L’inadmissible Inländervorrang

Plus d’un Romand – ou Romande – aura du mal à prononcer ce mot si imprononçable qu’il préférera rapidement le rayer de son vocabulaire. Consultant l’un des meilleurs sites de traduction des mots allemands, il aura même la surprise de ne pas trouver un équivalent français qui lui convienne. Du mot Inländervorrang, car c’est bel et bien de lui qu’il s’agit, il retiendra qu’il est à la fois composé de Inländer, c’est-à-dire l’autochtone ou l’indigène, et de Vorrang qui signifie prééminence, primauté ou priorité. Bref, il aura compris qu’il en va de la « prééminence de l’indigène », sinon de « la primauté de l’autochtone ». Mais, ni l’une ou l’autre de cette expression n’est couramment employée en français.

Les deux seules traductions valables du mot Inländervorrang sont celles de « préférence nationale » ou de « priorité nationale ». Ce même Romand – ou Romande – ne s’empêchera alors pas de faire le rapprochement avec le programme du Front national de Marine Le Pen. Dans son contenu, celui-ci stipule que : « la priorité nationale sera appliquée à tous les Français, quelle que soit leur origine. Les entreprises se verront incitées à embaucher en priorité, à compétences égales, des personnes ayant la nationalité française ».

Par mégarde, par inadvertance, par naïveté ou par un calcul plus stratégique que savant, le gouvernement fédéral aurait désormais l’intention de proposer la solution de la priorité nationale à la Commission européenne pour régler le contentieux, né de l’adoption de « l’initiative contre l’immigration de masse ». Ainsi, poings et pieds liés par le texte approuvé le 9 février 2014, il n’aurait rien trouvé de mieux qu’offrir à ses interlocuteurs européens ce que l’extrême droite ne cesse de revendiquer depuis des années. Position entre-temps soutenue par plusieurs partis politiques, et non des moindres, celle-ci relève pourtant de la méthode Coué, sinon du sauve-qui-peut. En effet, qu’elle soit exposée ou pas, voire qu’elle puisse trouver grâce ici et là, elle est irrecevable parce qu’injustifiée et injustifiable.

Nul besoin de recourir ici à des phrases alambiquées, à des circonvolutions diplomatiques ou à des effets de style de plus ou moins bon goût : La priorité nationale est inadmissible pour l’Union européenne. Non seulement est-elle contraire à la lettre et l’esprit de ses traités, mais demeure aussi en parfaite opposition avec ses valeurs démocratiques. Comment, par ailleurs, s’imaginer qu’un État, qui n’en est lui-même pas membre, puisse imposer sa loi à l’UE ? Un tel comportement va au-delà de l’indécence, car il s’inspire aussi d’idées qui n’ont pas lieu d’être entre la Suisse et le reste de l’Europe.

Alors que Le Temps titrait, il y a plus d’un an, que « la préférence nationale fait tousser Bruxelles », son application pourrait la faire vomir. Que Berne ne se fasse ici pas la moindre des illusions. Comment penser qu’à l’aube des élections présidentielles de mai 2017, le Président de la République française puisse, via la Suisse, implicitement céder à une revendication préconisée depuis belle lurette par la Présidente du Front national ? C’est à se demander si les autorités helvétiques ne se sont pas laissé contaminer, à leur insu, par la lepénisation des esprits. Toutefois, convient-il de savoir raison garder. Ni le gouvernement fédéral, ni la Commission n’ont le moindre intérêt à promouvoir l’escalade d’un conflit purement idéologique, dont nulle partie en présence pourrait sortir vainqueur.

La priorité nationale, dangereuse en soi, est l’exemple même d’une fausse bonne idée. Elle ne pose pas les bonnes questions, ni n’apporte les bonnes réponses. Elle ne sert ni l’économie, ni le monde du travail. Et encore moins la Suisse et les Suisses. De fait, il n’y aurait rien de plus stupide pour la Confédération, et pour « ses autochtones » et « ses indigènes », que de vouloir renoncer à la présence et à l’apport de dizaines, voire de centaines de milliers travailleurs, souvent excellemment formés, et pour lesquels ils n’ont pas déboursé le moindre centime ou pas payé le moindre impôt durant leur scolarité, leur apprentissage ou leurs études universitaires. En contrepartie, les pays frontaliers se félicitent du recrutement en Suisse de leurs ressortissants qui sinon seraient vraisemblablement au chômage. Par conséquent, tout le monde sort gagnant. Preuve que grâce à la libre circulation, l’Europe est aussi celle d’un win-win où chacun trouve son compte !

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.