Le (G)rütli au féminin

Il faut remonter à deux articles du Temps, l’un en date du 31 juillet 2004, l’autre plus récent, publié quinze ans plus tard, soit le 31 juillet 2015 pour retrouver une explication sur l’emploi du mot « Grütli » en français et en italien et sur celui de « Rütli » en allemand. Leurs contenus ne diffèrent pas l’un de l’autre. Alors que dans son papier de 2004, la journaliste Catherine Gossy  considérait que « la Société suisse du Grütli, l’ancêtre de l’Union syndicale suisse, a pris une part importante à la fondation de coopératives de consommatrices, de syndicats et de caisses maladie… [et aurait] laissé des traces quasiment indélébiles dans l’usage romand… », son confrère Yelmarc Roulet terminait, en 2015, son papier très instructif, et en nulle contradiction avec le premier nommé, par la phrase : « Le (G)rütli est un « lieu du repli identitaire ou de la liberté universelle [qui] inspire les tenants de l’un comme de l’autre ».

Cette double approche permet d’analyser les festivités qui s’y sont déroulées le 1er août de cette année. Placées à la fois sous l’angle « identitaire » et de « la liberté universelle », elles voulaient mettre les femmes à l’honneur et célébrer le cinquantième anniversaire de l’instauration du droit de vote des femmes en Suisse. À première vue, cette cérémonie n’avait pour seul objet que de commémorer une juste cause et une lutte profondément démocratique qui se sont soldées par la votation fédérale du 7 février 1971. Présentée sous les traits d’un jour de gloire de la politique suisse, cette manifestation suscite néanmoins un certain nombre d’interrogations auxquelles la Confédération ne peut pas se soustraire.

Rassemblement presque exclusivement féminin sur le « Grütli », cet événement s’inscrit dans une démarche « identitaire » qui influence de plus en plus le paysage politique suisse. L’opposition entre les deux sexes a pris le dessus au détriment d’une conception plus unitaire qui aurait dû, notamment en ce jour de fête nationale, réunir toutes les Suissesses et tous les Suisses. En effet, le 1er août n’appartient ni aux femmes, ni aux hommes, mais aux deux à la fois !

Ici, la Suisse épouse une vision différentialiste de la société qui, inspirée d’un modèle anglo-saxon, relègue la question sociale au second plan. Dans la droite ligne de la « grève des femmes » du 14 juin 2019, ce phénomène prend de l’ampleur et se trompe parfois de cible. Si l’inégalité des salaires constitue un scandale en soi, elle n’est pas que le fruit de la différence des genres, mais résulte d’abord d’une logique économique qui n’a jamais été remise en cause par la population suisse. Ainsi, après l’échec en 1999 du projet de « l’assurance-maternité », ce n’est que le 1er juillet 2005 que « cette naissance aux forceps » a vu le jour grâce à un dur et âpre combat d’environ 60 ans. Et quant au congé-paternité, dont les femmes sont aussi les bénéficiaires, il a fallu attendre la fin de l’année 2020 pour qu’il soit accepté par un peu plus de 60% des électeurs helvétiques – d’ailleurs à l’heure même où la France macronienne, pourtant guère réputée pour le caractère social de sa politique, le prolonge à 28 jours contre 15 en Suisse !

Un peu plus de lucidité aurait également permis à la Suisse de jeter un regard plus critique sur la commémoration du cinquantième anniversaire du vote des femmes. Antépénultième pays européen à l’avoir accepté, devant le Liechtenstein en 1984 et la Moldavie en 1993 – soit d’un État né de la disparition du bloc soviétique en 1991 -, la Confédération se repose sur des lauriers qu’elle n’a aucunement mérités. En lieu et place d’une célébration officielle et riche en éloges flatteurs sur la prairie du Grütli, le Conseil fédéral ou autres décideurs et observateurs auraient dû établir un état des lieux historique et actuel de la société suisse.

Quand bien même il est heureux d’honorer les Suisses d’avoir accordé le droit de vote aux femmes en 1971, rien ne justifie que le pays de la démocratie directe ait mis aussi longtemps pour instaurer une mesure prise, dès le début du 20e siècle par certains États scandinaves, puis quelques décennies plus tard par l’ensemble des États européens. Préférant l’autocongratulation à l’introspection, la politique helvétique s’est réfugiée en cette année 2021 dans une autosatisfaction qui ne la grandit pas. Bien que le 7 février 1971 soit à marquer d’une pierre blanche, cette date n’efface nullement ce devoir de mémoire auquel la Suisse refuse encore trop souvent de se consacrer. Non seulement les témoins de l’époque, mais aussi de plus jeunes intéressés pourront en attester : le débat sur le vote des femmes fut âpre, quelques cantons ne voulaient pas en entendre parler, beaucoup à droite haussèrent leur voix et nombre de mères, de ménagères ou autres ringardes considéraient toujours que leur place était aux fourneaux et non dans les bureaux de vote. De fait, cet épisode de la vie politique suisse est à l’image d’un combat qui n’a pas cessé de nos jours. Il continue d’opposer une Suisse conservatrice et identitaire à une Suisse ouverte et universelle, comme le suffrage du même nom.

 

 

 

Les relations franco-allemandes en points de suspension

Angela Merkel ne restera pas en mémoire comme une égérie de la relation franco-allemande. Au-delà de toutes les louanges qui lui sont d’ores et déjà adressées, elle n’a jamais fait du partenariat entre la France et l’Allemagne une raison d’être. Ayant respectivement connu de Jacques Chirac à Emmanuel Macron quatre présidents de la République, elle n’a noué aucun lien d’amitié avec l’un d’entre eux. À l’exception de la « Merkozy », qui l’avait temporairement liée à Nicolas Sarkozy, elle a toujours gardé une certaine distance envers ses homologues français. Contrairement aux chanceliers Adenauer, Schmidt et Kohl, elle n’est pas associée à ces “couples binationaux” qui, avec Charles de Gaulle, Valéry Giscard d’Estaing ou François Mitterrand, ont fait de la construction européenne ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Femme du 21e siècle, la chancelière incarne cette nouvelle Allemagne qui, bien que l’exerçant pleinement et en toute connaissance de cause, refuse d’assumer publiquement sa puissance.

