Un traité qui mérite d’exister

Le traité d’Aix-la-Chapelle n’a pas répondu aux espoirs qu’il aurait dû nourrir. Doté à son départ d’une ambition d’écrire une nouvelle page du franco-allemand, il est passé du stade de projet de grande envergure à celui de compromis binational. Accueillie avec circonspection à Berlin, la proposition française de retoilettage du traité de l’Élysée du 22 janvier 1963 n’avait jamais suscité l’enthousiasme des Allemands. Formulée dès 2012 par le candidat Hollande, lors de son discours-programme du Bourget et reprise en 2017 par le président Emmanuel Macron, cette idée n’a guère convaincu les Allemands. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, la chancelière s’est néanmoins résolue à faire un geste à l’égard de ses amis français.

Il fallait s’y attendre, ce nouveau traité bilatéral est en-dessous des attentes légitimes qui auraient dû faciliter sa rédaction. Mais pragmatisme oblige, il fallait gommer tout ce qui aurait pu paraître trop audacieux ou trop téméraire pour une Europe sur la défensive. Conçu pour redynamiser l’UE, il se présente sous les traits d’une politique plus soucieuse de défendre ses acquis que d’entreprendre de nouvelles conquêtes citoyennes et supranationales.

Ainsi, le traité d’Aix-la-Chapelle est au diapason d’une relation franco-allemande à la fois en quête de renouveau et en position de préservation des principes fondamentaux de la construction européenne. Conscients de s’armer contre les fossoyeurs de l’UE, Français et Allemands considèrent que l’heure n’est pas aux grands desseins d’antan. Ils préfèrent alors esquisser de simples croquis, élaborés dans l’esprit des plus petits dénominateurs communs. C’est peut-être plus et mieux pour le franco-allemand qui bouge, mais c’est beaucoup moins bien pour une relation binationale qui a souvent su faire preuve d’une vision plus novatrice pour l’Europe.

Toutefois, rien ne sert de dénigrer ce traité. Non seulement a-t-il été signé par les deux chefs d’État et de gouvernement, mais il ouvre aussi de nouvelles perspectives auxquelles les partenaires de la France et de l’Allemagne seront appelés, tôt ou tard, à s’associer. Cela concerne notamment la politique de Défense commune aux deux pays qui, dans le chapitre deux du texte, et plus précisément dans l’alinéa trois de l’article quatre, pourra se féliciter de l’engagement des « …deux États à renforcer encore la coopération entre leurs forces armées en vue d’instaurer une culture commune et d’opérer des déploiements conjoints… ». Accompagnée par l’instauration et « …l’élaboration de programmes de défense communs et leur élargissement à des partenaires… [de même que par] une coopération la plus étroite possible entre [les] industries de défense… », la collaboration militaire entre la France et l’Allemagne s’inscrit dans une démarche à long terme, enclenchée dès l’année 1989 par la mise en place de « la Brigade franco-allemande ».

Bien que n’ayant guère fait de progrès depuis une trentaine d’années, le projet d’une défense continentale, né d’une initiative conjointe de Paris et Berlin, constitue l’un des défis majeurs auquel l’UE sera obligée d’apporter une réponse d’ici 2025. Face au repli sur soi américain, au probable départ de la Grande-Bretagne du giron européen et aux nouveaux types de conflits liés au terrorisme, aux atteintes répétées contre les formes de représentation démocratique, aux flux migratoires et aux conséquences climatiques, les 27 devront relever le défi de la création d’une véritable armée européenne. Reste à savoir si celle-ci devra toujours rester membre de l’OTAN, à l’heure du septantième anniversaire d’une institution qui, née de la guerre froide, mérite, elle aussi, un profond dépoussiérage, voire un examen critique sur sa propre raison d’être.

Le traité d’Aix-la-Chapelle n’a pas été rédigé pour répondre à cette question. De fait, il n’apporte qu’une pierre à un édifice européen qui, victime d’une incontestable érosion politique, risque de succomber sous le joug des nationalismes exacerbés qui le rongent. Certes imparfait, incomplet et insatisfaisant à plusieurs égards, ce traité a au moins le mérite d’exister. Comme son prestigieux prédécesseur du 22 janvier 1963, il doit faire face à des adversaires qui le dénigrent ou plus encore, comme il y a 56 ans lors de l’adoption par le Bundestag d’un préambule pro-atlantiste, essayent de le vider de son sens. De la capacité qu’auront les Allemands et les Français d’en tirer parti, et de traduire dans les faits leur volonté commune « d’opérer des déploiements communs », dépendra aussi celle de leurs partenaires européens à faire mentir toutes celles et ceux qui, comme avec le traité de l’Élysée, avaient cru avoir affaire à un mort-né. Sauf qu’ils se sont trompés !

 

 

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.