Le fédéralisme sur la sellette

Dès le printemps 2020, plusieurs députés de l’UE se sont prononcés pour la création d’un « consortium de recherche européen sur le vaccin, assorti de financements adéquats, [ayant pour objet] d’encourager les laboratoires pharmaceutiques et les centres de recherche européens à travailler ensemble ». Réalistes et visionnaires à la fois, leur demande répondait au besoin d’élever la santé au rang de compétence européenne. Si tel n’est pas encore le cas, rien ne s’oppose à ce qu’il en soit ainsi. La leçon de la crise sanitaire est en effet sans appel : le traitement purement local de la Covid a rapidement atteint ses limites. Bien que les interventions sur place demeurent prioritaires pour endiguer ses conséquences à court terme, elles sont largement insuffisantes pour empêcher une propagation de plus grande ampleur. Désavoués par la dimension géographique de la pandémie, les partisans de la proximité en sont pour leurs frais. N’ayant pas admis que le virus ne connaît pas de frontières, leur pensée se heurte désormais à la dure réalité des faits.

La Covid aura eu pour mérite de situer le débat sur le fédéralisme dans une optique moins idéologique. Alors qu’à l’époque de la première vague, l’Allemagne et la Suisse se félicitaient de l’excellence de leur système pour avoir mieux su circonscrire que d’autres le nombre de leurs victimes, ces deux pays ont dû revoir leur copie à la fin de l’année 2020. Angela Merkel fut obligée de batailler ferme contre les Länder, tandis que le Conseil fédéral ne savait plus où donner de la tête face aux cantons. Source de dysfonctionnements et de manque de résolution auxquels les Suisses n’étaient guère habitués, le Kantönligeist a contribué à un imbroglio politique et épidémiologique que nul citoyen n’aurait pu s’imaginer il y a encore quelques mois.

Pas plus que ne l’est le centralisme, le fédéralisme n’est pas la panacée universelle pour résoudre une crise. En mesure de trouver des solutions à certains conflits, il peut aussi les aggraver. De même souvent jugé moins bureaucratique, il n’est pas dénué de lourdeurs administratives qui paralysent certaines prises de décision. Alors que le virus n’attend pas la moindre consultation pour se propager sur l’ensemble du territoire national, les autorités politiques se chamaillent pour défendre leur pré carré. Satisfaits d’agir au sein de leur propre espace, ils oublient que la Covid ne suit pas la même logique et que ses victimes se répartissent indépendamment de leur appartenance communale ou cantonale.

Dans ce « monde d’après », dont faute de vision on ne cesse de nous rabâcher les oreilles, le temps est venu de dépasser l’opposition entre le centralisme et le fédéralisme. Alors que le premier pèche par une opacité autoritaire, le second se réfugie dans une défense excessive du particularisme. Plus que jamais, un nouvel équilibre doit naître entre d’une part un respect égal des droits et des devoirs pour tous et une prise en compte des disparités locales, régionales, voire nationales de l’autre. Cette approche se retrouve aussi dans l’idée même de « fédération des États-nations » que l’ancien président de la commission européenne Jacques Delors avait utilisée en son temps. Oxymore politique par excellence, cette formule n’a pas encore été traduite dans les faits et demeure par conséquent plus théorique que pratique.

Le virus ne changera certainement pas le cours de l’histoire. Pas plus qu’il ne mettra en cause les traditions souvent ancestrales des systèmes politiques européens ou autres. Peut-être aura-t-il pour mérite de poser les jalons d’une nouvelle approche pour surmonter une dialectique trop prisonnière de ses œillères idéologiques. Aux enfants d’un nationalisme centralisateur, il apprendra que l’État et la nation ne garantissent pas toujours cette égalité à laquelle ils aspirent ; aux disciples du localisme fédéraliste, il enseignera que la diversité n’est que trop souvent synonyme de disparités économiques, sociales ou culturelles. Alors que le public vient ces derniers mois de porter secours au privé, l’heure d’une certaine humilité a sonné. Dorénavant, chacun sait qu’il ne peut pas uniquement compter sur soi-même, qu’il a besoin des autres et que la responsabilité individuelle ne se suffit plus à elle seule pour se prémunir de tous les maux.

Pilule dure à avaler pour certains, le fédéralisme a du plomb dans l’aile. Toutefois, parce que plus transparent et à certains égards plus démocratique que d’autres systèmes, il peut se sauver par lui-même. Par exemple, en acceptant le partage, sinon l’abandon de certaines de ses compétences, où expérience faite ces derniers mois, il a failli. Comme préconisée par les députés européens dès le premier trimestre de 2020, une politique européenne et coordonnée de la santé aurait pu ainsi éviter nombre de déboires et de drames humains qui n’ont cessé d’alimenter une actualité dont tout le monde se serait volontiers passé !

 

Accord-cadre: la Suisse n’en veut pas

Invité dernièrement à se prononcer dans une conférence à distance sur l’avenir des relations entre la Suisse et l’Union européenne, le nouvel ambassadeur d’Allemagne en Suisse, Monsieur Michael Flügger, s’interrogeait sur les intentions réelles du gouvernement fédéral à l’égard de l’accord-cadre. Sans surprise, sa question resta sans réponse. Aucun de ses interlocuteurs ne saisit la balle au bond, de peur de commettre un faux pas diplomatique, contraire aux bons usages du langage policé en vigueur dans les milieux de la politique internationale.