Lors de sa réélection en 2017, précédée quelques mois auparavant par la victoire de Macron, tous les voyants étaient au vert. Pourtant les espoirs furent vite déçus. Il fallut rapidement se rendre à l’évidence. Les propositions de réforme européenne esquissées par le nouveau président français lors de son discours du 26 septembre 2017 à la Sorbonne ne reçurent jamais la moindre réponse de Berlin. Elles n’avaient pas trouvé grâce aux yeux d’une chancelière qui a sans cesse mis son véto à tout approfondissement politique de l’Union européenne. En toute logique, elle a toujours privilégié les initiatives conjoncturelles aux projets structurels.

Même si le constat paraît amer, l’heure est à la déception. À l’exception, certes notoire, du programme de relance de l’UE de 750 milliards d’euros et de quelques initiatives binationales en politique étrangère, le bilan de la coopération franco-allemande sous Macron et Merkel est décevant. Il l’est d’autant plus que Paris n’a jamais pardonné le plaidoyer antifrançais qu’Annegret Kramp-Karrenbauer avait tenu, en sa qualité de présidente éphémère de la CDU, six semaines à peine après la signature du traité d’Aix-la-Chapelle. Restant gravé dans les mémoires des Français, cet interview, accordé au journal conservateur « Welt am Sonntag » le 10 mars 2019, avait rayé d’un trait de plume l’esprit de relance dont le franco-allemand avait impérativement besoin. Ainsi, et au-delà du protocole qui accompagna son adoption le 22 janvier 2019, ce traité s’est borné à plusieurs déclarations de principe qui, rédigées sans le moindre enthousiasme, sont au diapason d’une relation en manque d’ambition.

Apôtres peut-être de ce que les Anglo-Saxons appellent le « wishful thinking » et les Allemands le « Wunschdenken », quelques observateurs nourrissent certains espoirs avec l’arrivée plausible d’Armin Laschet au pouvoir en RFA. Nouveau symbole de cette Allemagne rhénane que les Français ont tant choyée, proeuropéen dans l’âme et francophile à ses heures, il se ferait l’avocat du partenariat franco-allemand et serait par conséquent le successeur idéal d’Angela Merkel. Mais comme le fait remarquer à juste raison Sylvie Lemasson, Maître de Conférences en relations internationales auprès de l’Institut d’Études Politiques de Grenoble, le programme électoral de la CDU/CSU est « en contradiction parfaite avec les deux piliers européens du président Macron, à savoir le pilier budgétaire et le pilier de la politique de défense ».  Que ce soit pour le retour prôné par les conservateurs allemands à l’orthodoxie financière et au respect de ladite « règle d’or » ou pour les réticences allemandes de construire un avion de combat franco-allemand à l’horizon de l’année 2040, les sujets de discorde ne disparaîtront pas d’un coup de baguette magique entre les deux gouvernements.

Confrontées à des issues électorales encore indécises, la France et l’Allemagne n’envisageront la relance de leur partenariat qu’après les présidentielles d’avril 2022. Alors qu’une victoire éventuelle, mais (heureusement) nullement acquise, de Marine Le Pen entraînerait immédiatement un arrêt de la coopération franco-allemande, celle plus vraisemblable d’Armin Laschet en septembre prochain ne résoudrait pas pour autant les différends qui subsistent entre Paris et Berlin. Une reconduction éventuelle de la politique militaire conduite sous la direction d’Annegret Kramp-Karrenbauer serait vue d’un très mauvais œil par l’Élysée. Il en serait de même, voire pire, pour une nouvelle politique d’austérité financière prônée par les Allemands. Une telle mesure aurait pour conséquence majeure de creuser encore plus le fossé entre les pays du Nord et du Sud au sein de l’UE. Elle renouerait aussi avec le plus critique des héritages qu’Angela Merkel a laissés en Europe. Conformément au traité d’Aix-la-Chapelle, l’Allemagne et la France n’auraient alors que pour seul terrain d’entente la coopération transfrontalière. Mais, à l’image du regain de xénophobie des Sarrois à l’encontre des Lorrains, perçu des deux côtés de la frontière lors de la crise du COVID, ce chemin demeure également semé d’embuches.

 

 

 

Changer le logiciel européen de la Suisse

Dans une récente interview, Gilles Grin, le Directeur de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, dressait un bilan sans nuance. À son avis, le système d’exploitation de la politique européenne suisse est arrivé à son terme. Son constat est d’autant plus justifié qu’il décrit à la perfection un état des lieux déplorable à mettre au passif d’une approche typiquement helvétique sans grand lendemain.

L’enterrement lugubre de l’accord-cadre ne laisse plus planer le moindre doute. Passé le temps des oraisons funèbres, voilà venu celui de changer la pièce maîtresse de la politique européenne suisse, à savoir son logiciel. Alors que la Confédération demeure retranchée derrière sa mentalité du réduit, elle est désormais contrainte à assumer la responsabilité d’un échec qu’elle a consciemment orchestré. Beaucoup plus coupable que victime, elle est allée, en toute connaissance de cause, au bout de sa propre logique, dont l’issue ne pouvait être qu’une impasse.

Toujours persuadée que l’Union européenne doit la remercier pour ses efforts et son engagement européens, la Suisse n’a pas compris que Bruxelles ne lui est redevable de rien. Metteuse en scène d’un psychodrame tournant au parfait vaudeville, la Confédération menace l’UE avec le non-versement du milliard de cohésion d’un montant d’1, 302 milliard de francs suisses, à l’heure où les vingt-sept ont adopté en juillet dernier un plan de relance de 750 milliards d’euros. Ici, comme ailleurs, Berne se comporte comme un enfant gâté qui n’a pour unique souci que de recevoir sans jamais vouloir partager. Son sempiternel rappel à la souveraineté nationale ne lui sert alors que d’appareil idéologique d’État pour, syndicats y compris, refuser toute forme de solidarité européenne.

De même, l’attachement du Conseil fédéral à la voie bilatérale ne doit rien au hasard. Sachant que celle-ci satisfait pleinement ses intérêts, la Suisse y tient comme à la prunelle de ses yeux. Ne voulant surtout pas aller au-delà, elle trouve mille et un artifices rhétoriques pour ne voir dans l’accord-cadre qu’une remise en cause du statu quo qu’elle veut préserver à tout prix. C’était là le message que Karin Keller-Sutter avait adressé dès l’énoncé des résultats de la votation du 27 septembre 2020 sur la limitation de l’immigration. Malheureusement, seuls quelques rares et fins limiers de même que connaisseurs de la chose européenne avaient compris et perçu le sens et le contenu de cette déclaration alambiquée.

