Les quais de gare européens

Invité d’honneur pour célébrer le 5 mai dernier à Berne les vingt ans du « Nouveau Mouvement européen suisse » (NOMES), le Secrétaire d’État auprès du président du Conseil des ministres italien, chargé des affaires européennes, Sandro Gozi, a redonné du baume au cœur aux militants pro-européens suisses. A la question quelque peu insidieuse de l’utilité d’une telle organisation dans un pays qui s’obstine à dire non à l’Europe, il a apporté une réponse que même les plus fervents nationalistes et adversaires de l’Union européenne n’ont pas le droit moral d’ignorer.
Exemple même de la « Génération Erasmus », auquel il a consacré un ouvrage du même nom, Sandro Gozi a évoqué ses souvenirs de l’étudiant italien qu’il était. Se rendant dans les années nonante à Paris pour poursuivre son cursus universitaire à Sciences PO, il attendait alors sur les quais de la gare de Bologne le train qui l’emmena vers la capitale française. Doté d’un brio oratoire jamais démenti, il a mentionné en même temps un autre quai de gare aux destinées beaucoup plus funestes. Celui emprunté naguère par une enfant italienne, devenue parlementaire. Unique rescapée d’une famille décimée dans les camps d’extermination du Troisième Reich, elle était montée un jour, un soir, dans un wagon plombé sur le quai 19 de la gare de Milano Centrale !
Deux quais de gare italiens qui, à cinquante ans d’intervalle, résument à eux seuls ce que l’Europe a de plus tragique et de plus beau à la fois. D’un côté, l’Europe de la barbarie nazie. De l’autre, l’Europe de l’éducation et de la culture, de l’université et de l’universalisme. Ce sont ces deux Europe qui se confrontent et s’affrontent dans nos mémoires, dans celle plus personnelle de Sandro Gozi, mais aussi dans celle de chacun d’entre nous. Deux Europe, l’une si cruelle, l’autre si belle, qui ne devraient jamais nous faire oublier ce que François Mitterrand prédisait un an avant son décès, à savoir que « le nationalisme, c’est la guerre » !
Préservée des conflits armés et havre de paix européen, la Suisse pourrait alors se recroqueviller sur sa légendaire « mentalité du réduit » et, une énième fois, courber l’échine devant une nouvelle responsabilité historique que les moins de quarante ans ne souhaitent pas toujours assumer. Pourtant, à leurs aînés de les empêcher de tomber dans ce travers. Pour la première fois, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale est privée de témoins. Elle ne sera plus racontée par ceux qui l’ont vécue, car la très grande majorité d’entre eux ne sont désormais plus de ce monde. Un nouveau défi mémoriel se pose alors à tous les Européens, Suisses y compris, pour que des oiseaux de mauvais augures, aux accents xénophobes et antisémites, voire terroristes et intégristes, ne viennent troubler cette indispensable quête du savoir et du vivre ensemble auquel chacun d’entre nous a droit.
Cent ans après la fin de « la Grande Guerre » et près de septante-cinq ans après celle de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est obligée d’actualiser son travail de mémoire et de rester fidèle à son idéal pacifique et démocratique. Grand mal lui prendrait d’en faire table rase. Toutefois, elle doit le faire sans compassion, mais avec raison. Faute de témoins et, par conséquent, privée d’une histoire orale, autrefois si primordiale, elle doit rendre son passé accessible au présent. Pourquoi ne pas alors rendre obligatoire, ce qui aurait dû l’être depuis fort longtemps ? Par exemple que tout jeune européen, Suisse y compris et peut-être plus que tout autre, se rende au moins une fois durant sa scolarité sur un lieu de mémoire ? Du quai de la gare où il sera monté dans le train au même quai de la gare où il en descendra quelques jours plus tard, il ne sera plus tout à fait le même. Tout au moins aura-t-il eu la chance de comprendre pourquoi l’Europe d’après-guerre a été faite et pourquoi elle doit rester pour ce quoi elle fut conçue : la paix qui n’est pas un vain mot !

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.

2 réponses à “Les quais de gare européens

    1. L’évidence, il ne faut pas se lasser de la dire… En Suisse, en Italie… Partout.

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