En l’occurrence, cette sphère du non-dit n’a plus lieu d’être. Le temps est venu d’exprimer tout haut ce que la majorité pense tout bas : la Suisse ne veut pas de l’accord-cadre. Gênée aux entournures pour se sortir d’une situation à laquelle elle regrette d’avoir apporté son concours, la Confédération a de plus en plus recours à des artifices rhétoriques, juridiques ou économiques pour se retirer des pourparlers avec la Commission européenne. Ne voulant pas assumer seule la responsabilité de l’échec éventuel des négociations, elle se plaindra alors du manque de compréhension dont ses interlocuteurs auraient fait preuve à son égard.

Le scénario n’a rien d’original. Si l’accord-cadre ne voit pas le jour, ce sera la faute de l’UE. Ayant adressé une fin de non-recevoir aux demandes de la Suisse, elle sera accusée de tous les maux par Berne pour ne pas avoir respecté la volonté populaire, pour avoir enfreint les règles élémentaires de la souveraineté, voire pour avoir voulu imposer sa bureaucratie sur tout le territoire helvétique. Cela sonne comme un disque rayé et n’impressionne pas le moins du monde une Union européenne qui ne se fait plus guère d’illusions sur le prétendu esprit de conciliation du Conseil fédéral.

Ne tirant visiblement aucune leçon des difficultés que la Grande-Bretagne rencontre dorénavant avec la mise en œuvre du Brexit, la Suisse se satisfait dans son attitude réfractaire et se cantonne à ses demandes de clarifications. Toutefois, personne n’est dupe. Rétorquant à bon escient au Conseil fédéral qu’il est assez grand pour clarifier par lui-même un texte auquel il a pourtant souscrit, l’UE aura beau jeu de le rappeler à ses obligations.

De fait, la Suisse ne veut pas endosser l’échec de l’accord-cadre. À la recherche tous azimuts de boucs émissaires, elle accuse non sans raison les syndicats sur le plan intérieur et la Commission sur le plan européen. S’appropriant le vieil adage, selon lequel c’est toujours la faute des autres, elle croit se tirer d’une affaire qui, pour plus longtemps que bon lui semble, risque de l’embourber dans ses propres contradictions. Berne oublie tout simplement que la Confédération n’est pas la seule maître du jeu et que l’UE n’attendra pas éternellement une solution qui puisse lui convenir.

Courroucée par l’interprétation donnée par la Suisse suite au refus de l’initiative de limitation du 27 septembre dernier, l’Union européenne sait désormais que la Confédération helvétique n’a plus qu’une seule idée en tête : celle du maintien in extenso et pérenne des accords bilatéraux. En toute logique, l’adoption d’un accord-cadre contrevient alors aux plans échafaudés depuis quelques semaines dans les travées du Palais fédéral. Cela explique aussi la mise à l’écart du secrétaire d’État Roberto Balzaretti, prié de se refaire une santé sur les bords de la Seine, le dessaisissement du dossier européen du Département fédéral des affaires étrangères au profit de celui de justice et police et l’absence d’un calendrier précis pour entamer de nouvelles discussions avec Bruxelles.

Peut-être jamais autant divisée depuis « le dimanche noir » du 6 décembre 1992, scindée en deux à l’exemple du résultat du vote sur les « multinationales responsables » du 29 novembre dernier, en proie à de sérieux conflits culturels et politiques entre ses régions linguistiques, mais aussi et surtout entre ses villes et ses campagnes, confrontée à l’éclatement de ses partis bourgeois et du centre de même que tiraillée au plus haut niveau pour élaborer une stratégie efficace contre la Covid,  la Suisse veut faire de l’Europe son champ de bataille pour retrouver une part de son pouvoir de décision, voire de sa souveraineté nationale. Elle en a parfaitement le droit. Tout comme l’Union européenne a aussi le droit de mettre fin à l’accès suisse à son marché intérieur, car comme tout chat échaudé qui craint l’eau froide, elle serait aussi en mesure de sortir ses griffes à l’encontre d’un pays qui, à vouloir toujours jouer perso, pourrait à plus ou moins brève échéance se retrouver sur le banc de touche.

 

 

Le sens politique de la responsabilité éthique

Tiens, on en entend plus parler ! De celles et ceux qui nous vantaient, il n’y a pas si longtemps que cela, les mérites de l’immunité collective pour combattre la Covid 19. Pas plus médecins que la très grande majorité d’entre nous, ces diafoirus, calfeutrés dans les salons cosys de la presse zurichoise, ont aujourd’hui intérêt à se la mettre en sourdine. Marchands de sable, ils auraient non seulement mis en danger la vie de plusieurs dizaines de milliers de nos concitoyens, mais aussi porté atteinte à notre économie qui n’aurait pas supporté l’explosion exorbitante des coûts du système de santé. Mais laissons à ces aficionados de Trump ou Bolsonaro le soin de faire leur mea culpa, à condition qu’ils soient un jour capables de le faire.

Rare aspect positif de la crise sanitaire, la question de l’humain semble reprendre la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter au sein du débat politique. À l’opposé d’une dialectique qui confronterait l’homme et l’économie, la priorité revient aujourd’hui à l’humanisme. Alors que chacun se gargarise d’imaginer le « monde d’après », la question éthique a retrouvé ce brin de légitimité que des managers, des CEO ou autres financiers de tout poil lui avaient contesté depuis la domination de l’idéologie néolibérale.

Bien que restée en-deçà des espoirs nourris à son égard, la « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) figure depuis une dizaine d’années sur l’agenda de l’Union européenne. À l’exemple de ses propres efforts pour instaurer un salaire minimum européen, celle-ci se heurte toutefois à l’hostilité de certains pays membres et d’une grande partie du patronat européen. Cela n’est pas sans rappeler l’opposition qui se manifeste aujourd’hui en Suisse à propos de l’initiative « Entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement ». Que ce soit à l’intérieur de nos propres frontières ou de celles de l’espace communautaire, la morale et le civisme tentent de récupérer leurs lettres de noblesse qui leur furent si longtemps retirées par aveuglement ou par le goût immodéré d’un vil profit capitaliste.