Comme si de rien n’était, la Suisse a continué de développer sa phraséologie. Truffée d’un verbiage technico-juridique, souvent incompréhensible pour le commun des mortels, celle-ci n’a que trop conforté le camp des adversaires de l’accord institutionnel. Avec pour défaut de ne présenter la politique européenne que sous l’aspect des lois, des règlements et des verdicts, les nombreux spécialistes suisses du droit européen sont devenus, consciemment ou pas, les alliés objectifs des fossoyeurs de la relation entre la Confédération et l’UE. Convaincus de détenir le monopole sur la matière européenne, ils ont préparé le terrain de l’échec des négociations entre Berne et Bruxelles. Parce que ne s’appuyant que trop souvent sur les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne, ils propagent ipso facto une vision faussée de l’UE.

La mainmise des juristes sur la politique présage toujours un déficit démocratique. Bien que les dispositions constitutionnelles n’aient pas été requises, comment ne pas s’interroger sur l’absence de tout processus référendaire lors du débat sur l’accord-cadre ? N’aurait-on pas pu le soumettre au peuple ? Et pourquoi ne pas l’avoir fait ou envisagé plus tôt ? Comment alors se féliciter d’avoir le régime le plus proche de ses citoyens au monde, alors que l’on refuse de faire appel à eux pour prendre des décisions cruciales concernant l’avenir de leur pays ? Cela relève au mieux de la politique politicienne, au pire d’un cynisme auquel de nombreux acteurs suisses ont prêté leur concours depuis près de trois ans.

Cette part de cynisme se retrouve aussi dans l’autosatisfaction proclamée d’avoir organisé dix-huit scrutins sur l’Europe depuis 1972. À force de se bomber le torse, on oublie l’essentiel.  Les principales votations sur l’ancrage suisse en Europe, et notamment celle du 6 décembre 1992, ont fermé la porte d’accès de la Confédération à l’UE. De fait, sur ces dix-huit référendums ou initiatives, une douzaine d’entre eux sont d’ une moindre importance. Un logiciel performant de la politique européenne suisse aurait immédiatement relevé cette anomalie. Mais, comme il n’existe pas, cette ineptie intellectuelle continue de faire ses ravages, non seulement au sein des enceintes parlementaires, mais aussi dans d’autres instances, telles que la presse ou l’université. Malheureusement, les antidotes pour y faire face ne se comptent toujours que sur les doigts d’une seule main !

 

Méconnaissance voulue ou pas

Dans une récente chronique publiée par la presse alémanique, le géopolitiste zurichois Michael Hermann s’est félicité du choix stratégique des socialistes suisses. À son avis, parce qu’ayant refusé la troisième voie que le Labour et le SPD avaient adoptée lors de la publication du « papier Blair-Schröder » en 1999, le PSS s’est mieux débrouillé que ne l’ont fait ses partis frères anglais et allemand. De plus, il ne subirait plus l’influence des syndicats. « P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non », aurait-on tendance à lui rétorquer ! D’autant qu’à la lecture du débat sur l’accord-cadre, l’observateur aguerri se laisserait plutôt persuader du contraire.  Mais bref, tout compte fait, chacun est libre d’avoir son propre jugement.

En revanche, les quelques lignes qui concluent son article du 30 avril dernier ne laissent plus planer le moindre doute sur ses lacunes européennes. En effet, Michael Hermann insinue que les sociaux-démocrates français seraient tombés dans le piège d’un « encroûtement syndical ». Plus encore, ceux-ci auraient trop longtemps succombé à cet enracinement typiquement social-démocrate de même qu’à une politique purement « matérialiste » qui les aurait empêchés de s’implanter dans les « nouveaux milieux ». C’est là bien mal connaître la trajectoire du socialisme et de la gauche française.

En opposition avec la longue tradition travailliste en Grande-Bretagne et celle de la social-démocratie allemande, scandinave voire belge, les socialistes français n’ont jamais représenté à eux seuls les travailleurs depuis le Congrès de Tours en décembre 1920. Au plus tard, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, voire déjà à l’époque du Front Populaire en 1936, ils ont progressivement perdu leur emprise sur le monde ouvrier. Durant près de six décennies, le parti communiste français (PCF) incarnait, avec l’appui de la Confédération Générale du Travail (CGT), la classe ouvrière. Quant à l’affirmation selon laquelle, les socialistes français ne se seraient jamais ouverts aux « nouveaux milieux », elle ne tient pas la route. En effet, le PS du Congrès d’Epinay, créé il y a cinquante ans de cela, a réuni autour de lui jusqu’en 2012 « les forces vives » de la société française.

Laissons aux spécialistes de l’histoire sociale et syndicale française le soin de poursuivre cette leçon dont ce géopolitiste n’a apparemment pas retenu le moindre mot. Non qu’il soit opportun de lui jeter la pierre, mais de s’interroger sur la connaissance outre-Sarine de la France et de son passé lointain ou rapproché. À l’inverse, celui de l’Allemagne et du monde germanique demeure également méconnu en Romandie. Pas sûr que la séparation du pays en 1949 et l’existence de la RDA restent en mémoire de beaucoup de Romands !

Bien qu’humaine par nature, l’erreur ne pardonne pas. N’épargnant nul d’entre nous, et même les chroniqueurs les plus réputés, elle influence négativement un public non averti. Involontaires ou non, ces informations inexactes risquent d’être reprises par un plus grand monde. Parfois fruit d’une certaine maladresse ou d’une quelconque désinvolture, elles sont au contraire souvent employées en toute connaissance de cause. Non seulement pour justifier un point de vue, mais aussi pour semer le doute auprès de celles et ceux qui les reçoivent. Ce ne sont pas des fake news à la mode des réseaux sociaux, mais des instruments déstabilisateurs auxquels trop peu de personnes prêtent attention.

Que dire par exemple de l’affirmation de la presse dominicale, selon laquelle « …François Mitterrand [aurait] été le père nourricier du Front national », alors que le parti lepéniste a obtenu son premier succès en 1983 à Dreux, grâce au concours de la droite et du RPR de l’époque ? Que penser de la parole d’Éric Zemmour sur CNEWS qui, se joignant à l’avis des conservateurs et nationalistes allemands, considère que l’euro aurait été le prix à payer pour la réunification du 3 octobre 1990 ? Faut-il lui rappeler que le principe de l’instauration de la monnaie unique fut décidé d’un commun accord par les douze chefs d’État et de gouvernement lors du sommet de Madrid des 26 et 27 juin 1989, soit plus de quatre mois avant l’effondrement du Mur de Berlin ?

