“Comparaison n’est pas raison”

Chaque étudiant en science politique vous le dira. La politique comparée est l’une des matières phares à laquelle il fut confronté durant son cursus universitaire. Pour mieux connaître son propre système, le voilà amené à en scruter d’autres. Dans un bel élan de générosité académique, tout lui semble comparable ; tout lui semble possible. Toutefois, victime d’un jeu de roulette scientifique, il pourrait aussi se rendre compte que « rien ne va plus », tant la tentation d’opposer un n’importe quoi à un autre n’importe quoi relève d’une mascarade méthodologique aux résultats trompeurs.
En 1974, les sociologues Jean-Pierre Cot et Jean-Pierre Mounier mettaient déjà en garde leurs lecteurs contre certains excès, déclarant qu’ « une comparaison fructueuse ne peut être effectuée qu’avec certaines précautions épistémologiques ». Plus de quarante ans se sont écoulés, mais leur leçon n’a toujours pas été retenue. Trop de comparatistes oublient encore que pour bien comparer, il faut d’abord se parer de quelques indispensables outils intellectuels. Incontournables et nullement désuets, ils évitent par exemple de tomber dans le piège d’une facilité lexicale, où la politique se résumerait à quelques mots clés, voire à quelques expressions passe-partout sans arrière-plan culturel, sinon sans fondement historique ou philosophique.
De nos jours, ces outils deviennent d’autant plus nécessaires que nos sociétés politiques connaissent des bouleversements auxquels elles ne s’étaient guère préparées. Pour pallier toute confusion, l’analyse comparative doit alors se prémunir contre moult présupposés qui, souvent par effet de mode, semblent répondre à l’air du temps. Par adhésion à l’esprit du moment, trop nombreux sont les observateurs de la chose politique qui se laissent gagner par des considérations plus conjoncturelles que structurelles. Répondant au besoin de l’actualité, ils oublient la contextualisation d’un événement dont l’analyse ne peut que tenir compte de son environnement historique, culturel et géographique. Tel fut récemment le cas, lorsque la victoire de Sebastian Kurz en Autriche fut comparée à celle d’Emmanuel Macron en France. Si les deux sont jeunes, ils ne représentent néanmoins pas la même sensibilité politique. Ainsi, leur âge ne constitue pas un critère essentiel et définitif pour déterminer leur positionnement au sein des exécutifs autrichien et français.
Parmi les mots à la mode, on retrouve toujours celui de « populisme ». Rabâché à tort et à travers, sa définition demeure d’autant plus floue que ce terme recouvre à la fois les processus démocratiques voulus par le peuple et les travers autoritaires engendrés par les manipulations dont ce même peuple peut faire l’objet. Devenu une expression commode, le populisme s’applique notamment à quelques partis politiques qui, dotés d’une incontestable assise démocratique, se sert de celle-ci pour semer et essaimer les idées que l’extrême-droite n’a jamais réussi à imposer par elle-même. S’agissant d’un sujet particulièrement sensible, les politistes devraient alors faire preuve d’une indispensable retenue analytique pour ne pas être les premières victimes d’une légèreté méthodologique qu’ils auraient développée sans y prêter garde.
Même les plus exposés d’entre eux ne sont pourtant pas à l’abri des comparaisons hasardeuses. Parfois autoproclamés « géopolitistes », ils se vantent d’être les meilleurs spécialistes de la politique intérieure, car croyant mieux que quiconque pouvoir la comparer aux systèmes politiques étrangers. Sauf que l’atterrissage académique s’avère plus douloureux que prévu. Leurs conclusions se heurtent parfois à la dure réalité des faits, car leur connaissance de l’autre demeure souvent insuffisante. La projection de leur schéma national sur un système politique différent du leur peut alors les conduire à commettre quelques erreurs. Ce danger guette aussi la Suisse qui, ici portée aux nues, peut aussi faire l’objet de critiques justifiées hors de ses frontières. Ainsi, ce n’est pas en dévoyant la démocratie directe de son essence pour enfreindre les principes du droit et le respect des traités et des valeurs que l’on fera de la procédure référendaire un modèle pour l’Europe.

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.