Entre entourloupe et impasse

Les déclarations étaient écrites à l’avance. Après le rejet de l’initiative de limitation de l’UDC, le Conseil fédéral salua l’issue de la votation. Il avait gagné et les autres avaient perdu. Fort de l’appui du peuple suisse, il pouvait en effet se féliciter de « poursuivre la voie bilatérale », précisant par ailleurs que « c’est même pour la dixième fois que [les électeurs] l’ont fait depuis l’an 2000 ». Soit, mais cela ne règle en rien la donne qui elle, en revanche, a bel et bien changé depuis vingt ans.

À observer de près la politique européenne de la Suisse, gouvernement et partis ont profité de ce scrutin pour duper, à l’aide de la démocratie directe, un électorat qui, après avoir glissé en toute bonne foi son bulletin dans l’urne, n’y a vu que du feu. À faire du 27 septembre 2020 une date cruciale pour l’avenir européen de la Confédération, ils se sont bien gardés d’énoncer les vrais enjeux, notamment ceux portant sur l’accord institutionnel, auxquels la Suisse est désormais obligée de répondre. Sachant que l’arrêt de la libre circulation des personnes aurait mis fin à la voie bilatérale, ils n’ont fait que dénoncer l’initiative, sans pour autant décliner leurs intentions futures. Seules la radio et la télévision publiques eurent le courage de publier, deux jours avant le vote, une lettre des partenaires sociaux en date du 14 août dernier. Signée par « une sainte-alliance syndico-patronale », son contenu est non seulement connu depuis plusieurs semaines à Berne, mais scelle aussi le sort de l’accord-cadre avec l’UE qualifié, à juste raison, par la télévision suisse allemande de « cliniquement mort ».

Cette entourloupe politique ne grandit pas la démocratie suisse. Au contraire, elle l’affaiblit, tant à l’intérieur qu’aux yeux de ses partenaires européens. Ceux-ci auront alors beau jeu de ne plus croire en la parole du gouvernement fédéral. D’ailleurs, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ne s’y est pas trompée. Avec un brin d’ironie, elle « se réjouit maintenant à ce que le Conseil fédéral avance rapidement » pour signer l’accord-cadre. En insistant sur le mot « rapidement » (zügig), elle rappelle Berne à ses obligations diplomatiques et signale que l’UE ne se prêtera pas à quelque renégociation d’un texte paraphé par les deux parties contractantes en 2018.

En agissant de la sorte, la Suisse s’est elle-même placée dans une impasse, dont elle porte elle seule la responsabilité. Refusant obstinément de prendre en compte l’avis de son partenaire, devenu de plus en plus son adversaire, elle se réfugie alors dans un onanisme juridico-procédural, dont, en fin de compte, elle n’éprouvera aucune jouissance. Feignant de n’avoir pas compris que la politique de l’UE se fait à Bruxelles et non au bord de l’Aar, elle invoque sa propre souveraineté pour imposer ses règles à l’Union européenne. Au nom de son pragmatisme légendaire, elle omet pourtant de reconnaître que seuls les États membres sont en mesure de changer la législation européenne. Bref, si la Confédération veut changer l’UE, il n’existe pour elle qu’une seule solution, à savoir y adhérer !

Se délectant d’un patchwork narratif à l’anglaise, que ni Jeremy Corbyn, ni Boris Johnson n’auraient démenti ou répudié, la Suisse a voulu suivre l’exemple britannique. Mais, une fois de plus, elle a fait fausse route ! Attachant une importance démesurée aux arbitrages juridiques, elle sous-estime le volet politique d’une construction européenne qui repose sur nombre de principes intangibles et non-négociables. L’observateur aguerri se désole alors ou s’amuse des critiques syndicales suisses contre la citoyenneté européenne, alors que celle-ci fut l’idée phare de la gauche européenne lors de l’adoption de l’Acte unique européen en 1986. Grâce à l’engagement personnel du président de la Commission de l’époque, le socialiste Jacques Delors, son texte comportait pour la première fois un large volet social.

N’ayant quasiment aucune conscience historique de l’intégration européenne, trop de dirigeants suisses se réfugient dans un ostracisme anti-européen qui ne leur sera d’aucune utilité. N’arrivant pas à leurs fins lors des discussions à venir avec Bruxelles, ils invoqueront alors un nouveau statu quo ; à la différence près que l’UE n’en voudra pas. Tôt ou tard, il faudra alors se rendre à l’évidence et savoir que, même si les électeurs l’ont plébiscitée pour « la dixième fois depuis l’an 2000 », la voie bilatérale, sous sa forme actuelle, arrive à son terme. Aujourd’hui, la Suisse ne s’y est pas préparée, car elle n’a pas compris ou voulu comprendre que la votation du 27 septembre fera date non par son objet, mais par le devoir impératif du Conseil fédéral de changer de braquet et de tracer un autre chemin que celui qu’il n’a cessé d’emprunter depuis vingt ans.

