La passe d’armes Suisse-Europe

La récente passe d’armes entre la Suisse et l’Union européenne ne se résume pas à quelques escarmouches de fin d’année. Circonstancielle par certains aspects, elle révèle au grand jour de sérieux différends, sinon des divergences plus profondes, trop souvent et volontairement occultées par la bienséance diplomatique et la raison politique. Au diapason d’une population contaminée depuis près de vingt-cinq ans par un discours anti-européen, les gouvernants suisses se sont immédiatement offusqués de l’attitude inamicale de la Commission européenne. Compréhensible à certains égards pour s’assurer le soutien des électeurs, cette réaction dissimule aussi quelques déficits que la Suisse n’a jamais su ou voulu combler.

Par tradition ou par fidélité, le gouvernement helvétique n’a que trop copié la politique européenne de la Grande-Bretagne. Du discours de Churchill en 1946 au Brexit, il en a adopté les contours, persuadé que Londres sortirait vainqueur de l’épreuve de force qu’elle a sans cesse essayé d’imposer à Bruxelles. Non seulement était-ce là méconnaître le poids réel de l’UE, mais aussi sous-estimer une réalité politique qui s’est vérifiée au cours de ces soixante dernières années. A l’exception de sa force d’intervention militaire, à laquelle la Suisse, neutralité oblige, ne se serait jamais associée, le Royaume-Uni n’a jamais été en mesure de dévier la construction européenne de sa route initiale. A l’heure de bifurquer vers d’autres horizons aux destinations incertaines, une majorité de Britanniques regretterait dorénavant son choix du 23 juin 2016, ce que nombre de Suisses semblent toujours ignorer.

Outre l’incontestable qualité du nouveau nommé, Berne se félicite aujourd’hui d’envoyer l’un des siens au secrétariat général de « l’Association européenne de libre-échange » (AELE). Depuis sa naissance, celle-ci n’a pourtant jamais réussi à  jouer les premiers rôles. Organisme subalterne de l’histoire de la construction européenne, l’AELE a désormais son avenir derrière elle,  à supposer qu’elle l’ait eu un jour devant elle. D’autant plus incompréhensible est alors la revendication de certains élus suisses de faire de la Cour de l’AELE  le tribunal arbitral pour juger les contentieux entre l’UE et la Confédération. Si quelques-uns d’entre eux s’en prennent aux « juges étrangers », l’Union européenne est également en droit de désavouer une instance juridique « étrangère » qui, de surcroît classée en seconde division, n’entre pas, un seul instant, en ligne de compte pour prononcer le moindre verdict la concernant.

Doté d’un personnel politique aux accents de plus en plus antieuropéens, le Conseil fédéral s’en remet de manière accrue à des solutions qu’il croit pouvoir dicter à ses partenaires européens. Mais, ces derniers ne l’entendent plus de cette oreille. A ses dépens, la Suisse s’en est aperçue lors de la mise en œuvre particulièrement restrictive de l’initiative contre l’immigration de masse du 9 février 2014. Au nom de sa démocratie directe, elle pense être maître du jeu, alors qu’elle n’en fixe que très partiellement les règles. Elle en appelle à sa propre souveraineté, oubliant que vingt-sept autres États ont aussi le droit de revendiquer la leur.

C’est pourquoi la Suisse a besoin d’une instruction civique européenne qu’elle refuse ostensiblement de promouvoir. En revanche, elle préfère se retrancher derrière une exégèse juridique pour masquer sa frilosité politique à penser l’Europe. Elle feint de ne pas la connaître, n’insiste que sur ses avatars, sans évoquer la moindre seconde ses succès et sa réussite. Spectatrice désengagée d’une histoire qui la concerne pourtant au premier chef, elle demeure fidèle à ses nombreux rendez-vous ratés qu’elle a eus avec la construction européenne. Restant arc-boutée dans cette attitude, elle se heurte de plus en plus à de nombreuses critiques et exigences de l’UE. Comme ils viennent de le faire à quelques jours de la fin de l’année 2017, la Commission européenne et les États membres ne cesseront alors de rappeler à la Confédération qu’ils garantiront l’indépendance et la souveraineté helvétiques, à condition que Berne respecte aussi le calendrier des négociations  qu’elle a entamées avec eux de même que la lettre et l’esprit des traités qu’elle a signés et ratifiés.

 

 

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.

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