La gauche en mode SOS

Voilà une histoire qui ne dira rien aux moins de cinquante ans, soit vraisemblablement à la majorité des lecteurs de ce blog. Elle ne retiendra guère leur attention, faisant aujourd’hui partie de ce passé dont une certaine gauche aime désormais faire table rase. Mais peut-être moins anodine que communément admise elle mérite ces quelques lignes qui n’ont rien de nostalgique.

En 1964, en plein gaullisme triomphant, alors qu’André Malraux n’avait même pas encore prononcé sa fameuse phrase selon laquelle « entre les communistes et nous (les gaullistes) il n’y a rien », quelques quadragénaires, voire trentenaires, plus ou moins connus, se réunirent pour fonder « la Convention des Institutions Républicaines » (CIR). Regroupés autour de François Mitterrand, qui dès 1958 s’imposa au côté de Pierre Mendès France comme le plus fervent opposant non communiste du Général de Gaulle, plusieurs hommes politiques, à l’exemple de Claude Estier, Charles Hernu ou Louis Mermaz, mais aussi, fait plus rare à l’époque, quelques femmes dont Édith Cresson, la jeune Élisabeth Guigou et la regrettée Gisèle Halimi, esquissèrent la plus belle aventure du socialisme français du 20e siècle. Rejoints par le journaliste d’Europe 1 Georges Fillioud ou par le fils du ministre gaulliste Louis Joxe, Pierre Joxe, cet aéropage de politiques et d’intellectuels avaient compris ce que la gauche européenne omet maintenant d’admettre. Fidèle à l’adage d’Antonio Gramsci, la Convention des Institutions Républicaines avait su conquérir à petits pas une « hégémonie culturelle » que la droite, voire l’extrême droite, ont entre-temps réussi à monopoliser depuis près de vingt ans.

Bien que comparaison ne soit pas raison et que toute tentative d’expliquer le présent par le passé se heurte inexorablement à l’obstacle de la contextualisation, ce regard en arrière ne doit rien au hasard. Même si le mitterrandisme n’a pas répondu à tous les espoirs qu’il a pu susciter, son bilan demeure largement plus positif que ne l’est celui de ces alternatives au résultat plus que décevant. Alors que les « Grünen », à des années-lumière de leurs origines gauchistes, se prélassent dorénavant au centre (droit) de l’échiquier allemand, Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, Pablo Iglesias en Espagne ou, plus récemment Jean-Luc Mélenchon, ont tous connu la défaite.  Symboles d’une gauche en perte de repères culturels et idéologiques, ils l’ont conduite dans une impasse politique dont elle éprouve le plus grand mal à sortir. Tel est notamment le cas au Royaume-Uni, où l’ambiguïté des travaillistes lors du Brexit a largement favorisé la victoire de Boris Johnson et de ses alliés, mais aussi en France où depuis le référendum du 29 mai 2005 les positions mélenchonistes se sont trop souvent confondues avec celles du Front et du Rassemblement national. Quoique toute confusion entre les uns et les autres révèle au grand jour les dangereux travers du totalitarisme, nul ne peut taire une vérité que l’on a du mal à entendre : à savoir que le transfert des voix entre la NUPES et le Rassemblement national n’a jamais atteint des scores aussi élevés ; même si les électeurs de Marine Le Pen ont plus tendance à voter pour Jean-Luc Mélenchon au second tour que l’inverse (voir l’enquête de l’institut Opinionway parue dans les Échos du 19 juin 2022).

Ces comportements électoraux traduisent un mal-être politique sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bénéficiant en premier lieu à une extrême droite en phase de dédiabolisation, ils soulignent les errements idéologiques d’une gauche qui a fait le lit de ce que l’on n’ose même plus appeler la résurgence du fascisme. N’ayant que trop épousé au nom de la souveraineté un langage social-nationaliste, tentant en vain de récupérer des mouvements politiques particulièrement ambigus, comme celui des « gilets jaunes », inspirée par des théories communautaristes de genre ou de race venues tout droit des États-Unis, ou entraînée par les flots de certaines dérives intégristes et religieuses, cette gauche a échoué. Son échec est amplement mérité et ne saurait être rayé d’un trait de plume. Pour y remédier, cette même gauche doit impérativement faire son aggiornamento. Elle n’en a pas encore conscience, mais ne pourra en aucun cas se soustraire à cet exercice auquel elle n’aura d’autre choix que de faire face.

Aujourd’hui en mode SOS, la gauche a tout intérêt à recourir aux forces de l’esprit qui l’ont toujours animée ; à rouvrir les livres d’histoire et à s’inspirer par exemple du travail que la Convention des Institutions Républicaines avait su entreprendre en son temps. Pour redorer la noblesse de la politique, sa renaissance passe par celle de ses idées. Car, pour réussir et renouer avec la victoire, la gauche ne pourra jamais se passer de ce qui la fait vivre et lui offre ce dont elle a impérativement besoin : la pensée, l’intellect et la culture.

