là et sous les auspices de cette fleur que la mission, assignée de nos jours à l’homme, de rompre violemment avec les modes de penser et de sentir qui l’ont mené à ne plus pouvoir supporter son existence m’est apparue vraiment sous sa forme imprescriptible. Qu’une fois pour toutes j’ai été confirmé dans l’idée que rien ne sera fait tant qu’un certain nombre de tabous ne seront pas levés, tant qu’on ne sera pas parvenu à éliminer du sang humain les mortelles toxines qu’y entretiennent la croyance (…) à un au-delà, l’esprit de corps absurdement attaché aux nations et aux races et l’abjection suprême qui s’appelle le pouvoir de l’argent.

Hélène – L’argent n’est pas le pouvoir du poète. Dans le récit de La dame blanche qui retrace la vie d’Emily Dickinson, l’écrivain Christian Bobin raconte comment Thomas Higginson vécu telle une révélation sa rencontre avec Emily : « Il n’a jamais imaginé que la poésie puisse être une affaire vitale, l’apothéose de toutes lucidités, l’arrachement du bandeau que la vie met sur les yeux des vivants pour qu’ils n’aient pas trop peur à cet instant dernier qu’est chaque instant passant. »

Higginson – Si je lis un livre et qu’il rend tout mon corps si glacé qu’aucun feu ne pourra jamais me réchauffer, je sais alors que c’est de la poésie. Si je sens le sommet de ma tête arraché, je sais aussi qu’il s’agit de poésie. Ce sont mes deux seules façons de le savoir. Y en a-t-il d’autres ?

Hélène – Et si en plus de reconnaître la poésie, nous pouvions aussi être Poésie ? La dame blanche de Christian Bobin et La femme en blanc d’Ina Césaire, toutes deux vêtues de blanc face à l’évènement mortuaire du Père, rayonnent par leur seule présence.

Maurice Zundel – Chacun de nous est le créateur de cet univers intérieur qui peut faire de chacun un bien commun, une richesse universelle, une source de liberté pour tout l’univers.

Hélène – Pour préserver ce pouvoir créateur, ne faudrait-il pas respecter la dignité de chacun et chacune d’entre nous ?

Maurice – L’héroïsme est pour tout le monde, la grandeur est la vocation de chacun, parce qu’en chacun de nous il y  a ce trésor que la femme pauvre sentait vivre en elle et qu’elle brûlait de communiquer, lorsqu’elle disait : « La grande douleur des pauvres, c’est que personne n’a besoin de leur amitié. »

Hélène – Plus que d’humain augmenté, faudra-t-il trouver les moyens d’augmenter notre humanité ?

Aimé – Donnez-moi la foi sauvage du sorcier, donnez à mes mains puissance de modeler, donnez à mon âme la trempe de l’épée, je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue…

Aimé – Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie…

Aimé – Ce que je veux, c’est pour la faim universelle, pour la soif universelle…

 

Sources :

  • Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Editions Présence Africaine, 1983.
  • Ina Césaire, La femme en blanc, L’Esprit du Temps, 2018.
  • Christian Bobin, La dame blanche, Editions Gallimard, 2007.
  • Maurice Zundel, Je ne crois pas en Dieu, je le vis, Edition Le Passeur, 2017.

 

Hélène Agbémégnah

Juriste de formation, ses expériences professionnelles et personnelles lui ont permis, entre autres, de côtoyer des problématiques liées à la migration et à la diversité. Elle a été membre de la Commission fédérale des migrations (CFM) pendant quatre ans et s’intéresse, dans ce blog, à partager ses vues et réflexions multiples.