La méconnaissance est devenue une redoutable arme politique, sournoise et dangereuse pour nos démocraties. Certains, à l’exemple de Michael Hermann, l’utilisent sans le savoir, d’autres, comme Zemmour, s’en servent pour arriver à leurs fins. Forts de leur assise médiatique, ils sont les porte-parole d’une dérive à laquelle trop de personnes se sont désormais habituées. Le moment n’est-il pas venu de mettre en garde les premiers et de dénoncer les seconds ?

 

 

 

 

L’Europe prise au piège du bourbier turc

Au gré de l’actualité, un nouveau mot politique a fait son apparition, celui de « sofagate ». Né de l’indélicatesse voulue du président Recep Tayyip Erdoğan d’asseoir Ursula von der Leyen sur un canapé, il est devenu synonyme de goujaterie et plus encore d’humiliation diplomatique. Jamais Charles Michel n’aurait dû accepter de prendre place, en sa qualité de président du Conseil européen, à côté du numéro un turc. Complice volontaire ou non d’un faux-pas protocolaire, il s’est quelque peu ridiculisé, à l’heure même où le maître d’Ankara a réussi à ridiculiser l’Union européenne.

Cette dernière n’a toutefois qu’à s’en prendre à elle-même. Elle mène un jeu dangereux avec la Turquie. Prise à son propre piège de n’avoir pas su reconnaître il y a quinze ans le danger que pourrait représenter pour elle la présidence du chef de l’AKP, elle hésite désormais d’une part entre la condamnation des atteintes aux droits de l’homme et (surtout) de la femme et d’autre part l’octroi d’un chèque de plusieurs milliards d’euros pour éviter que des migrants, notamment syriens, ne franchissent ses frontières extérieures. Cette forme de realpolitik a son prix que l’UE a de plus en plus de difficultés morales et stratégiques à payer et à admettre.

Ses principaux pays membres ont trop longtemps fermé les yeux. Ils ont laissé faire et permis au parti islamiste de prendre le contrôle des communautés turques présentes sur le territoire européen. À l’heureuse exception de la Suisse, celles-ci constituent de très grandes réserves électorales que le président Erdoğan sait au mieux utiliser lors de scrutins de plus en plus serrés sur le plan national. Là aussi, l’Union européenne semble fort démunie et fait preuve d’une dangereuse frilosité qui n’est pas à son honneur.

L’Europe a mal à la Turquie. Alors qu’Ankara la fait tourner en bourrique, elle ne sait pas sur quel pied danser. Consciente de l’imprévisibilité et des facéties du leader turc, elle s’arc-boute derrière l’avis de la très grande majorité des Européens qui refuse toute adhésion de ce pays à l’espace communautaire. Bien que légitime et compréhensible à la fois, cette attitude réfractaire ne laisse entrevoir aucune lueur d’espoir à plus long terme. Pire encore, elle conforte un statu quo qui ne peut que réjouir les dirigeants d’Ankara. Elle a pour seul impact de ne rien changer à un ordre existant qui, à y regarder de plus près, ne fait que renforcer l’autorité d’un régime déjà très autoritaire.

Pur aveu de faiblesse, il n’existe à ce jour aucune solution européenne pour se sortir du bourbier turc. L’UE se trouve dans une impasse qu’elle a construite. Il ne lui reste plus qu’à rebrousser chemin et à imaginer une autre feuille de route qu’elle a refusé de suivre jusqu’à présent. Par conséquent, elle doit se montrer plus vigilante, interdire et poursuivre l’organisation des « Loups gris » sur son territoire et fermer ses portes à tout investissement turc qui pourrait faire les affaires d’Ankara.

Cela concerne aussi le financement d’établissements religieux. Certaines associations turques, proches de l’AKP, utilisent au mieux les lois en vigueur pour obtenir des subventions publiques. Bénéficiant de la naïveté, voire de la complicité de certains élus, ils peuvent arriver à leurs fins. Ainsi, la nouvelle maire écologiste de Strasbourg a failli se couvrir de ridicule si l’État et d’autres forces politiques en présence n’avaient pas fait pression sur elle pour annuler une aide financière prévue pour la construction de la plus grande mosquée établie sur le sol européen. Un peu de jugeote lui aurait été de bon conseil, d’autant que la Turquie vient de se retirer de « la Convention d’Istanbul », destinée à lutter « contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique ».

Le moment est venu pour l’UE de renouer avec les forces démocratiques, laïques, progressistes et pro-européennes de la Turquie. L’élection en 2019 du nouveau maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, issu des rangs du Parti républicain du peuple (CHP), fut le premier signe avant-coureur d’un changement politique auquel la Commission de Bruxelles doit contribuer plus qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent. Par conséquent, elle ne devrait plus réitérer les fautes politiques qu’elle a commises entre 2005 et 2008. Les démocrates turcs attendent beaucoup d’elle. À elle de ne pas les décevoir et de se montrer à la hauteur des ses propres ambitions. Mais pour les assouvir, faudrait-il encore que l’UE règle ses problèmes d’exécutif et n’ait à sa tête qu’un-e- seul-e- président-e-, condition sine qua non pour éviter tout nouveau « sofagate » !

 

La gauche ségrégationniste

La boutade pourrait prêter à sourire. Mais ne serait-ce pas là un rire jaune qui frôle l’absurde et la dérision ? Quelle place accorder aux métis dans une réunion de Blancs ou de Noirs ? N’auraient-ils le droit que de s’exprimer à moitié ou que celui de prononcer des principales sans subordonnées ou des subordonnées sans principales ?  Faute de mieux, pourquoi ne pas se référer alors à l’humour juif et à cet élève qui, apprenant le talmud, est obligé de reconnaître que tout homme blanc tombant d’une cheminée est devenu noir !

Avec sa « gueule de métèque, de juif errant, de pâtre grec et [ses] cheveux aux quatre vents », Georges Moustaki était un excellent chanteur-compositeur. Mais qu’il ait été français, grec ou égyptien, tout le monde s’en fichait. Tout autant que l’on se moquait éperdument de la couleur de peau d’un joueur de football auquel on ne demandait qu’à marquer un but pour son équipe préférée. Le combat antiraciste était celui pour l’égalité entre les hommes. Il était celui qui n’admettait pas que l’on « touche à son pote », celui enfin qui refusait toute séparation entre les personnes d’origines différentes, entre les races, car les races n’existent pas.

