Islam et société ou Islam dans la société?

A la vielle du second tour des élections présidentielles françaises, « La Liberté » publiait sous la plume de son ancien rédacteur en Chef, Louis Ruffieux, un article qui aurait mérité une plus grande diffusion. Intitulé « quand les bergers suivent les brebis », celui-ci s’en prenait vertement aux « propos mous, voire inaudibles de l’Église française d’aujourd’hui face au Front national… ». Son auteur, que personne ne pourrait suspecter d’anticléricalisme primaire, dénonçait à sa manière un épisode du scrutin français qui n’a pas retenu l’attention que l’on aurait dû lui porter. A contrario d’une tradition humaniste du catholicisme français, représentée naguère par le Primat des Gaules, Monseigneur le Cardinal Albert Decourtray, les plus hautes autorités catholiques françaises ont failli par leur silence pour n’avoir pas voulu dénoncer le vote frontiste de quelques millions de leurs ouailles. C’est là un événement majeur au sein d’un pays qui, conforme à son ancrage laïc, s’interroge avec passion, mais aussi avec sens et raison, sur la pérennité de son rapport avec la religion et au-delà sur son modèle de société.
Par son choix de séparer l’Église de l’État en 1905, la France a peut-être fait exception à la règle. Mais, les débats qui la traversent maintenant, voire la divisent, se retrouvent aussi ailleurs en Europe, Suisse y compris. Aujourd’hui, la critique adressée aux catholiques n’a plus rien à voir avec les reproches auxquels s’exposaient mutuellement le curé et l’instituteur du village. Elle fait partie du domaine public, comme cela devrait être le cas pour toute réprobation prononcée à l’encontre de n’importe quel autre culte. Malheureusement, il n’en est pas toujours ainsi, tant les débats sur l’islam enflamment les opinions publiques européennes ou autres. Quelques prises de position se révèlent alors naïves ou dangereuses, sinon dangereuses parce que naïves. Plusieurs acteurs personnels ou institutionnels commettent même l’irréparable erreur de demander à nos sociétés sécularisées de reconnaître les traditions musulmanes au lieu de plaider prioritairement pour la reconnaissance de nos valeurs dans les pratiques musulmanes. Par une inversion de la pensée, ils laissent la porte grande ouverte à d’insoupçonnables dérives qui, cas extrême, sans qu’ils en devinent, eux-mêmes, les pires limites, pourraient les conduire jusqu’à légitimer la déscolarisation des jeunes filles au nom de préceptes ancestraux et religieux.
Au-delà de la différenciation grammaticale entre la conjonction de coordination «et » et la préposition « dans », ces mêmes acteurs confondent deux objets dont la signification politique et la dimension culturelle sont antinomiques. A l’exemple de tout autre culte religieux, la juxtaposition de l’islam et de la société n’est pas comparable avec l’espace imparti à l’islam dans la société où il s’exerce. Cela concerne également le binôme « catholicisme et société » qui n’est pas identique à ce qu’est le catholicisme dans la société. Idem pour le bouddhisme, l’hindouisme, le protestantisme, le judaïsme, etc. Avec un « et », la religion est placée sur le même plan que la société, alors qu’avec un « dans », cette même religion accepte l’ensemble des règles que cette société lui demande de respecter. De là naît alors un immense fossé entre deux conceptions de l’ordre politique qui, à n’y prendre garde, pourrait même remettre en cause les fondements philosophiques sur lesquels l’esprit des Lumières a bâti les États modernes et démocratiques.
Une comparaison entre les pays européens laisse d’ailleurs apparaître de grandes différences qui ne sont pas toujours mesurées à leur juste valeur. De la Méditerranée à la Belgique, la connaissance du monde musulman est beaucoup plus efficiente qu’elle ne l’est, à quelques exceptions près, en Europe du Nord ou en Europe centrale. Cette efficience peut néanmoins se révéler beaucoup plus critique, tant les rapports institutionnels, structurels et humains doivent tenir compte d’une expérience et d’une culture qui sont beaucoup moins présentes dans d’autres régions. C’est là le cas entre l’Europe latine et l’Europe septentrionale, à l’exemple de l’approche particulièrement divergente que la France et l’Allemagne, voire les francophones et les germanophones, ont de l’islam. Chez les premiers, les rapports entre l’État et l’islam reposent sur un passé et sur un présent à la fois conflictuels et constructifs. Chez les seconds, c’est le présent et la découverte qui prévalent ; mais parfois aussi avec une dose de naïveté bienveillante, voire une part de crédulité quelque peu inquiétante, tant la vertu de bien faire peut aussi provoquer le mal.

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.