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.

14 réponses à “La gauche en mode SOS

  1. La gauche est en échec quasi constant depuis que la privatisation des chaines d’information est devenue monnaie courrante. Les puissants protègent les puissants et les idéaux partagés en continu sous forme de vérité absolu fait le lit de la droite et de l’extrême-droite.
    Comment se fait-il qu’un sujet aussi mineur que celui de l’immigration puisse prendre autant de place dans les débats dans lesquels l’écologie, l’énergie, la sécurtié alimentaire, la dérégulation des marchés financiers et le transfert de capitaux des pouvoirs publics aux pouvoirs privés sont aux abonnés absents? Tout simplement car ces sujets feraient prendre conscience aux électeurs de l’aberration du système actuel et, ça, les puissants ne veulent pas le risquer.
    Oui la gauche doit renaitre mais pour une gauche puissante il faut un sentiment de révolte puissant. Les masses sont maintenues dans un état léthargique et leur pouvoir ainsi neutralisé. Ajouter à cela les “fausses-gauches” avec des idéaux de droite qui, elle, est tolérée, et on retrouve cet état léthargique encore amplifié par la lassitude d’un système qui parait immuable et des gouvernants qui paraissent tous faux et corrompus.

    1. « Les puissants protègent les puissants et les idéaux partagés en continu sous forme de vérité absolu fait le lit de la droite et de l’extrême-droite. »
      « Les masses sont maintenues dans un état léthargique et leur pouvoir ainsi neutralisé. »

      Intéressante rhétorique : ce genre de phrase, lorsqu’elle vient de la gauche, est considérée comme l’expression d’une légitime colère, d’une saine révolte.
      Quand elle vient de la droite, c’est la manifestation du complotisme d’une droite populiste et inculte.
      Un seul propos, deux analyses.

      Au final, partout les mêmes œillères …

      1. C’est beaucoup plus compliqué que cela. Les politiques fiscales de la gauche et de la droite, à titre d’exemple, ne sont pas les mêmes .
        Bien à vous.
        GC

  2. Cher Monsieur, votre page est un baume et un possible reconstituant ! Le livre, la pensée… Pourtant, un Jean-Luc Mélenchon les pratique; il essaie, continûment, de recourir à l’histoire ! On voit bien que cela ne suffit pas face au chaos et à l’abstention. De mon point de vue, la gauche s’est noyée dans la sociologie. Elle en a abusé pour se frayer des chemins vers la justice et l’égalité. Elle s’est regroupée autour d’idéals et de certitudes en perdant peu à peu de vue que se cultiver, comprendre et améliorer exigent un travail de chaque instant, que la culture, pour être vivante, doit s’adosser à des savoir-faire, des savoir-créer et non favoriser des rites d’auto-satisfaction populistes. À votre diagnostic très juste, j’ajouterais le rôle des médias en général, peu nourris d’histoire et de géographie, trop enclins à se cantonner dans l’éphémère et le local. Les intellectuels de gauche n’ont pas saisi que la vague verte ne constitue nullement l’humanisme auquel ils continuent de s’accrocher par des mots. En vous remerciant et en vous souhaitant un bon été.

    1. Je vous félicite! Je ne vous connais pas, mais votre lucidité et votre sens aigu de l’analyse m’impressionnent.
      Je souscris entièrement à votre remarque concernant les médias, la vague verte et le localisme que je ne cesse de dénoncer depuis plusieurs années. Vos quelques lignes sont remarquables. C’est tout ce que j’ai à ajouter.
      Très cordialement.
      GC

  3. Bonjour. Sacré objectif. Mais je doute que ce qu’on appelle “la gauche” actuellement en France en soit capable. D’autant que la situation sociétale a fortement évolué depuis 1964. En 1964, la “frontière” entre gauche et droite était finalement “claire” car nous étions encore en plein dans la fameuse “lutte des classes”. Depuis, le PCF s’est fait laminer suite à l’explosion de l’URSS. Le PS a glissé vers un centre-droit, et un embourgeoisement certain que la présidence Hollande a bien mis en évidence. Les écolos sont devenus une “force politique” à géométrie variable qui n’existait pas en 1964. Et il n’y a guère que LFI qui continue à prospérer sur le principe de la “lutte des classes”. Mais cette vision est-elle encore pertinente en 2022? Il y a 10 ans (au moins) je lisais un édito du Monde qui expliquait que la nouvelle séparation politique était plutôt entre libéraux (individualistes) et sociaux. Mais que cette séparation traversait aussi bien la “gauche” que la “droite”. D’une certaine manière, l’apparition de Macron, venu du PS, en est l’expression même.

