Chronique de Charclo
Pour la énième fois, on vient me demander de rappeler Freddo. J’avais complètement oublié cette histoire, je file mes 20 balles à Patrice au cas où je sois plus là. Je me rassois, j’ai fini mon café et j’ai plus envie de picoler. Je lis et relis encore une fois notre bref échange. Anne-Christine vient d’arriver, je lui fais la bise, elle s’assied face à moi.
-C’est encore Manon qui t’emmerde?
-Non, c’était Muriel
-Elle va bien? elle voulait quoi?
-…un rencard
-Cool, je savais pas que vous sortiez ensemble…
-Moi non plus, en fait on doit se voir vers quatre heures
-C’est chou, c’est votre premier rencard!
Le mot ‘premier’ me perturbe. Premier entretien, premier boulot, première garde à vue, premier jour de taule, premier licenciement, première crise d’épilepsie, premier, premier…j’arrive pas à associer ce mot avec un truc positif. Maintenant que j’y pense j’ai jamais eu de premier rencard, genre le premier rendez vous, le cliché d’usage de tout teen-movie, je stresse, j’angoisse, je suis sensé faire quoi? Je dois lui dire quoi? Je dois lui faire la bise ou l’embrasser?
Dans les films ça se passe comment déjà? Le mec met son plus beau costume, passe chez la fille qui a mit sa plus belle robe, il lui offre des fleurs, vont au bal, dansent un slow, s’embrassent, sont élus rois et reine de la promo, la garce de service lui verse un seau de sang de porc sur la tête, et…non je vais trop loin dans l’histoire…merde! J’ai pas d’autres références en tête; entre “Carrie au bal du diable” et “American Pie” il doit bien y avoir un juste milieu. Revenons un peu en arrière, bon j’ai pas de fleur à lui offrir, ni de beau costume à mettre mais je peux faire un effort de ce côté là.
Je vais aux toilettes de la Coop, je change de fringues, me lave le visage, me brosse les dents, je me souviens qu’il me reste une ampoule de Visine pour mes yeux. Voilà, on dirait presque que je suis à jeun.
Je me suis posé plus bas sur les marches de la Mig.
Je repense à Muriel et à son air triste…en fait je l’ai déjà vu sourire, je l’ai vu rire aussi et c’était y’a pas si longtemps maintenant que j’y songe. On se voit souvent, elle m’invite régulièrement à dormir chez elle, on regarde des séries en boucle, des fois elle s’endort contre moi et comme je sais qu’elle est insomniaque du coup pour pas la réveiller je me faufile hors du lit pour aller dormir dans le canapé, même si elle ne m’a jamais expressément demandé d’aller pioncer dedans. L’autre soir elle m’a demandé de lui prêter mon pull de la CNT…je le lui ai jamais redemandé mais elle le porte souvent, elle le portait l’autre soir quand elle est venue passer la soirée dans mon campement, d’ailleurs c’est bien la seule à venir me tenir compagnie quand je dors dans la forêt. La semaine dernière elle m’a demandé si elle pouvait rester dormir, je lui ai laissé ma tente et mon sac de couchage pendant que je dormais près du feu…y’a pas à dire je suis pas une flèche et je comprends mieux pourquoi elle m’a envoyé un message aussi direct.
Patrice passe me filer mon paquet de poudre, Freddo est là depuis 5 minutes et je l’ai pas vu arriver, il est sur le banc, je voulais remonter lui dire bonjour…mais non, elle arrive, je la vois sortir de la gare.
On est pas dans un bal de promo US et elle a pas mis sa plus belle robe de soirée, juste un jean et petit haut qui souligne ses jolies formes, elle est belle…elle est belle et je l’avais jamais remarqué.
Elle m’a vu, elle sourit, elle a l’air heureuse ; moi je suis bloqué, je sais pas quoi faire, je sais pas quoi dire et j’ai l’air d’un con. Elle est devant moi; derrière ses lunettes des yeux bleus, cristallins, plus beaux que l’océan, plus bleus que le ciel.
Je sais toujours pas quoi lui dire, je tiens sa main, elle a enlevé ses lunettes, elle m’embrasse. On s’est dit quelque chose? Je sais plus, je m’en rappelle pas. C’est doux, c’est chaud, c’est sucré et j’ai bien fais de pas me pendre ce matin… Ça veut dire qu’on est ensemble? Géographiquement on peut difficilement être plus près, mais on est un couple maintenant?
Mes mains sont contre son dos, je la serre, j’ai peur qu’elle s’envole, qu’elle disparaisse, qu’elle s’évapore.
Pas encore…pas elle…pas toi.