Certes par pure coïncidence du calendrier, cette initiative populaire arrive au bon moment. À l’heure où le coronavirus a l’outrecuidance de ne pas respecter la sacrosainte neutralité helvétique sur notre territoire, cette votation a pour qualité première de nous rappeler qui nous sommes, à savoir des femmes et des hommes dignes de notre nom qui ne peuvent plus accepter l’exploitation inhumaine d’autres femmes, hommes – et enfants – également dignes du leur. N’ayant peut-être pas le monopole du cœur, les initiants ont le cœur à l’ouvrage non seulement pour le plus grand bien de milliers de personnes maltraitées à travers le monde, mais aussi pour la renommée internationale de notre pays. Car, au-delà des intérêts particuliers de telle ou telle entreprise, la grande gagnante de cette initiative, si elle devait être adoptée, ne serait autre que la Suisse.

 

Ouf de soulagement ou prudence de mise ?

À l’annonce de la victoire de Joe Biden, non seulement une majorité d’Américains mais plus encore d’Européens a poussé un grand ouf de soulagement. Après quatre années de trumpisme, les États-Unis auraient tourné la page d’un isolationnisme, d’une arrogance et d’un autoritarisme sans précédent. À l’exception de quelques gouvernants illibéraux des PECO, dont le président slovène qui s’empressa au lendemain du vote du 3 novembre 2020 de féliciter le locataire de la Maison Blanche pour sa réélection, la plupart des dirigeants européens n’ont pas caché leur joie de ne plus avoir affaire à Donald Trump.

Sans nul doute, les plus démunis, les personnes privées d’assurance maladie, les Américains ouverts sur le monde, les militants écologiques et autres milieux culturels et universitaires sont les grands vainqueurs de ce scrutin. Le retour promis des USA à l’accord de Paris sur le climat ou une approche beaucoup plus humaine pour enrayer l’épidémie de COVID constituent plusieurs avancées qui méritent d’être saluées à leur juste valeur. Indéniablement, la victoire de Joe Biden est une excellente nouvelle pour des dizaines de millions d’Américains, mais aussi pour un monde attaché à l’État de droit, à la démocratie et au respect des autres.

Mais, pour s’en référer à Molière, il ne faudrait pas « que nos sentiments ne se masquent jamais, sous de vains compliments ». Espoir comblé à court et à moyen terme, le succès de Joe Biden ne constitue pas cette bonne nouvelle dont se gargarisent un trop grand nombre d’Européens. Elle pourrait aussi se traduire par un retour à des schémas de pensée traditionnels qui ne feraient que ralentir le processus de l’intégration européenne. Pas plus que ne l’ont été ses prédécesseurs, le futur président des États-Unis d’Amérique n’est pas un fervent partisan d’une Europe qui aurait décidé de voler de ses propres ailes.

Fidèle au modèle que l’ancien Secrétaire d’État de George Bush, Donald Rumsfeld, avait résumé, le jour de la célébration du 40e anniversaire du traité franco-allemand de l’Élysée, par sa célèbre formule de la « new Europe » opposée à la « old Europe », Joe Biden ne favorisera pas l’unité du vieux continent. Pas plus que ne l’avait fait Barak Obama, lorsqu’en septembre 2013 celui-ci avait laissé en rade le président François Hollande pour intervenir en Syrie, il ne s’engagera pas pour défendre les intérêts européens. En revanche, il maintiendra son soutien aux pays du Golfe qui, par ailleurs, comme le fait l’Arabie saoudite, entretiennent des relations pour le moins ambiguës avec le terrorisme islamiste.

Dans la plus pure tradition démocrate de la politique étrangère américaine, la prudence, sinon le repli sur soi, resteront de mise. Président âgé de près de 78 ans, élu pour quatre ans, Joe Biden ne présente pas les garanties nécessaires pour asseoir une relation d’égal à égal entre les USA et l’Union européenne. La faute en incombe aussi à l’UE, car trop nombreux sont encore ses dirigeants, qui enfermés dans leur légendaire naïveté du parapluie américain, croient toujours à la fable de l’excellence du partenariat USA/Europe ou à celle de la protection du modèle transatlantique. Alors que la réélection de Donald Trump aurait permis d’aborder sans ambages la question du maintien de l’OTAN, la victoire à l’arrachée de Joe Biden risque de la mettre sous le boisseau.

Pourtant, ces mêmes Européens auraient bien tort de se voiler la face. Qu’ils l’espèrent ou le craignent, la question d’une alternative au Pacte de l’Atlantique Nord ne peut pas attendre quatre années de plus. Sans contre-projet crédible, l’Union européenne se trouverait fort démunie et risquerait de payer au prix fort son manque de prévoyance politique et stratégique. Confrontée à des États-Unis profondément divisés et dont personne ne connaît au juste le choix que ses électeurs feront d’ici quatre ans, en opposition à un modèle trumpiste qui n’a peut-être pas dit son dernier mot et en décalage avec une gauche made in USA qui, au lieu de verser et de s’enfoncer encore un peu plus dans le communautarisme serait beaucoup plus inspirée de se référer à ses classiques, l’Europe n’a pas le droit à l’erreur. Son avenir ne se conjuguera pas au mode d’un multilatéralisme, aux contours plus flous que jamais, mais sera le fruit d’une volonté d’indépendance politique, d’une plus grande souveraineté militaire et d’une véritable politique extérieure dont, pourtant, pour reprendre la formule d’un ancien ministre français des Affaires étrangères, elle n’a tracé à l’heure actuelle, que « l’esquisse de l’esquisse ».