    Après, l’environnement technologique n’aide pas non plus à la création d’un tel organisme, et d’une remise en cause “intellectuelle”. Hier, la communication se faisait par de grands communiqués, permettant de présenter des arguments. Aujourd’hui elle se fait à travers les 280 caractères de Twitter. C’est à dire rien. Hier c’était les médias (journaux papier, radio, TV) qui mettaient en avant telle ou telle idée. Aujourd’hui ce sont les réseaux sociaux qui le font. Et ils choisissent prioritairement “ce qui fait le buzz”. C’est à dire les idées les plus extrêmes. Quand aux médias traditionnels, ils sont tellement à la traine de la technologie qu’ils ne pensent plus que “scoop instantané” au mépris de l’explication, et du suivi. Autant dire qu’ils tentent de copier (dans un échec permanent) les médias sociaux.

    De plus, en 1964 l’Union Européenne était moins développée qu’actuellement. Bien qu’elle apporte un certain nombre d’avantages aux citoyens, elle représente aussi un frein au développement de “visions alternatives”. Cela c’est bien vu, avec la Grèce, quand le parti Syriza est arrivé au pouvoir, porté par les électeurs. Mais qu’au final il n’a pu appliquer qu’une part infime de son programme, du fait des contraintes politiques et économiques européennes.

    1. Bien que je n’approuve pas toutes vos critiques, je les prends en compte, car elles méritent un examen plus approfondi.
      Depuis plusieurs années, je développe la thèse de la tectonique des plaques politiques. La gauche ne l’a pas prise en compte.
      Cordialement.
      GC

  4. Analyse très intéressante.

    Personnellement je suis de droite et j’appartiens probableement même à ce que les gens de gauche voient comme une droite extrême, parce qu’ils mettent le curseur à gauche du centre ce qui décale tout. (En Italie on a une autre illusion d’optique car le curseur est placé par les médais à droite du centre. Donc ce qui en France serait vu comme l’extrême droite est présenté comme le centre droit (Berlusconi, Meloni, la Legha). Et ce centre droit vfa bientôt gagner les élections).

    Ayant indiqué mon point de vue, je voudrais suggérer quelques réflexions à M. Casasus.

    Peut-être que si l’habile Mitterrand a réussi à rassembler la gauche, c’est parce qu’il était de droite. Comme il connaissait la nécessité d’un certain conservatisme, surtout dans les classes populaires qui aiment les repères fixes, il a su fédérer sans le déstabiliser, le “peuple de gauche” comme il disait, qui était en somme un peuple tout court, donc conservateur.

    Après Mitterrand ce sont des gauchistes qui ont pris les commandes de la gauche. Rien n’est plus anti populaire. Et le résultat est cette gauche en mode SOS parce que l’électorat populaire est déstabilisé.

    Deuxièmement, je pense que la défaite de la gauche est dû au fait qu’elle a complètement évacué la question sociale en devenant un agent encore plus dévoué de la flexibilisation et du démantèlement social que les partis dits de droite. Elle n’a pas compris les effets dévastateurs de l’immigration, qui plonge les classes populaires dans l’angoisse. Et elle a préféré mettre en avant des causes qui ne concernent que d’infimes minorités et révoltent plutôt le populo, comme l’agenda LGBT. L’échec était inévitable. Tout comme il était inévitable que le “populisme” récolte les fruits du fiasco de la gauche.

    Mitterrand était très intelligent. Donc il devait dsavoir tout ça. Alors pourquoi a-t-il laissé loibre cours à tous ces gauchistes? C’est un mystère.

    1. Vous avez doublement raison: vous êtes de droite et François Mitterrand était très intelligent.
      Bien à vous.
      GC

    1. C’est votre point de vue. Pas le mien.
      Et le combat contre l’exclusion et l’intégrisme religieux fait en effet partie de la gauche.
      Bien à vous.
      GC

      1. Prenez quand même 5 minutes pour les lire. Vous seriez étonné de voir que vous ne pensez pas encore suffisamment bien.

        Et cela a été démontré avec Greenpeace. Les pétrodictatures ont déversé des milliards pour nous éloigner de notre indépendance énergétique, à leurs profits. Leur softpower est gagnant…

        1. Jusqu’à la preuve du contraire, je n’ai jamais défendu la moindre pétrodictature. Moins que ne l’ont fait certains Verts à l’heure du terrorisme islamique qui n’ont que trop peu dénoncé certaines dictatures du Golfe, impliquées dans ces crimes.
          GC

Les commentaires sont clos.