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.

7 réponses à “Entre entourloupe et impasse

  1. Vous avez sans doute raison dans votre jugement sévère sur la politique de nos dirigeants. Mais vous êtes un européiste, donc vous leur reprochez de ne pas avoir été assez clairement en faveur de l’adhésion, ni assez persuasifs pour tenter de convaincre le peuple Suisse, réticent, des avantages qu’il y aurait à faire partie du “club”, comme ils disent.

    Moi je suis eurosceptique encore plus que Nigel Farage et donc je fais un autre reproche à nos dirigeants. Je leur reproche d’avoir menti à Bruxelles en faisant croire qu’eux, gouvernement suisse, avaient le pouvoir de décider et que la ratification populaire demanderait certes un peu de pédagogie, mais qu’elle serait acquise.

    Est-ce que les responsables du Berlaymont l’ont cru? Je ne le pense pas. Ils ne sont pas si bêtes et ils étaient tout de même assez informés du système constitutionnel suisse pour savoir que Berne leur racontait des balivernes. Mais ils ont fait semblant de le croire, pour prendre au piège toute la bande des Delamuraz, Felber, Ogi, Calmy-Rey, Schmid, Calmy-Rey, Leuthard, Schmid, Burkhalter, Cassis, Blankart, Kellenberger, Ambühl, de Watteville, Balzaretti & Cie en les laissant s’enferrer dans une impasse pour pouvoir ensuite leur tenir le langage de leurs prétendues “obligations diplomatiques”.

    Il n’y a aucune obligation. La Suisse est libre de répondre Non, un Non définitif sec et sonnant au traité de sujétion qui est proposé. Peut-être que cette bande de polichinelles au Conseil fédéral ne peuvent pas, aujourd’hui, faire cette réponse qui serait la seule réponse honnête, parce que cela reviendrait à désavouer tout ce qu’ils ont fait, et dit, depuis 30 ans et qui était un ramassis de faussetés, de faux fuyants et de mensonges. Ils n’osent faire l’aveu que c’était ça, en réalité. À vrai dire dans tout autre pays ce gouvernement devrait offrir sa démission pour un tel échec. Mais en Suisse ça n’est pas si du. On a fait faux sur toute la ligne… Peu importe: on garde les mêmes et on recommence. Donc, face au refus poli mais inflexible, de la très distinguée et aimable comtesse von der Leyen, de rediscuter ne serait-ce qu’un iota du traité proposé, nos édiles ridicules vont finir par signer ce papier et ce sera au peuple qu’il incombera de le refuser. Ou alors, comme vous le suggérez, ce sera peut-être Bruxelles qui dira “e finita la comedia” et pour ne pas laisser faire un précédent face à Boris Johnson, et ne pas prendre la voie d’une Europe à plusieurs vitesses, mettra un terme aux discussions, réduisant la Suisse au statut de pays tiers au profit d’accords de libre échange et des règles de l’OMC.

    Pour ma part, cette dernière issue me conviendrait parfaitement car je suis convaincu que la Suisse s’en sortirait très bien dans cette nouvelle donne qui aurait au moins le mérite de la clarté, enfin!

    Vous parlez très bien et très justement du “volet politique de la construction européenne, qui repose sur nombre de principes intangibles et non-négociables”. Ces principes intangibles et non-négociables étant incompatibles avec nos principes suisses intangibles et non-négociables comme les droits populaires, dès le début la participation suisse à ce projet continental était exclue. Mais il était tout à fait possible de trouver un modus vivendi dans l’affirmation claire de notre indépendance et un sain pragmatisme économique. Encore eût-il fallu pour cela en avoir la volonté politique et des gouvernants ayant une certaine fermeté et capacité “to play hard ball” dans la négociation.

    J’aurais donc préfére pour ma part que nous soyons gouvernés par des patriotes ou tout simplement par des gens attachés à nos principes constitutionnels, et qu’ils disent la vérité dès le début aux négociateurs européens. C’est à dire: “vos principes intangibles dont incompatibles avec les droits populaires que nous avons en Suisse. Nous, Conseil fédéral, n’avons pas le pouvoir ni le droit de changer ces principes. Donc c’est un non possumus. Aménageons donc nos relations au mieux dans le cadre de l’AELE”.