 

 

 

Les précieuses ridicules de l’écriture inclusive

Celles et ceux qui liront ces lignes et ces mots comprendront que ces dernières et ces derniers n’ont pas été choisies et choisis au hasard, car utilisées et utilisés, dans ce cas, à bon escient. Parce que fortes ou forts en orthographe, les premières nommées et les premiers nommés appliqueront les règles grammaticales et les principes grammaticaux qu’elles et ils auront toujours apprises et appris à l’école. Amoureuses et amoureux du français, elles et ils, si émerveillées et émerveillés par la parole et le mot, rendront femmage et hommage à toutes ces autrices et auteurs qui, maîtresses d’art et maîtres d’art de l’écriture, n’ont négligé aucune précision ou n’ont omis aucun détail qu’elles et ils ont apportée et apporté à leur texte. Expertes et experts de la belle phrase, elles et ils se sentiront confortées et confortés par le plaisir qu’ils et elles éprouvent en lisant une page bien écrite ou un livre bien écrit.

Nulle rédactrice et nul rédacteur ne s’affoleront à rectifier ces incongrues répétitions que chaque institutrice ou instituteur a pourtant demandé à ses écolières et écoliers d’éviter à tout prix. Les lectrices et les lecteurs sauront que c’est la page qui est bien écrite et que c’est le livre qui est bien écrit. Par conséquent, la page qu’elles et ils ont lue leur- s’il vous plaît sans « e » – a plu et le livre qui leur a plu est celui qu’elles et ils ont lu. Fruit d’un intellect réfléchi et d’une pensée réfléchie, la littérature fait naître en chacune et chacun d’entre nous un goût immodéré et une joie immodérée qui resurgissent tous les jours, parfois aux heures les plus dures et aux moments les plus durs, souvent aux minutes les plus heureuses et aux instants les plus heureux.

Instruites et instruits, cultivées et cultivés, curieuses et curieux, passionnées et passionnés, les aimantes et aimants de la phrase bien construite et du discours bien construit ne supporteront pas plus longtemps cette façon, ce procédé de dénigrer au nom d’un pseudo- égalitarisme mal léché une langue qui a mis l’amour au masculin et la culture au féminin. Parce qu’il n’y a pas d’amour sans culture et pas de culture sans amour les deux genres s’imbriquent l’un dans l’autre, comme un homme dans une femme, comme un plaisir couplé à la jouissance. À l’exception de certaines allusions salaces, la féminisation des mots n’est pas répréhensible en soi. Elle le devient lorsqu’elle frise la bêtise ou, pour paraphraser Molière, se conjugue avec des « précieuses ridicules » qui sont à la cause des femmes ce que le snobisme est à l’art de vivre.

Message destiné aux âmes mal nées, qu’il soit maintenant permis, avec Edmond Rostand et sa « Tirade du nez », de terminer avec ces vers  si inimitables et si justes qui, plus que nuls autres, soulignent la beauté et l’exclusivité de la langue française: « Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit,
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres, Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres, Vous n’avez que les trois qui forment le mot: sot !, Eussiez-vous eu, d’ailleurs, I’ invention qu’il faut, Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries, Me servir toutes ces folles plaisanteries, Que vous n’en eussiez pas articulé le quart, De la moitié du commencement d’une, car Je me les sers moi-même, avec assez de verve, Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve ».

 

Entre entourloupe et impasse

Les déclarations étaient écrites à l’avance. Après le rejet de l’initiative de limitation de l’UDC, le Conseil fédéral salua l’issue de la votation. Il avait gagné et les autres avaient perdu. Fort de l’appui du peuple suisse, il pouvait en effet se féliciter de « poursuivre la voie bilatérale », précisant par ailleurs que « c’est même pour la dixième fois que [les électeurs] l’ont fait depuis l’an 2000 ». Soit, mais cela ne règle en rien la donne qui elle, en revanche, a bel et bien changé depuis vingt ans.

À observer de près la politique européenne de la Suisse, gouvernement et partis ont profité de ce scrutin pour duper, à l’aide de la démocratie directe, un électorat qui, après avoir glissé en toute bonne foi son bulletin dans l’urne, n’y a vu que du feu. À faire du 27 septembre 2020 une date cruciale pour l’avenir européen de la Confédération, ils se sont bien gardés d’énoncer les vrais enjeux, notamment ceux portant sur l’accord institutionnel, auxquels la Suisse est désormais obligée de répondre. Sachant que l’arrêt de la libre circulation des personnes aurait mis fin à la voie bilatérale, ils n’ont fait que dénoncer l’initiative, sans pour autant décliner leurs intentions futures. Seules la radio et la télévision publiques eurent le courage de publier, deux jours avant le vote, une lettre des partenaires sociaux en date du 14 août dernier. Signée par « une sainte-alliance syndico-patronale », son contenu est non seulement connu depuis plusieurs semaines à Berne, mais scelle aussi le sort de l’accord-cadre avec l’UE qualifié, à juste raison, par la télévision suisse allemande de « cliniquement mort ».

