De “l’Internationale” au “Chant du départ”

Et si la défaite de Podemos constituait l’une des meilleures nouvelles pour la gauche européenne ? Le propos peut surprendre, d’autant que cette même gauche européenne est mal en point. Elle qui n’avait vraiment pas besoin d’un échec supplémentaire, n’aurait donc pour autre solution que de se lamenter devant les résultats plus que décevants qu’elle enregistre au fil des scrutins nationaux et locaux.

Mais pour Podemos le pire, c’est d’avoir prouvé qu’ils ne peuvent pas. Ils ne peuvent pas gouverner, ils ne peuvent pas rendre la gauche majoritaire, ils ne peuvent pas dépasser ce pour quoi ils sont nés, ce pour quoi ils se réclament, ce pour quoi leurs électeurs, mais aussi leurs adversaires les prennent, à savoir pour des indignés. Héritiers politiques de Stéphane Hessel, ils n’ont jamais été en mesure de dépasser le stade de l’indignation. Nécessaire, et malheureusement trop souvent absente d’un débat politique aseptisé, celle-ci montre rapidement ses propres limites. Être indigné n’est pas synonyme d’être de gauche. On peut s’indigner autrement, à titre personnel, mais aussi contre l’ordre établi, quitte à épouser les pires extrémismes.

La gauche européenne semble avoir perdu ce, qu’au prix de grands efforts, elle avait su conquérir naguère à petits pas. Dès les années soixante avec Harold Wilson en Grande-Bretagne et plus tard avec Olaf Palme en Suède et, plus encore, avec Willy Brandt en RFA ou Bruno Kreisky en Autriche en 1970, elle avait enfin su conquérir ce qui lui manquait tant : une culture de gouvernement. Par la suite, elle sut la déployer dans d’autres pays, que ce soit en France avec François Mitterrand, en Espagne avec Felipe Gonzales, mais aussi avec Mário Soarès au Portugal ou dernièrement avec Matteo Renzi en Italie.

Aujourd’hui, cette même gauche européenne accumule les défaites. Et rien ne laisse présager qu’elle mette fin à ce cycle infernal, tant est prévisible celle du Parti socialiste français lors des présidentielles à venir d’avril et de mai 2017. Plus que jamais, elle est prise dans l’étau entre une « gauche indigne » de ses valeurs et « une gauche indignée », mais tétanisée par sa propre indignation. Si la première a pour erreur « la tentation du social-libéralisme », la seconde a pour avatar un « social-nationalisme » qui l’a rendue de plus en plus antieuropéenne et soi-disant «souverainiste ».

Faisant de l’Europe l’un de ses principaux ennemis, la gauche frontiste erre sur un champ de bataille dont elle a perdu le contrôle. Oubliant que l’Europe n’est « néolibérale » que parce que les gouvernements nationaux, élus démocratiquement, sont plus à droite qu’ils ne sont à gauche, elle se trompe d’adversaire. Pas plus qu’elle ne l’est de droite par essence, l’Europe n’est de gauche par définition. Sa construction n’est que le fruit d’un processus électoral et légitime. Mais à vouloir sans cesse désigner l’autre pour responsable de tous les maux de la terre, « la gauche de la gauche » ne reconnaît même plus sa propre responsabilité. Elle se laisse alors aller à une démagogie dont elle n’a visiblement pas encore voulu prendre conscience, de peur que, confrontée aux défis de gouverner, elle ne puisse plus se gouverner elle-même.

Dernier exemple en date, la Grande-Bretagne. Au diapason d’une gauche plus nationaliste qu’européenne, les travaillistes britanniques ne se sont pas montrés à la hauteur de l’événement. Bien que d’un parti de tradition plus européenne que ne le sont les tories, ils ont néanmoins largement contribué au succès du Brexit. Tombant volontairement ou non dans le piège que les partisans du « leave » ont su si bien leur poser, ils ont fait de l’Europe le coupable du mal et de la nation la gardienne du bien. Car au-delà des élucubrations de Nigel Farage et des simagrées de Boris Johnson, le Labor ne s’en sortira pas par de simples cabrioles rhétoriques ou stratégiques. Il a failli pour ne pas avoir voulu reconnaître que sa feue culture ouvrière n’était plus conforme avec sa culture internationale.

Podemos ne peut pas et le Labor ne sait plus où il est. Tout au moins pas là, où il devrait se trouver. Autrefois, la gauche chantait l’Internationale. Aujourd’hui, elle n’est pas loin du « Chant du départ », sans toutefois savoir où aller, tel Jean-Luc Mélenchon pour qui « l’Europe on la change ou on la quitte ! ». A vrai dire, vaut mieux qu’il nous quitte, avant que l’Europe ne le fasse à son tour !

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.