Aujourd’hui, les thèses racistes sont de retour. Pour faire bien, voilà qu’elles se nomment racialisées. Ça sonne mieux, comme le troisième âge pour les vieux ou les non-voyants pour les aveugles ! La différence est sémantique, mais pas politique. Le résultat est le même : le racisme à l’envers reste du racisme. Et quant à trier les personnes selon la couleur, cela s’appelle de l’apartheid !

Mais qu’est-il arrivé à cette gauche d’aujourd’hui pour trahir celle d’hier ? Quitte à être l’homme du passé, il vaut mieux ne pas être celui du passif. De ce passif qui choie la discrimination, la séparation, la concurrence et la rivalité. Aux confins de l’acceptable, ces racialistes reproduisent les valeurs du néolibéralisme : celles du chacun pour soi, celles de l’affrontement et de la supériorité de l’un par rapport à l’autre.

La logique est implacable. N’a le droit d’être des nôtres que celui qui nous est identique. N’a le droit de s’exprimer que celui qui parle comme nous. N’a le droit de traduire que celui qui est blanc pour les Blancs, noir pour les Noirs et asiatique pour les Asiatiques. Quid de Mozart ? N’aurait-on le droit de l’écouter que si l’on est franc-maçon ?  Interdiction pour les Blancs d’aimer Duke Ellington ou refus absolu de publier Léopold Sédar Senghor ou Aimé Césaire dans une maison d’édition dirigée par un Blanc ou une Blanche ?

Que dire alors d’Albert Camus ?  Qu’il s’agit d’un auteur colonialiste avec une mère ayant exercé un métier typiquement colonial, à savoir femme de ménage ? Les exemples ne manquent pas et les débris de cette pensée ridicule se ramassent à la pelle. La droite n’en attendait pas tant. Elle se frotte les mains, elle qui naguère, et souvent avec raison, fut attaquée pour son racisme. Mais voilà que celui-ci vient de changer de camp au plus grand dam de celles et ceux qui se sont toujours battus pour l’universalisme.

Pain béni pour l’extrême droite, cette résurgence maléfique de l’ethnocentrisme la conforte dans sa mainmise idéologique. Trop heureuse de profiter d’une gauche en déshérence, elle combat le racisme antiblanc, reprend à son compte la lutte antireligieuse, à condition qu’elle ne concerne que les musulmans, et vient en aide aux personnes désignées par la vindicte communautariste. Tout y est : alors que la gauche verse dans l’exclusion identitaire, ses adversaires politiques s’en donnent à cœur joie pour défendre les « braves gens », « les gens du peuple » ou autres « oubliés de la société ». Invraisemblable il y a encore quelques années, cet incroyable retournement de situation n’est pas le fruit du hasard, mais la conséquence plus ou moins directe d’une contagion intellectuelle venue tout droit des États-Unis.

Alors que la gauche européenne s’est toujours opposée au modèle américain, elle épouse désormais quelques-unes de ses pratiques ségrégationnistes. Traversée par l’une des crises les plus graves de son histoire, elle pense se sauver par une pirouette culturelle dont, tôt ou tard, elle sera l’une des principales victimes. Grand mal lui fasse, car, faute d’avoir su reconnaître à temps les symptômes de cette dérive, elle payera au prix fort son infidélité aux valeurs qui jadis ont fait sa grandeur.

 

 

 

 

La burqa: un scrutin qui en dit long!

Pour se féliciter ou non du résultat, aucun commentaire n’a manqué pour tirer les leçons du vote sur l’interdiction de la burqa en Suisse. Nulle envie donc de rejouer la partie, le match ayant pris fin dans l’après-midi du 7 mars 2021. Pourtant, ce scrutin en dit long. Long non seulement sur son score étriqué, mais aussi sur l’état du débat politique. Beaucoup plus en peine que ne le croient les aficionados de la démocratie directe, il est en proie à des fissures que la bienséance helvétique prend bien soin de dissimuler.

Ce n’est pas la première fois. Mais, c’est une fois de trop. Alors que l’institut GFS avait prédit à deux ou trois pourcents près un « oui » à l’issue du vote, Tamedia et 20 Minutes publiaient le même jour, soit le 24 février, leur enquête selon laquelle cette initiative recueillerait 59% des suffrages. Précisant que « les 18 et 19 février, 13 924 personnes de toute la Suisse ont participé à ce sondage en ligne dont la marge d’erreur se situe à 1,3 point de pourcentage », les journaux incriminés se sont couverts de ridicule. Responsables pour avoir publié de mauvais chiffres, ils le sont moins que ceux qui les avaient calculés. Regroupés autour d’une poignée de jeunes politistes suisses-allemands aux dents longues, les auteurs du sondage doivent désormais se mordre les doigts. Mais l’heure n’est ni aux excuses, ni à la compassion. N’ayant pas cessé de vanter les qualités de leur travail, ils sont les premières victimes d’une méthode pseudoscientifique qu’ils avaient utilisée avec des fortunes diverses depuis trois ou quatre ans. Aujourd’hui, le couperet est tombé et le constat est accablant !

Et comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, les électeurs auront appris 48 heures plus tard que l’initiative sur l’interdiction de se dissimuler le visage dans les lieux publics doit être mise en œuvre par les cantons et non par la Confédération. Ainsi, l’Office fédéral de la justice fut appelé à la rescousse pour mettre fin à la confusion qui régnait dans les alcôves des chambres parlementaires. Balafre acérée au bon fonctionnement du fédéralisme, cette décision aurait dû être prise avant et non après le vote du 7 mars dernier. Incapable de statuer par elle-même, la politique s’en est remis aux juges, ce qui constitue toujours une preuve d’impuissance et d’échec.

Passé tout près de la correctionnelle, le Conseil fédéral n’a pas été à la hauteur de l’événement. Il a plaidé pour le pour et le contre, sans convaincre et sans véritablement comprendre les enjeux des votations. Son indécision était au diapason de celle du peuple. Placé au milieu du gué d’arguments plus ou moins valables, celui-ci a navigué dans les eaux troubles de la politique et fut poussé par des vents idéologiques contraires. Une fois n’est pas coutume, ce sont les cantons romands qui ont tiré leur épingle du jeu. Malheur à celui qui croirait que leur opposition à la burqa serait synonyme de soumission à l’UDC. Ils n’ont pas fait allégeance aux Blocheriens, mais exprimé leur sympathie à l’idée de laïcité qui, au grand dam de quelques PS ou Verts, demeure un principe de gauche.