Cette entourloupe politique ne grandit pas la démocratie suisse. Au contraire, elle l’affaiblit, tant à l’intérieur qu’aux yeux de ses partenaires européens. Ceux-ci auront alors beau jeu de ne plus croire en la parole du gouvernement fédéral. D’ailleurs, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ne s’y est pas trompée. Avec un brin d’ironie, elle « se réjouit maintenant à ce que le Conseil fédéral avance rapidement » pour signer l’accord-cadre. En insistant sur le mot « rapidement » (zügig), elle rappelle Berne à ses obligations diplomatiques et signale que l’UE ne se prêtera pas à quelque renégociation d’un texte paraphé par les deux parties contractantes en 2018.

En agissant de la sorte, la Suisse s’est elle-même placée dans une impasse, dont elle porte elle seule la responsabilité. Refusant obstinément de prendre en compte l’avis de son partenaire, devenu de plus en plus son adversaire, elle se réfugie alors dans un onanisme juridico-procédural, dont, en fin de compte, elle n’éprouvera aucune jouissance. Feignant de n’avoir pas compris que la politique de l’UE se fait à Bruxelles et non au bord de l’Aar, elle invoque sa propre souveraineté pour imposer ses règles à l’Union européenne. Au nom de son pragmatisme légendaire, elle omet pourtant de reconnaître que seuls les États membres sont en mesure de changer la législation européenne. Bref, si la Confédération veut changer l’UE, il n’existe pour elle qu’une seule solution, à savoir y adhérer !

Se délectant d’un patchwork narratif à l’anglaise, que ni Jeremy Corbyn, ni Boris Johnson n’auraient démenti ou répudié, la Suisse a voulu suivre l’exemple britannique. Mais, une fois de plus, elle a fait fausse route ! Attachant une importance démesurée aux arbitrages juridiques, elle sous-estime le volet politique d’une construction européenne qui repose sur nombre de principes intangibles et non-négociables. L’observateur aguerri se désole alors ou s’amuse des critiques syndicales suisses contre la citoyenneté européenne, alors que celle-ci fut l’idée phare de la gauche européenne lors de l’adoption de l’Acte unique européen en 1986. Grâce à l’engagement personnel du président de la Commission de l’époque, le socialiste Jacques Delors, son texte comportait pour la première fois un large volet social.

N’ayant quasiment aucune conscience historique de l’intégration européenne, trop de dirigeants suisses se réfugient dans un ostracisme anti-européen qui ne leur sera d’aucune utilité. N’arrivant pas à leurs fins lors des discussions à venir avec Bruxelles, ils invoqueront alors un nouveau statu quo ; à la différence près que l’UE n’en voudra pas. Tôt ou tard, il faudra alors se rendre à l’évidence et savoir que, même si les électeurs l’ont plébiscitée pour « la dixième fois depuis l’an 2000 », la voie bilatérale, sous sa forme actuelle, arrive à son terme. Aujourd’hui, la Suisse ne s’y est pas préparée, car elle n’a pas compris ou voulu comprendre que la votation du 27 septembre fera date non par son objet, mais par le devoir impératif du Conseil fédéral de changer de braquet et de tracer un autre chemin que celui qu’il n’a cessé d’emprunter depuis vingt ans.

L’anti-intellectualisme de la France d’aujourd’hui

Au-delà des péripéties de l’actualité quotidienne, la pensée politique s’inscrit dans ce « temps long » que l’historien Fernand Braudel avait décrit, dès 1949, dans sa thèse sur la Méditerranée. Cette même approche permet désormais d’appréhender la crise intellectuelle qu’une France mal à l’aise est en train de subir. Gagnée par un sentiment de peur, elle ne se rend pas compte de cette autre peur qu’elle pourrait susciter, à plus ou moins brève échéance, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières.

Dans une récente enquête, réalisée conjointement, en liaison avec le CEVIPOF et Le Monde, par l’Institut Montaigne, d’obédience de droite, et la Fondation Jean Jaurès, proche des socialistes, une majorité de Français exprimait non seulement sa crainte de l’avenir, mais aussi son envie de protection et de sécurité que seul un État fort serait en mesure de lui octroyer. En retrait d’une image plus ouverte de la société française, plus de 50% des personnes interrogées souhaitent même le rétablissement de la peine de mort, un pourcentage jamais atteint depuis son abolition par le président François Mitterrand en 1981.

Ce renversement de tendance n’est pas à prendre à la légère. Il reflète une défiance des Français à l’encontre d’une société dans laquelle ils refusent de se reconnaître. Traditionnellement critiques à gauche comme à droite à l’égard du libéralisme économique, ils s’opposent désormais au libéralisme philosophique. Alors que la première de ces attitudes paraît légitime, la seconde ne l’est pas. Les Français sont aujourd’hui, plus que jamais, prêts à franchir le pas de l’illibéralisme. Pris dans l’engrenage de la dialectique entre la liberté et la sécurité, ils privilégient de loin la dernière nommée.

Répudiant le premier mot de la devise de leur République, ils soutiennent de nouvelles formes de protestation qui, dans un salmigondis idéologique sans précédent, pourraient compter comme principale victime leur propre liberté. Déjà perçu lors du mouvement des « gilets jaunes », aux relents beaucoup plus réactionnaires que révolutionnaires, le désamour des Français pour les institutions démocratiques traduit l’anti-intellectualisme d’une France qui perd une part de ce qui lui a toujours valu sa fierté, à savoir sa culture.