    Si nos dirigeants avaient parlé ce langage de vérité dès le début, on ne serait pas dans cette impasse aujourd’hui. Il aurait fallu pour cela des dirigeants suisses déterminés et durs en affaires, mais fair play. Des gens comme monsieur Christophe Blocher ayant le sens du rapport de force et sachant d’expérience comment sortir d’une négociation avec le maximum de profit pour soi-même, en ne cédant à la contrepartie que ce qui est absolument inevitable et nécessaire. Il aurait fallu mener une politique clairement centrée sur la défense des intérêts suisses, et non sur le désir de faciliter la réalisation d’une utopie internationaliste, moyennant quoi, dans la clarté et la franchise, nous aurions pu obtenir des arrangements très favorables.

    Au lieu de ça on a préféré se lancer dans un jeu de dupes dans lequel les deux parties étaient d’une parfaite mauvaise foi et duplicité. Et la partie suisse, de fait, se laissait emporter par le courant comme le chien crevé au fil de l’eau en espérant qu’à la fin les oppositions au projet d’adhésion larvée finiraient par disparaître. Le résultat ne pouvait pas être bon.

    Mes idées sont opposées à celles de monsieur Casasus mais je le rejoins dans le jugement sévère au sujet de la façon dont le CF nous a bourré le mou depuis 30 ans.

    1. Nous sommes en désaccord sur de nombreux points, mais au moins sur le dernier nous partageons la même analyse.
      GC

  2. En tant que Suisse je désapprouve toute perte de souveraineté.

    Si notre pays se lie aux lois et directives européennes, si les décisions politiques descendent de Bruxelles, alors notre démocratie directe est en voie de disparition à brève échéance.

    Les suisses sont-ils d’accord pour perdre le droit de vivre comme ils l’entendent ?
    Les suisses sont-ils d’accord pour que la technocratie de Bruxelles décide du destin de leur pays ?

    Qui des peuples européens seraient encore d’accord de rester dans l’union (telle qu’elle existe) si on leur demandaient par referundum ?

    Coopération/oui, soumission/non.

    1. L’Union européenne est aussi libre de ne pas se soumettre aux revendications suisses!
      C’est sa liberté, celle de plus de 450 millions d’Européens!
      GC

      1. @GILBERT CASASUS

        Vous avez évidemment tout à fait raison de dire ça.

        C’est pourquoi j’espère, personnellement, que l’UE dira au CF: “Désolés, mais vous nous avez menti depuis 30 ans en prétendant que vous aviez l’intention de rejoindre notre club et que vous en respecteriez les règles. Nous voyons bien que vous avez été hypocrites, ou alors c’est juste que vous avez trop roulé les mécaniques en vous parant des plumes du paon. En fait la décision ne vous appartenait pas. Quittons nous bons amis. Résilions d’un commun accord certains traités, conservons en d’autres (par exemple celui sur les transports) et contentez vous désormais d’être un pays tiers comme la Grande Bretagne.”

        Pour moi ce serait la meilleure chose qui pourrait arriver. Puisque nos dirigeants sont trop faibles, trop lâches et trop peu patriotes pour opposer une fin de non recevoir définitive à toute forme d’accord cadre incluant une reprise automatique ou “dynamique” de la législation européenne, – ce qui serait une forfaiture il n’y a pas d’autre mot -, alors il est à souhaiter que l’Union Européenne supplée à la nullité de nos dirigeants et mette enfin un terme à cette comédie.

        Malheureusement, je n’ose même pas espérer que l’UE aura ce courage de trancher dans le vif, car je les soupçonne d’être plus vicieux que ça. Ils n’étaient jamais dupes des manigances de nos dirigeants, à mon avis. Ils étaient eux-mêmes de mauvaise foi et hypocrites et ils ont fait semblant de jouer le jeu pour mieux humilier nos stupides négociateurs. Ca les amusait de voir ramper cette bande de sept petits nains.

        Je crains qu’ils ont envie de faire durer encore ce petit jeu pervers, et de voir s’ils parviennent à forcer quand même la main du peuple suisse, avec la complicité de cette 5ème colonne qu’est actuellement la classe politique suisse.

  3. Rien à priori contre, ni pour l’Europe, mais quand même…
    Regardez l’émission de France TV “Aide au Liban”.

    En plus d’être totalement nulle artistiquement, la France est en partie responsable de ce désastre, entre autres, comme pour l’Irak, la Syrie, la Libye, la vente de jets à la Grèce, endettée jusqu’au Pirée, etc.

    Alors, encore une fois, Suisse pass doch auf 🙂

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