Parce que largement incomprise en Suisse allemande, mais aussi auprès de jeunes générations influencées par les thèses américaines du communautarisme, la séparation de l’Église et de l’État a toujours veillé à libérer le ou la citoyen/ne de toute oppression religieuse. Ce fut là l’enjeu majeur du vote contre la burqa. En toute logique, il a alors obtenu le soutien de femmes (et hommes), romandes ou autres, dont le parcours politique et l’engagement féministe ne laissent en rien soupçonner la moindre connivence avec la droite xénophobe. Toutefois, la campagne en Suisse prit une tout autre tournure. La femme dissimulée sous sa couverture de tissu fut portée aux nues et saluée comme une personne libérée des camps néo- ou postcoloniaux. C’est là faire preuve d’une cruelle et parfaite ignorance historique, sachant qu’en août 1956 Habib Bourguiba enlevait, en parlant du voile, ce « misérable chiffon » de la tête des femmes tunisiennes. Mais qui, près de soixante-cinq après, se souvient encore du « combattant suprême », surtout en Suisse allemande ?

En revanche, la presse helvétique se donna à cœur joie pour inonder ses colonnes avec les travaux d’Agnès de Féo, une sociologue française à la renommée limitée. Presque aussi méconnue en France que ne le fut naguère dans l’hexagone l’acteur français préféré des Allemandes, Pierre Brice, – admiratrices de Winnetou obligent -, celle-ci a démontré, chiffres à l’appui, que le nombre des porteuses de la burqa avait augmenté depuis la promulgation de la loi qui l’avait interdite en France. Si ses conclusions quantitatives sont exactes, elles sont erronées sur le plan politique. Derrière ces données, se cache ni plus ni moins une réalité beaucoup moins réjouissante. En effet, opinion d’ailleurs largement confortée par les acteurs et les élus de terrain français, la burqa est devenue, portée volontairement ou non, un uniforme de ralliement aux thèses de l’islamisme radical.

La campagne de ces dernières semaines laissera des traces. Elle aura irrémédiablement confirmé l’influence exercée, notamment en Suisse alémanique, par une approche germanique et anglo-saxonne de l’islam auprès de certains milieux académiques, quelques groupes de jeunes et organisations politiques et féministes. Animée parfois de bons sentiments, mais aussi guidée par une dangereuse naïveté, cette école arrive très vite à ses propres limites. Se voilant la face – et sans mauvais jeu de mots –, elle pense favoriser l’insertion des femmes musulmanes grâce à des groupes de parole. Mais pas plus que les « Alcooliques Anonymes » n’ont réussi à endiguer l’alcoolisme, ces expériences allemandes et autrichiennes ne règleront en rien le radicalisme et le terrorisme islamistes. Par conséquent, et peut-être plus qu’elle ne le croit elle-même, et notamment grâce à la Romandie, l’issue du vote du 7 mars 2021 est une bonne nouvelle pour la politique suisse.

 

 

 

 

Le nouveau schisme de la gauche européenne

À l’heure de la commémoration du centième anniversaire des Congrès de Tours et de Livourne qui, en décembre 1920 et janvier 1921, scellèrent la scission entre les socialistes et communistes français et italiens, la gauche européenne se trouve dans l’une des crises les plus dramatiques de son histoire. À quelques rares exceptions près, elle est au bord d’un abîme plus idéologique qu’électoral. Éloignée des débats théoriques qui naguère, malgré quelques excès, faisaient sa force, elle est menacée par un nouveau schisme auquel elle ne s’était pas préparée. Si les affrontements entre marxistes-léninistes et menchéviques ne font plus recette, d’autres les ont remplacés. Peut-être moins virulents dans leur forme, ils ne le sont pas moins sur le fond.

Aujourd’hui deux gauches s’opposent l’une à l’autre. Tout aussi irréconciliables que ne l’étaient les communistes et les socialistes, elles divergent dans leurs croyances, sans être pour le moins unies dans leur essence. Si l’une puise sa pensée dans les Lumières et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’autre trouve ses sources d’inspiration dans un différentialisme anti-égalitaire. Alors que la première est universaliste, la seconde est communautariste. En ce sens, celle-ci refuse en amont « l’utilité commune des distinctions sociales ». Non seulement, elle les nourrit, mais elle les cultive pour prêcher un modèle de société discriminatoire, où chaque individu se distingue par les différences qui le séparent de son prochain.

Revendiquant souvent « un droit à la différence », la gauche communautariste reprend, consciemment ou non, une notion dont la nouvelle droite s’était revendiquée dès les années septante. Faisant fi d’une approche historique et dialectique de l’engagement contre les inégalités, elle perçoit son avenir dans l’addition de revendications sectorielles et plus encore identitaires. En toute logique, elle privilégie alors l’origine aux dépens d’une prise de conscience sociale et culturelle. Insistant sur le genre, la religion ou la race, elle épouse les schémas politiques d’une gauche américaine qui est toujours restée minoritaire au cours de sa longue et très infructueuse histoire.

Aujourd’hui, le vent en poupe, la gauche communautariste contribue à alimenter la crise de la gauche universaliste. Par crainte de perdre la bataille des idées, celle-ci se recroqueville sur elle-même et n’ose même plus afficher ses valeurs qui ont fait sa fierté. Elle s’accommode de tout, se tait et accepte ce qu’elle ne devrait pas accepter. Elle tombe grossièrement dans le piège que les communautaristes lui ont tendu et se conforme à une pensée dominante qui, en fin de compte, n’arrange que les dominants.

Prise dans le tourbillon d’une écriture post-coloniale, inclusive et aussi ridicule que politiquement correcte, elle s’incline et se soumet. Elle n’a plus le courage de ses opinions, alors que plus que jamais elle devrait l’avoir. Ses bastions intellectuels sont en danger et elle assiste sans broncher au détricotage de son capital culturel et social. Accusée de ne pas défendre les minorités, la gauche universaliste n’a d’autre réponse que de rester fidèle à son combat pour l’égalité, à savoir pour sa lutte contre tout ce qui peut opposer l’un à l’autre, l’homme à la femme, le noir au blanc, celui qui croit à celui qui ne croit pas.