En position défensive, elle se contente alors d’attitudes hostiles, se livre à des théories plus ou moins loufoques, applique des recettes démenties par la recherche scientifique, voire s’identifie à des mots propices pour « ensauvager » des lieux et territoires qu’elle ne maîtrise plus. La parole est donnée à ceux qui crient le plus fort, et non à ceux qui savent le mieux la contrôler. Le raisonnement n’a alors plus de raison d’être, car l’être n’a plus de raison de raisonner. Par conséquent, l’intellectuel n’est autre que l’ennemi numéro un d’une France qui ne pense plus, tant la pensée demeure suspecte d’être l’apanage d’une élite, immédiatement accusée de ne pas tenir compte de l’avis des gens. Sauf que personne ne sait précisément de quoi ces gens sont faits, en quoi ils sont plus légitimes que d’autres et ce qu’ils représentent au juste. Pas plus que dans d’autres pays, la France n’est d’ailleurs pas composée que de gens bien, nonobstant que ces « gens bien » le sont parfois beaucoup moins que certains veulent bien le dire !

Obsédée par l’idée du déclin, la France semble souvent entreprendre le contraire de ce qu’il faudrait qu’elle fasse pour l’enrayer. Oubliant que sa force réside dans ce qui la distingue positivement des autres États, elle renonce à rester fidèle à elle-même. Terre d’accueil, elle n’accueille plus ; emblème de l’égalité, elle creuse les différences et confond dorénavant le séparatisme, qui ne la guette pas, avec le communautarisme qui la menace. De manière éhontée, elle abandonne la lutte pour la laïcité, tolère ce que cette dernière n’aurait jamais dû tolérer et tombe dans le piège d’un discours creux et insipide du localisme territorial et de l’idéologie de la proximité.

Aujourd’hui, la grandeur de la France ne se mesure plus à l’échelle du gaullisme, tant ce dernier s’évapore à l’heure du cinquantième anniversaire de la mort du Général. Le pays pourrait toutefois renouer avec son passé, à condition d’appliquer à l’intérieur des frontières nationales ce que sa politique étrangère et européenne réussit à imposer à l’extérieur de son territoire, à savoir un esprit d’ouverture, de dialogue, de paix, de respect et de culture. Mais la France d’aujourd’hui n’en prend pas le chemin !

 

La direction bicéphale du PS suisse: un effet de mode

Le parti socialiste suisse s’apprête à élire une direction bicéphale. Au nom de l’égalité entre hommes et femmes, il sera dirigé par une Suisse-Allemande et un Suisse-Allemand. Mettant apparemment fin à la personnification d’un seul et même leader, un duo devra garantir la succession difficile de Christian Levrat, dont même ses adversaires les plus exposés reconnaissent la qualité de sa présidence.

Cette forme de gouvernance n’est pas nouvelle. Elle s’inspire notamment de celle pratiquée par la gauche allemande. Instaurée d’abord par les Verts et Die Linke, elle prévaut depuis une dizaine de mois chez les sociaux-démocrates du SPD. En revanche, elle n’est plus adoptée par les Verts suisses, où Balthasar Glättli a succédé, dans la plus pure tradition des partis démocratiques, à la très populaire Regula Rytz.

Perçue par beaucoup comme l’expression de la parité, la « double-direction » jouit d’un apriori favorable auprès des partisans de la diversité. Toutefois, elle s’inscrit aussi dans un mainstream aux conséquences inavouées que la politiste française Caroline Fourest résumait, dès 2008, par ces mots dans un article du Monde : « l’air de rien, ce complément amorce la victoire du droit à la différence sur le droit à l’égalité dans l’indifférence ».

Pour le PS suisse, ce choix n’est pas innocent. Il s’accommode de l’effet de mode auquel les socialistes viennent de faire allégeance. Il n’y aura plus de numéro un, ni de numéro une, a fortiori plus de numéro deux, mais une sorte de « 0,5 + 0,5 », faisant la paire comme un double de tennis, un duo de beach-volley ou un tandem cycliste. Cela peut marcher, comme cela semble marcher en Allemagne chez les néocommunistes de la Linke ou chez les Verts.

Pourtant, les apparences sont bel et bien trompeuses. La Linke cherche désormais un duo de remplacement, tandis que les Verts, impatients de revenir au pouvoir avec la CDU/CSU dès l’an prochain, se bagarrent en coulisses pour savoir qui de l’homme ou de la femme les représentera d’ici un an comme candidat-chancelier, pardon comme candidate-chancelière ! Donné favori à ce poste jusqu’il y a peu, Robert Habeck, écrivain et ancien Ministre du Land de Schleswig-Holstein, semble être maintenant distancé par sa « seconde moitié », Annalena Baerbock, dont le principal atout n’est autre que celui d’être une femme.

Quant au SPD, son expérience bicéphale s’est déjà soldée par un échec. Ni la Souabe Saskia Esken, ni son compère Norbert Walter-Borjans, bien connu des Suisses pour avoir favorisé comme Ministre des Finances du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie l’achat de CDs contenant les noms des évadés fiscaux allemands, ne se sont imposés sur la scène politique nationale. Pire, ils ont dû accepter que leur ancien adversaires interne, Olaf Scholz, soit nommé par les instances du parti au titre de candidat-chancelier à l’occasion des prochaines élections au Bundestag. Incapables de stopper l’hémorragie du SPD, leurs deux noms s’inscriront rapidement au bas de la liste exhaustive des onze présidents du SPD – contre quatre à la CDU – qui se sont succédé depuis le départ de Willy Brandt en 1987.

À l’heure où les socialistes suisses pleurent la mort de leur légendaire président Helmut Hubacher, un regard dans le rétroviseur ne devrait pas gâcher leur vision de l’avenir. Non que la nostalgie leur serve de bouée de sauvetage, mais qu’elle puisse au moins les retenir de succomber à l’air du temps. Même si la dualité présente quelques avantages, elle se heurtera inévitablement à la dure réalité de la politique. Ne supportant guère le partage des postes, celle-ci se décline au singulier, sachant que tout couple sera, tôt ou tard, contraint de se séparer. Il en est ainsi du président de la République française et de son Premier ministre, il en va de même des Conseillers fédéraux qui ne sont pas interchangeables au gré de la volonté des partis.

