Ni une tour ni une cathédrale (Acte II)

À Paris le feu s’est éteint dans une cathédrale en ruine. Pas de morts suite à cet incident. Mais un fantôme s’est approché de moi : Aimé Césaire ! Un nouveau feu s’est allumé, en entendant sa voix portée par un souffle de l’au-delà : « Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale, elle plonge dans la chair rouge du sol, elle plonge dans la chair ardente du ciel ».

Hélène – Que dire de cette « chair rouge du sol » et de cette « chair ardente du ciel » ? Comment m’empêcher de penser à ce lien qui unit l’être humain à la nature et de la nécessité de protéger cet environnement ?

Aimé – Dans mes vers j’évoque ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole, ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité, ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel, mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre, gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte, davantage la terre, silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre.

Hélène – Il y a les avions, les voitures qui polluent…qu’avons-nous inventé pour faire durer l’humanité ? Existe-t-il une seule invention qui possède plus de valeur que la vie elle-même ?

Aimé – Dans mon Discours sur le colonialisme en 1950 je questionnais en parlant d’usines et d’industries : ne voyez-vous pas, hystérique, en plein cœur de nos forêts ou de nos brousses, crachant ses escarbilles, la formidable usine, mais à larbins, la prodigieuse mécanisation, mais de l’homme, le gigantesque viol de ce que notre humanité de spolié a su encore préserver d’intime, d’intact, de non souillé, la machine, mais à écraser, à broyer, à abrutir les peuples ?

Hélène – Notre santé est en jeu. Selon une étude de 2010 et pour ne donner qu’un exemple parmi d’autres, la simple contemplation d’images de milieux arborés active notre système limbique, impliqué dans les sensations de joie et de plaisir.

Aimé – Vous êtes maintenant à l’ère de l’économie 4.0.

Hélène – Mais la nature justement ne sert-elle pas aussi à développer de nouvelles technologies ? Pourquoi n’utilisons-nous pas le biomimétisme, par exemple, mais au service de l’humanité ?

Aimé – « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », comme l’a dit Rabelais.

Hélène – Même si le feu de Notre-Dame qui aurait commencé dans les poutres de la charpente surnommée la forêt est maintenant éteint, Notre-Dame-la-forêt brûle encore…

Aimé – Greta Thunberg, lycéenne de 16 ans, n’a pas mâché pas ses mots quand elle s’est exprimée devant la commission de l’environnement du Parlement européen. Ecoutons-là à nouveau.

Greta – Je vous demande de vous réveiller et de faire ce qui est nécessaire. Notre-Dame sera reconstruite. J’espère que ses fondations sont solides. J’espère que nos fondations sont solides aussi, mais je n’en suis pas sûre. En 2030, ce sera une situation où nous aurons une réaction en chaîne irréversible que l’être humain ne pourra plus contrôler et ce sera la fin de notre civilisation.

Hélène – Peut-être ne pourrons-nous qu’écouter La Cathédrale engloutie de Debussy. En lisant l’histoire romancée de Nsaku Ne Vunda, baptisé plus tard Dom Antonio Manuel et pour qui une statue fut érigée à Rome en 1608, la nature avait sa place dans le royaume du Kongo.

Nsaku Ne Vunda – Nous, les Bakongos, étions convaincus que le sang de la terre coulait entre chaque berge, surtout aux endroits où grondaient les rapides. Le même liquide circulait dans nos veines, il irriguait la sève des plantes qui proliféraient sur les rives et nous consacrait sœurs et frères de la nature qui nous entourait.

Hélène – Quelle ironie de l’histoire tout de même ? Les peuples proches de la nature étaient ridiculisés, traités de sauvages et de primitifs. Leur domination et leur exploitation servaient une cause plus nécessaire, celle d’une croissance économique et industrielle sans limites. Et maintenant que le confort matériel est acquis, suite à la destruction de cette nature et de ces peuples civilisés, l’Europe et le monde manifestent pour le climat…

Aimé – Monsieur René Hénane m’a également cité dans son commentaire (Ni une tour ni une cathédrale (Acte I)). Une image de la piéta de Notre-Dame.

René – «…merveilleusement couché le corps de mon pays dans le désespoir de mes bras…».

Hélène – Cher René Hénane, combien de corps sacrifiés ? Qu’avons-nous sacrifié pour un avenir commun ? Le monde actuel et son corps social deviendront-ils aussi, par effet boomerang, « une foule si étrangement bavarde et muette » comme l’a vu Césaire ?

Aimé – Dans cette ville inerte, cette foule désolée sous le soleil…

Hélène – La nature est un patrimoine vivant mais aussi culturel, puisqu’elle nous inspire. Combien de Printemps silencieux de Rachel Carson faut-il pour agir ? Même la Suisse décrite par André Crettenand dans un de ces livres ne sera pas épargnée.

André – Assis sur la plateforme de la Jungfrau, je comprends que la Suisse n’avait pas vraiment besoin de bâtir des cathédrales gothiques aux flèches infinies pour atteindre Dieu. Elle a les sommets enneigés. La Tour Eiffel est inutile quand on a le Cervin.

Hélène – Sans nature, qui saura encore écrire avec amour ?

Aimé – Vienne le colibri, vienne l’épervier, vienne le bris de l’horizon, vienne le cynocéphale, vienne le lotus porteur du monde, vienne de dauphins une insurrection perlière brisant la coquille de la mer, vienne un plongeon d’îles, vienne la disparition des jours de chair morte dans la chaux vive des rapaces, viennent les ovaires de l’eau où le futur agite ses petites têtes, viennent les loups qui pâturent dans les orifices sauvages du corps à l’heure où à l’auberge écliptique se rencontrent ma lune et ton soleil.

Hélène – Qui pourra encore saisir les secrets de l’inspiration ?

Aimé – Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre.

Hélène – Qui pourra encore invoquer la paix et la beauté du monde ?

Aimé – Pour que revienne le temps de promission et l’oiseau qui savait mon nom, et la femme qui avait mille noms, de fontaine de soleil et de pleurs, et ses cheveux d’alevin, et ses pas mes climats, et ses yeux mes saisons, et les jours sans nuisance, et les nuits sans offense, et les étoiles de confidence, et le vent de connivence.

 

Sources et références:

  • Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Editions Présence Africaine, 1983.
  • Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Editions Présence Africaine, 1955 et 2004.
  • Wilfried N’Sondé, Un océan, deux mers, trois continents, Actes sud, 2018.
  • André Crettenand, Suisse, L’invention d’une nation, Editions Nevicata, 2016.
  • Jacques Tassin, Penser comme un arbre, Odile Jacob, 2018.
  • Kim T.H., Jeong G. W., Baek H. S., Kim G. W., Sundaram T., Kang H. K., Lee S. W., Kim H. J., Song J. K., “Human brain activation in response to visual stimulation with rural and urban scenery pictures : A functional magnetic resonance imaging study, Science of the Total Environment, 2010, 408, p. 2600-2607.

Hélène Agbémégnah

Juriste de formation, ses expériences professionnelles et personnelles lui ont permis, entre autres, de côtoyer des problématiques liées à la migration et à la diversité. Elle a été membre de la Commission fédérale des migrations (CFM) pendant quatre ans et s’intéresse, dans ce blog, à partager ses vues et réflexions multiples.

3 réponses à “Ni une tour ni une cathédrale (Acte II)

  1. Tu as raisons que tes mots portent vers le ciel et retombent sous forme de pluie qui rafraîchirait peut-être les cerveaux qui nous gouvernent….

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