Plus que jamais, cette gauche universaliste, digne du nom dont elle se réclame, n’a que pour seule planche de salut de se révolter contre son ennemie de l’intérieur. Appelée à fourbir ses armes contre d’inimaginables dérives auxquelles elle n’avait jamais songé, elle n’a pas d’autre choix que de reprendre le flambeau d’un débat d’idées qu’elle a lamentablement délaissé au profit de ses adversaires. Son terrain demeure le social, mais aussi la laïcité. Respectueuse plus que nulle autre de la liberté religieuse, celle-ci ne confond pas le pouvoir politique avec le pouvoir religieux. Elle permet en revanche de s’ouvrir à d’autres croyances, à condition toutefois que ces mêmes croyances ne dictent pas sous couvert de tolérance l’intolérable, la soumission des êtres à la loi de Dieu, de Vishnu ou d’Allah.

Comme Léon Blum l’avait naguère fait avec les conditions de Grigori Zinoviev, les universalistes de gauche doivent désormais refuser les conditions posées par une gauche de communautaristes qui, en pleine confusion idéologique, est prête à pactiser avec de nouvelles formes d’obscurantisme que la gauche humaniste et universelle a sans cesse récusées. La bataille s’annonce difficile et n’est pas gagnée d’avance. Elle mérite néanmoins d’être menée pour la noblesse de la cause, mais plus encore pour un modèle de société européen qui a toujours préféré unir que diviser.

 

Quand la burqa dévoile les divisions de la gauche

S’adressant dans une lettre ouverte aux porteuses de burqa, une femme de lettres et militante féministe s’exprimait ainsi dans une chronique parue dans le Nouvel observateur en 2009 : « sommes-nous à ce point méprisables et impurs à vos yeux pour que vous nous refusiez tout contact, toute relation, et jusqu’à la connivence d’un sourire ? ». Prononcés il y a près de douze ans, ces mots n’ont pas pris une ride. Signés d’Elisabeth Badinter, dont l’action pour l’égalité des sexes n’a jamais été démentie, ils s’inscrivent dans la tradition laïque de la gauche française. Aux avant-postes d’un combat perpétuel, voire d’un plébiscite de tous les jours, celle-ci est largement restée fidèle à sa volonté émancipatrice. Désormais confrontée aux dérives communautaristes de quelques-uns de ses frères et sœurs de combat, elle se sent menacée par un discours auquel elle ne peut accorder aucun crédit politique. Relayé en France par les amis de Jean-Luc Mélenchon, il reste largement minoritaire dans l’hexagone, contrairement au monde anglo-saxon et aussi en Europe, et plus particulièrement en Suisse, où il n’a pas cessé de faire des émules depuis plus d’une décennie.

Beaucoup plus que ce n’est le cas à droite, les questions religieuses, identitaires et de genre divisent profondément la gauche d’aujourd’hui. Objets de discorde, elles ravivent des plaies malignes, mais non incurables au sein d’une famille politique qui, sans succomber à la gravité des maux qu’elle subit, n’est toutefois pas en mesure d’apporter le moindre remède pour pallier la crise idéologique qu’elle traverse. Première victime de cette forme nouvelle de délitement intellectuel, son école universaliste perd de plus en plus pied et, acculée comme jamais, abandonne les positions qu’elle avait naguère acquises de haute lutte.

Scindée entre son ancrage laïc à la française et son multiculturalisme à l’américaine, la gauche européenne semble désormais privilégier la seconde. À l’image de la votation sur l’interdiction de la burqa, la Suisse ne fait pas exception à la règle : le PS et les Verts ont choisi leur camp et voteront non. Ralliés aux positions d’une politique qui feint d’ignorer le fossé qui existe entre ces deux approches, ces partis épousent ipso facto l’avis de ceux qui, jusque dans certains milieux universitaires, interprètent le port du voile intégral comme une liberté accordée aux femmes musulmanes.

À faire sursauter d’émoi et de rage des milliers de féministes, citoyennes et citoyens hostiles à toute forme d’enfermement, ne serait-ce que celle symbolisée par un vêtement, l’attitude de la gauche suisse est très largement influencée par l’école germanique de l’islam. Entre stéréotypes bienveillants, tolérance excessive à tolérer les intolérants et une naïveté apparente, bien que non dénuée d’intérêts inavoués, celle-ci n’a pour autre objet que de relativiser la violence physique, terroriste et morale exercée à l’encontre des chrétiens, juifs, non-croyants et autres mécréants. À ne voir dans les attentats islamistes que le résultat d’une radicalisation de petits délinquants ou à déclarer, à l’exemple du professeur Perry Schmidt-Leukel de l’Université de Münster, que l’assassinat du père Hamel en 2016 à Saint-Étienne- du-Rouvray, ne serait guidé par aucune motivation religieuse, car « dans une guerre de religions, il ne peut y avoir que des attaques guerrières provenant des deux côtes » (sic !), c’est là non seulement faire injure aux victimes de Daesh, mais aussi atteindre une limite éthique, historique et humainement irresponsable qu’aucune gauche, digne de son nom, n’est pas en droit de franchir.

Aujourd’hui, cette même gauche est prise à son propre piège, faute de ne pas avoir su redonner au mot libération le sens qu’elle lui avait naguère attribué. Alors que dans de nombreux de pays de confession musulmane, beaucoup de femmes dénoncent les traditions et les contraintes sexuelles qui les oppriment, les partis occidentaux, appelés à défendre leurs droits, sombrent dans une nouvelle forme de déni qui les déshonore. Pire encore, ils laissent le champ libre à l’extrême droite qui, pour des motifs exclusivement xénophobes, a réussi à faire de la lutte anti-islamiste son fonds de commerce. Tel est le cas en Suisse, où le « le comité d’Egerkingen » a toutes les chances d’inscrire une nouvelle victoire à son palmarès grâce à son initiative antiburqa et à servir, au-delà des frontières de la Confédération, d’aiguillon et de modèle pour d’autres organisations partageant ces mêmes convictions.