Aujourd’hui, le PS suisse comme tous ses homologues européens, n’a pas besoin de deux personnes pour le diriger. En revanche, il a une impérieuse nécessité de trouver de nouvelles idées. N’avoir que celle d’une direction à deux têtes ne suffit pas à le sortir de la nasse idéologique dans laquelle il se trouve. Pire encore, elle illustre une faiblesse programmatique qui n’a cessé de s’accroître ces dernières années. Pour retrouver la voie du succès, le PS suisse n’a pour seul chemin que celui de rester fidèle à lui-même et de ne pas emprunter des raccourcis qui, à l’exemple d’autres partis européens, aboutissent parfois dans un cul-de-sac.

 

 

 

 

 

 

 

Le Territoire idéologique de Jean Castex

Cet article pourrait commencer par une boutade : à l’exception, de surcroît toute provisoire de quelques astronautes en mission dans l’espace et de quelques marins naviguant sur les océans, tout le monde vit sur un territoire. Lié par définition à un espace terrestre délimité, celui-ci revêt plusieurs dimensions politiques qui renvoient le plus souvent à la notion de souveraineté. Le terme s’applique aussi aux « territoires libérés » lors de conflits armés ou a contrario aux « territoires occupés », à l’exemple de ceux de la Palestine par les forces israéliennes.

Très souvent employé en France, ce mot se retrouve dans la dénomination des départements, l’un d’entre eux ayant pour nom « le Territoire de Belfort ». De même, « l’outre-mer » englobe douze territoires français, alors que la DATAR, à savoir « la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale », a très longtemps été le fer de lance de la politique de développement français.

Remis au goût du jour par le nouveau Premier ministre français Jean Castex, c’est dans ces mêmes « territoires » que doit se dessiner « le nouveau chemin » préconisé par le Président Emmanuel Macron. L’intention paraît louable, d’autant qu’elle s’adresse aux « délaissés », aux « invisibles » et autres « gilets jaunes » de la République. Pourtant nul ne les connaît au juste, d’autant que leurs origines culturelles et géographiques ainsi que leurs revendications sociales et partisanes diffèrent selon l’endroit où elles s’expriment, voire se contredisent. Bien malin qui peut ou qui pourra affirmer être plus délaissé dans un mas provençal que dans une banlieue insalubre de la région parisienne !

Le terme de « territoires » est flou. Pire encore, il l’est volontairement. Il se réfère à la fois à « la France profonde » de Valéry Giscard d’Estaing, à celle « d’en bas » de Jean-Pierre Raffarin, mais aussi au « localisme » de Marine le Pen. Concept privilégié de la droite française, son évocation renforce l’idéologie de la proximité, dont le but essentiel est de faire croire que ce qui est proche est bien. Pourtant, les mécanismes de décision demeurent peu ou prou les mêmes, car ils répondent toujours à une logique de déconcentration et non de décentralisation de l’État français. Bref, Paris assure ses arrières et veille toujours sur la province !

En soulignant lors de son discours de politique générale du 15 juillet dernier, l’importance du « couple maire – préfet de département [et le besoin] …de rendre rapidement plus cohérente et efficace l’organisation territoriale de l’Etat, en particulier au niveau du département », Jean Castex s’inscrit parfaitement dans un schéma bonapartiste et centralisateur. Ainsi, il ne soutient les initiatives locales ou a fortiori départementales qu’à la condition expresse qu’elles restent plus ou moins sous le contrôle du pouvoir central.

Contrairement à ce que le nouveau Premier ministre français pourrait faire croire, sa politique des territoires ne constitue pas une avancée démocratique. Elle n’est qu’un faux-semblant pour accroître les prérogatives d’un système d’une parfaite et hypocrite verticalité qui glorifie les élus locaux, sans leur attribuer de réelles et nouvelles compétences. En toute logique, le regroupement des près de 36 500 communes françaises est renvoyée aux calendes grecques, le gouvernement de Jean Castex n’ayant aucun intérêt politique à se séparer du soutien des dizaines milliers de maires qui lui garantissent une inestimable assise électorale.

Voulant préparer la France de demain, le nouveau Premier ministre renoue avec celle d’hier. Il retombe dans les travers d’une image conservatrice d’un pays qui n’a pas l’audace de se séparer de ses vieilles lubies centralistes. Malgré la réduction du nombre des régions instaurée sous François Hollande, la République française n’a pas poursuivi le « nouveau chemin » de la décentralisation que le gouvernement Mauroy avait esquissé il y a près de quarante ans. Plus que jamais prisonnier de sa logique de déconcentration, bras armé de la centralisation parisienne, le gouvernement français craint le renouveau. Il se retranche alors dans les territoires au lieu de leur permettre de se doter de nouveaux instruments qu’il n’a aucune envie de leur accorder.

La France ne sera jamais fédérale. Elle ne veut pas le devenir et ne le deviendra pas. Mais, la France a besoin de clarté dont elle ne cesse de se priver. Composé d’un millefeuille de plus en plus opaque, son système politico-administratif est trop compliqué. Plus que jamais, elle devrait se séparer d’un échelon qui n’a plus aucune raison objective d’exister : le département. Celui-là même que Jean Castex, victime de son propre schéma idéologique, veut dorénavant promouvoir à tout prix !

Le postcolonialisme: à jeter aux orties!

Dans une interview publiée récemment par la presse suisse allemande, la jeune historienne bâloise Tanja Hammel considère que « le mot postcolonialisme ne signifie pas que le colonialisme appartient au passé, mais que nous vivons dans une époque, où il existe de nombreuses répercussions du colonialisme, dans la culture, l’économie, la science et la politique ». Cela démontre, poursuit-elle, « à quel point l’histoire coloniale demeure présente ». Soit ! L’argument est imparable et ne peut pas être contredit. Idem pour toutes ces autres lapalissades qui feraient de l’histoire européenne de ce début du 21e siècle celle de la post-guerre froide, de la France le pays du post- gaullisme, de l’Espagne démocratique l’expression du post-franquisme, de l’Italie la péninsule de l’ère post-mussolinienne ou du post-berlusconisme, voire de la Suisse l’espace du post-Sonderbund. Tout cela est vrai, mais ne présente, en somme, que très peu d’intérêt. À ne vouloir qu’enfoncer des portes ouvertes, le débat tourne rapidement court. Les comparaisons sont de plus en plus hasardeuses, voire illégitimes et favorisent l’affirmation d’un relativisme historique dont il faudrait se prémunir au plus vite. À titre d’exemple, aucun Allemand ou observateur de l’Allemagne n’ose sérieusement prétendre que le passé colonial du Reich a laissé plus de traces que ne l’a fait la division du pays en deux États. Il suffit pour cela de se rendre à Berlin, où le Mur reste beaucoup plus gravé dans les esprits que ne le sont les troupes coloniales allemandes qui ont rebroussé chemin après la défaite de la Première Guerre mondiale.

Les élèves disciplinés de l’école postcoloniale commettent deux erreurs impardonnables pour tout historien digne de ce nom. Ils ne tiennent ni compte de la contextualisation, ni de la complexité de leur matière. Prisonniers d’un schéma idéologique préconçu, ils sont dans l’incapacité intellectuelle de resituer et d’analyser les événements dans leur dimension conjoncturelle et structurelle. Par conséquent, ils ne possèdent guère d’outils critiques pour différencier entre eux les éléments qu’ils étudient. Pire encore, ils font du colonialisme un bloc monolithique, alors qu’il ne l’a jamais été. Celui-ci ne se décline pas au singulier, mais au pluriel. D’une signification autre pour les Anglais et les Hollandais que pour les Belges ou les Français, il répondait à des logiques nationales et économiques qui variaient selon les États colonialistes.  À l’exemple de la France, il se distinguait même d’une région à une autre, de l’Indochine à l’Afrique du Nord, voire au sein même du Maghreb, l’Algérie et le Maroc ayant vécu sous des statuts différents. Et quitte à pousser la réflexion jusqu’à son paroxysme, il n’y aurait jamais eu de revue plus postcoloniale que le Nouvel Observateur – aujourd’hui « l’Obs » -, nombre de ses meilleures plumes et son fondateur Jean Daniel ayant été de parfaits colons français !

Se réclamant souvent de gauche, ou plutôt d’une certaine gauche, les disciples du postcolonialisme oublient plusieurs ouvrages de référence. Qu’ils soient signés de Rosa Luxemburg ou de Lénine, pour qui l’impérialisme fut le stade suprême du capitalisme, ils avaient, nonobstant leurs défauts politiques, pour avantage de décrire l’internationalisation du capitalisme financier. Ils offraient alors une nouvelle dimension qui dépassait de loin le seul cadre national ou a fortiori colonial. Pourrissant désormais au fin fond d’une étagère de bibliothèque ou partiellement contredits par l’histoire, ils n’en demeurent pas moins des lectures de base auxquelles les « postcolonialistes » n’accordent plus ou n’ont jamais accordé la moindre importance.

Petits télégraphistes d’une école capitaliste américaine et anglo-saxonne, ceux-ci raisonnent en termes simplement ou vaguement économiques et culturels. Ils oublient notamment la dimension territoriale et belliciste du colonialisme qui fut prédominante durant la très grande partie de son existence. Seules les grandes puissances de l’époque pouvaient se prévaloir d’une politique de possession ou d’annexion à laquelle leurs forces militaires et maritimes prêtaient main forte. Condition sine qua non du succès des expéditions, elles ne pouvaient qu’être financées que par des États qui en avaient les moyens. Tel n’était pas le cas de la Suisse, dont la pauvreté de ses deniers durant les trois-quarts du 19e siècle ne lui permettait pas, même si elle l’avait voulu, de participer activement au colonialisme. Quoique quelques-unes de ses familles les plus aisées aient contribué d’une quelconque façon à l’exploitation éhontée de pays et de populations oppressés, la Suisse n’a jamais été un pays colonialiste. Par conséquent, elle n’est pas redevable d’un passé qu’elle n’a pas à endosser. En revanche, elle l’est pour avoir géré et protégé par la suite la fortune cachée de quelques dirigeants post-coloniaux, dictateurs africains en tête.

Peut-être plus qu’ailleurs, nombre des intellectuels ou responsables politiques suisses épousent les thèses postcoloniales. Certains sont même de l’avis que le projet européen est l’exemple par excellence du postcolonialisme. Sauf que le Royaume-Uni, notamment pour préserver son empire, avait refusé de s’y associer en 1951 et que la décolonisation belge ou française a notamment eu lieu après la signature et l’entrée en vigueur des traités de la CECA et de Rome. Mais ce n’est là qu’un petit détail pour ces historiens, tant ils ne sont plus à une erreur historique près et que leur histoire est à jeter au plus vite aux orties.