Presque nulle part en Europe, la gauche n’a su prendre la dimension de ce danger politique. Face à des classes sociales désabusées et à des sympathisants en perte de repères idéologiques et philosophiques, elle offre un espace à la droite, et plus encore à la droite extrême.  Ce constat a été établi depuis plusieurs années par des élus de terrain ou autres dirigeants politiques qui, en France, comme André Gérin, en sa qualité de député-maire communiste de Vénissieux, ville de la banlieue lyonnaise, avait présidé de 2009 à 2010 « la mission d’information parlementaire sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national ». Ainsi, des partis, comme le Rassemblement national, la Ligue, l’AFD ou l’UDC se sont engouffrés dans une brèche et profitent aujourd’hui du silence de leurs adversaires pour récolter les fruits de leur propagande haineuse. Il ne suffit pas de le déplorer, mais également d’en rechercher les causes et de s’interroger sur la faillite d’une gauche européenne, en l’occurrence suisse, qui, à l’exemple de la votation du 7 mars prochain sur la burqa, dévoile ainsi ses profondes divisions au grand jour.

 

 

 

Laschet ou Söder: la République de Berlin tourne ses regards vers l’Ouest

Avec l’élection d’Armin Laschet à la tête de la CDU, Angela Merkel a inscrit un nouveau succès à son palmarès politique. Plus aisément que prévu, son candidat a réuni sous son nom près de 53% des suffrages, infligeant au favori des sondages, Friedrich Merz, une nouvelle et cinglante défaite. Mauvais perdant, celui-ci a revendiqué pour lui le poste de ministre fédéral de l’Économie, se heurtant immédiatement à une fin de non-recevoir de la chancelière. Pourtant, cela n’est qu’une broutille de fin de congrès, car les véritables enjeux sont ailleurs.

La CDU de Laschet rappelle celle de Kohl, voire celle d’Adenauer. Elle évoque celle de la République fédérale d’avant 1989, à savoir celle du modèle ordolibéral qui a fait de l’Allemagne de l’Ouest le principal moteur économique de la Communauté européenne. Né dans un quartier d’Aix-la-Chapelle, d’origine modeste, le nouveau numéro un de la CDU a grandi dans l’une des villes les plus occidentales de la RFA. À la tête du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie depuis 2017, il incarne une tradition catholique, conservatrice, européenne et sociale de la démocratie chrétienne allemande. En ce sens, il renoue avec les racines du plus grand parti allemand qui a gouverné le pays depuis près de cinquante-deux ans.

Toutefois, l’heure ne saurait être à la nostalgie. En contradiction parfaite avec quelques commentaires hâtifs qui feraient d’Armin Laschet le digne successeur de ses prestigieux prédécesseurs, la prudence est de mise. D’une part, il n’est pas assuré de devenir le futur chancelier, d’autre part l’Allemagne d’aujourd’hui n’est ni celle d’Helmut Kohl, a fortiori ni celle de Konrad Adenauer. Élu à la présidence de la CDU par des délégués très majoritairement implantés à l’Ouest, Armin Laschet ne bénéficie que peu de crédit auprès des militants chrétiens-démocrates de l’Est. Minoritaires au sein du parti, ceux-ci se sont prononcés pour Friedrich Merz.

Pourtant, ils ne sont pas en mesure de barrer la route de la chancellerie à Armin Laschet. Un obstacle d’une tout autre envergure se dresse dorénavant devant lui. Alors que la Bavière n’avait jamais réussi à placer l’un des siens à la tête du pays, ni le légendaire Franz-Josef-Strauβ en 1980, ni Edmund Stoiber en 2002, elle pourrait se féliciter de l’arrivée de son Ministre-Président au pouvoir à Berlin. Chef de la CSU, aux manettes du gouvernement régional à Munich, Markus Söder a toutes les chances de coiffer sur le fil le nouveau président de la CDU pour arracher la tête de liste des chrétiens-démocrates et sociaux lors des élections au Bundestag, prévues le 26 septembre prochain. Non seulement favori des sondages, ce protestant de Nuremberg paraît plus apte à endosser le costume de l’homme d’État que ne pourrait le faire son concurrent rhénan.

C’est bel et bien en ces termes que se pose aujourd’hui l’avenir politique de l’Allemagne. Après avoir été dirigée pendant seize ans par une chancelière de l’Est, certes née à Hambourg – ses parents ayant rejoint la RDA par sympathie pour le régime communiste -, la République fédérale semble à nouveau déplacer son centre de gravité vers l’Ouest. Pour autant, elle n’est pas prête à renouer avec le modèle rhénan qui sous sa forme originelle n’existe plus. Plus de trente ans après son unité, le pays a entre autres fait le deuil d’un l’affrontement entre les chrétiens- et sociaux-démocrates, arbitré selon les époques par des libéraux du FDP plus ou moins proches de la CDU/CSU ou du SPD.

Aujourd’hui, le paysage politique allemand est beaucoup plus complexe qu’il ne l’était avant l’arrivée d’Helmut Kohl au pouvoir en octobre 1982. À cette date, seuls trois groupes parlementaires étaient représentés au Bundestag. Aujourd’hui, ils sont au nombre de six, ce qui ne facilite pas la composition des coalitions gouvernementales. Alors que le SPD refusera probablement à rejouer les faire-valoir de la CDU/CSU, que la Linke demeurera sur les bancs de l’opposition, de même que l’AFD, tous les regards se tourneront vers les Verts qui, avides de pouvoir, sont prêts à payer le prix qu’il faudra pour réoccuper après 2005 des strapontins ministériels. Que ce soit avec Armin Laschet ou plus encore avec Markus Söder, ils veulent former, coûte que coûte, le premier cabinet « écolo-chrétien-démocrate » en Allemagne.

Impensable à Bonn, l’alliance entre la CDU/CSU avec les Verts n’effraie plus personne en RFA. Regroupant deux formations peu ou prou centristes, elle s’éloigne des schémas d’antan. Elle ne puise ni ses sources dans le « capitalisme rhénan » d’autrefois, ni dans un pacifisme intransigeant auxquels les Verts ont renoncé depuis belle lurette. Elle n’est que l’expression de la « République de Berlin ». Consciente et satisfaite d’elle-même, celle-ci se sent à l’aise pour mener sa politique comme elle l’entend. D’abord sur le plan intérieur, mais aussi au niveau des affaires étrangères et de l’Europe, où son ambition est à des années-lumière de ce qu’elle fut du temps où la RFA n’était qu’un « nain politique ». Pas sûr néanmoins que tous ses partenaires, notamment au sein de l’UE, l’aient compris, même si Armin Laschet devait nonobstant être le prochain chancelier !